*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 46314 *** L'ILLUSTRATION JOURNAL UNIVERSEL [Illustration.] RÉDACTION, ADMINISTRATION, BUREAUX D'ABONNEMENTS 33, rue de Verneuil, Paris 34e Année.--VOL. LXII--Nº 1585 SAMEDI 12 JUILLET 1873 SUCCURSALE POUR LA VENTE AU DÉTAIL 60, rue de Richelieu, Paris Prix du numéro: 75 centimes La collection mensuelle, 3 fr.; le vol. semestriel, broché, 18 fr.; relié et doré sur tranches, 23 fr. Abonnements Paris et départements: 3 mois, 9 fr.;--6 mois, 18 fr.;--un an, 36 fr.; Étranger, le port en sus. SOMMAIRE _Texte_: Histoire de la semaine.--Courrier de Paris.--La Cage d'or, nouvelle, par M. G. de Cherville (suite).--Les Théâtres: Gymnase: _Honora_, comédie en un acte par M. E. Brisebarre;--Ambigu-Comique: les _Postillons de Fougerolles_, drame en cinq actes, par M. Crisafulli.--Conquêtes des Russes dans l'Asie centrale (II).--Nos gravures: le shah à Paris; les nouveaux immeubles industriels du faubourg Saint-Antoine; la fin d'une chanson--Les mystères de la Bourse (H): pourquoi la Bourse est-elle un thermomètre?--Bibliographie.--Incendie de l'Alcazar de Marseille. _Gravures_: Le voyage du shah de Perse: arrivée du Rapide en rade de Cherbourg;--Réception de S. M. par le Président de la République à la gare de Passy;--Réception de S. M. par M. le Préfet de la Seine sur la place de l'Étoile.--Arrivée du shah de Perse à Paris: arrivée du cortège sur la place de l'Étoile, décoration de l'Arc-de-Triomphe,--_La fin d'une chanson_, d'après le tableau de M. de Beaumont expose au Salon de 1873.--Les nouveaux immeubles industriels du faubourg Saint-Antoine: vue générale de la rue de l'Industrie Saint-Antoine;--Coupe d'une maison montrant la distribution de la force motrice dans les ateliers et les logements des ouvriers.--L'incendie de l'Alcazar de Marseille: aspect des ruines après le sinistre.--Rébus. [Illustration: LE VOYAGE DU SHAH DE PERSE.--Arrivée du _Rapide_ en rade de Cherbourg.] HISTOIRE DE LA SEMAINE FRANCE. Le shah de Perse est arrivé à Paris le dimanche 6 juillet, et y a fait son entrée au milieu d'un concours immense de spectateurs. Nous ne rendrons pas compte à cette place des fêtes dont la réception de Sa Majesté a été l'occasion et dont nos lecteurs trouveront la description détaillée dans une autre partie du journal. Constatons seulement que ces fêtes ont été magnifiques et de nature à laisser une impression profonde dans l'esprit du souverain étranger. L'Assemblée nationale a décidé qu'elle suspendrait ses séances pendant trois jours à l'occasion de ces fêtes, et elle s'est séparée après avoir voté, pendant le cours de la semaine, un nombre considérable de lois d'affaires dont l'énumération nous entraînerait trop loin. Le seul incident d'un caractère politique qui ait interrompu ces travaux a été suscité par une demande d'interpellation tendant à la levée de l'état de siège, et qui a été ajournée au 15 novembre prochain. D'ailleurs, l'époque des vacances approche, une sorte de lassitude et un visible besoin de repos se sont emparés des diverses fractions de la Chambre, et il est probable que les grandes délibérations ne seront reprises qu'après la rentrée. En attendant, l'évacuation finale du territoire français encore occupé a commencé, et sera complète le 1er août, moins Verdun. _Le Mémorial des Vosges_ nous apprend que lundi réquisition a été faite à la compagnie des chemins de fer de l'Est, d'avoir à fournir quatorze wagons chaque jour pour le transport du matériel. Le départ des troupes ne commencera pas avant le 25 et sera terminé le 31 juillet. A Epinal, le mouvement commencent le 25 et sera terminé le 28. C'est la batterie d'artillerie qui partira d'abord, puis le lazareth ou ambulance, les dragons et l'infanterie. Ces différents corps de troupes voyageront par étapes. Les gîtes désignés sont Docelles, Cheniménil, la Houssière, Corcieux, Aydoilles, Bruyères, Saint-Dié, Girecourt, Gugnécourt, Saint-Benoît, Moyenmoutier, Grandvillers, la Salle, la Bourgonce, Senones, Raves. Dès le 15 juillet, des détachements de gendarmerie mobile seront envoyés dans les Vosges. On s'occupe de préparer les logements pour les recevoir. On n'a pas de renseignements précis sur l'arrivée des troupes de garnison française. Le _Courrier de Verdun_ annonce que la ville de Clermont est évacuée depuis mardi; le bataillon prussien qui formait la garnison de cette ville a dû arriver mercredi 9 juillet à Verdun. Le conseil municipal de Verdun a décidé à l'unanimité que la ville ferait les avances nécessaires pour placer chez les logeurs les nouvelles troupes prussiennes qui viennent augmenter la garnison. La garnison bavaroise de Montmédy a reçu l'ordre, dit le Courrier, de commencer son mouvement de retraite le 15 juillet. Le _Journal d'Alsace_ annonce, en effet, que la garnison bavaroise de Montmédy quittera cette place le 15 juillet. ESPAGNE. Les Cortès espagnoles élaborent une nouvelle Constitution destinée à organiser la république fédérale. La commission chargée d'en rédiger le projet vient d'en arrêter le plan général. L'Espagne sera divisée en quinze États fédéraux, dont onze pour l'Espagne proprement dite et quatre pour les colonies, c'est-à-dire pour Porto-Rico, Cuba, les Philippines et Fernando-Po. Ces États, ainsi que les cantons et les communes qui en forment les subdivisions, pourvoiront à leurs dépenses spéciales au moyen d'impôts votés par eux-mêmes. L'armée, la marine, les télégraphes, les douanes, la dette publique, les finances, seront du ressort du pouvoir central. Ce pouvoir sera constitué de la manière suivante: un Congrès nommé par le suffrage universel, l'âge des électeurs étant fixé à vingt et un ans; un Sénat nommé par l'assemblée des cantons, à raison de quatre sénateurs par canton. La durée des législatures sera de trois ans, avec des sessions annuelles de cinq mois, divisées en deux réunions; l'une, d'octobre en décembre; l'autre, de février en avril. Le président de la République, nommé pour trois ans également, non rééligible, investi d'un veto suspensif dont la durée sera égale à celle de ses pouvoirs, commande les armées de terre et de mer et nomme les ministres, qui ne peuvent pas être députés, ni même assister aux séances des Chambres. Telle est en quelques mots l'ébauche de cette nouvelle Constitution, dont les principes fondamentaux sont les suivants: Autonomie complète des administrations locales; unité législative, économique, militaire et financière de la République fédérale. ITALIE. La crise ministérielle qui sévissait en Italie depuis près de quinze jours est définitivement terminée ou à peu près. Après des pourparlers qui se sont prolongés pendant tout ce temps et qui ont menacé plusieurs fois de ne pas aboutir, M. Minghetti a enfin réussi à former un nouveau cabinet dont la composition, bien qu'elle ne soit pas encore officiellement confirmée à l'heure où nous écrivons, paraît cependant arrêtée ainsi qu'il suit: MM. Minghetti, président du conseil et ministre des finances; Visconti-Venosta, ministre des affaires étrangères; Cantelli, ministre de l'intérieur; Vigliana, ministre de la justice et des cultes; Ricotti, ministre de la guerre; Scialoja, ministre de l'instruction publique; Spaventa, ministre des travaux publics, et Riboty, ministre de la marine. C'est une question de finances qui a été la cause immédiate de la chute du cabinet Lanza, déjà fortement ébranlé par la désorganisation produite dans le Parlement italien par la mort de M. Ratazzi. Depuis longtemps déjà l'homogénéité du cabinet Lanza était troublée par des dissentiments graves entre ses différents membres; tandis que M. Sella, le ministre des finances, s'attachait à assurer l'équilibre du budget par des réductions de dépenses, les ministres de la guerre et des travaux publics se refusaient à des économies considérées par eux comme nuisibles à la sécurité et à la prospérité du pays. C'est ainsi que, par suite des crédits demandés en particulier par ces deux ministères et votés par la Chambre, crédits dont il avait vainement réclamé la réduction, M. Stella s'était trouvé en présence d'un déficit de 30 millions de francs sur le budget de 1874. Pour combler ce déficit, M. Sella avait proposé un ensemble de mesures financières qui, discutées par le Parlement italien à la fin de sa session et au moment où une grande partie des députés avaient devancé par leur départ l'époque des vacances, furent repoussées par une majorité de 157 voix contre 80, malgré les efforts du ministre qui avait fait de l'adoption de ces propositions une question de cabinet. Sur les 157 voix qui venaient de renverser le cabinet, 90 appartenaient à la gauche, représentée par M. Depretis, et 67 à la droite, ayant pour leader M. Minghetti. Cette coalition de deux partis opposés, capable de renverser le ministère, ne pouvait plus s'entendre le jour où il s'agissait de le remplacer; de là les difficultés qui s'opposèrent à la constitution immédiate d'un nouveau cabinet; le roi Victor-Emmanuel, rigoureux observateur des formes parlementaires, aurait voulu, assure-t-on, appeler à la fois au pouvoir MM. Minghetti et Depretis, mais il fallut bientôt renoncer à cette combinaison et M. Minghetti dut être seul chargé de la formation du nouveau ministère. Sera-t-il plus heureux que son prédécesseur? C'est ce que la prochaine session du Parlement nous apprendra. En attendant, on s'accorde généralement à reconnaître que M. Sella avait réalisé dans l'administration financière du royaume, d'importantes améliorations. Ainsi, le chiffre total du revenu, qui était, en 1869, de 863,850,000 fr., s'était élevé, en 1873, à 1,044,000,000, soit une augmentation de plus de 180 millions; de cette augmentation, il faut retrancher, il est vrai, une somme de 37 millions et demi provenant de l'annexion des États romains, mais cette déduction faite, il reste encore un surplus de près de 148 millions obtenu en moins de quatre ans et qui fait incontestablement honneur à la gestion de M. Sella. TURQUIE. Le sultan vient d'adresser au vice-roi d'Égypte un firman qui équivaut à peu de chose près à la reconnaissance de son indépendance et qui ne peut être considéré autrement que comme un grand pas de fait vers la dissolution de l'ancien empire ottoman. Abdul-Azis commence par y ratifier le changement qu'Ismaïl-Pacha a introduit dans l'ordre de succession au gouvernement de l'Égypte en décidant que son fils aîné porterait après lui la couronne qui, d'après la loi musulmane, devrait revenir au plus âgé des princes survivants de sa famille. On peut reconnaître là la trace des préoccupations personnelles du sultan, dont le plus ardent désir est, comme on sait, de modifier également l'ordre de succession en Turquie. Le firman autorise ensuite le khédive à faire toutes les lois et règlements intérieurs qu'il jugera nécessaires; il lui donne le droit de contracter, de son propre mouvement, des emprunts à l'étranger, de conclure des conventions douanières et des traités de commerce, de fixer à son gré le contingent de ses forces de terre et de mer, d'administrer enfin le pays de sa pleine et entière autorité, sans avoir aucun compte à rendre à la Sublime-Porte. Les seules réserves que contienne l'acte impérial ont trait à la monnaie qui continuera à être frappée au nom du sultan, au drapeau qui doit toujours être celui des troupes ottomanes, à la nomination des généraux, aux vaisseaux blindés qui, par un caprice assez singulier d'Abdul-Azis, ne pourront être construits sans une permission spéciale, au payement du tribut annuel de 4 millions dont l'empire besogneux ne saurait se passer. On voit que l'abandon des droits suzerains est à peu près complet, et que l'Égypte devient de fait une puissance maîtresse d'elle-même. Au moment où l'Égypte devient ainsi en quelque sorte un royaume indépendant, son territoire est sur le point de s'étendre par des annexions considérables. Un télégramme d'Alexandrie annonçait il y a quelques jours l'arrivée à Khartoum de sir Samuel Baker et le succès complet de l'expédition entreprise par le voyageur anglais pour le compte du khédive. On sait qu'à la suite du voyage fait il y a quelques années par sir Samuel Baker dans l'Afrique équatoriale et des importantes découvertes auxquelles ce voyage donna lieu, le Gouvernement égyptien organisa une expédition militaire et scientifique dont il donna le commandement à l'heureux explorateur. L'expédition eut à lutter contre des difficultés de tous genres et fut successivement réduite de trois mille hommes à quelques centaines, mais le but qu'elle se proposait a été atteint; la route de Zanzibar est ouverte au commerce égyptien; les tribus sauvages peuplant ces contrées ont été soumises et la domination du Vice-Roi ne tardera pas à être reconnue sans conteste sur ces vastes étendues de territoires longtemps réputées désertes et sauvages et qui, d'après les rapports des voyageurs, sont au contraire d'une fertilité et d'une richesse incalculables. COURRIER DE PARIS Il est des délicats, même en bon nombre, qui ne veulent point souffrir qu'on leur parle encore du shah de Perse. Le nom seul de Nassr-ed-Din leur irrite les nerfs. Quelques-uns ferment les yeux, d'autres se bouchent les oreilles. «Passons à un autre incident,» disent-ils. Toute comparaison blessante mise de côté, ce serait à peu de chose près ce qui s'est passé, il y a cent ans, à propos d'un homme qu'on avait roué en place de Grève. Paris ne s'occupait plus que de ce roué. Portrait du roué à toutes les vitres, relation de la mort du roué vendue dans les rues par les crieurs publics, conversations sur le roué, bons mots du roué. Tout cela rendait furieux l'auteur de _Candide_. --Surtout, disait Mme Denis aux visiteurs, ne parlez pas du roué. M. de Voltaire vous en voudrait à mort. Cette susceptibilité du grand vieillard se retrouve à point; c'est à ceux qui tiennent une plume qu'on fait la recommandation. «Surtout, plus un mot du shah, n'est-ce pas?» Il ne sera donc plus question du voyageur dans ce _Courrier_. Mais d'ailleurs, où et comment prendre du neuf à ce sujet? Aucune des particularités de l'Odyssée royale n'est ignorée. On connaît la mise en scène de dimanche dernier; on sait la manière dont le roi des rois a été conduit au palais Bourbon, les fêtes qui ont suivi son arrivée. Cent feuilles périodiques de toutes dimensions nous ont tenus au courant de la moindre cérémonie. Nous connaissons les dîners, le théâtre, l'illumination, la promenade à Versailles. Nul n'aura rien perdu de cette vie de gala un peu plus somptueuse et tout aussi galante que celle qui avait été organisée par Sancho Pança dans l'île de Baratavia en terre ferme. De nos jours, la statistique se met à tout. Or, savez-vous ce qu'un membre de l'Académie des sciences, très-profond sur les riens, a pu calculer? Il a trouvé un résultat à faire dresser les cheveux sur la tête. Voici ce que c'est: Du moment où Nassr-ed-Din est arrivé de Cherbourg à Passy, de Passy à l'Arc-de-Triomphe, de ce monument à sa résidence et de son palais à celui de Louis XIV, à Versailles, on a écrit, imprimé, public et fait lire au peuple le plus spirituel de la terre, à ce qu'il prétend, sur le shah, à propos du shah et de ses contingents, une masse compacte de 7 milliards 500 millions de lettres, c'est-à-dire de quoi composer vingt-cinq volumes in-octavo de 325 pages l'un. Le moyen de lutter contre tant de flots d'encre! Et, sans être pour cela Voltaire, comment ne pas aspirer à ne plus lire ni rien entendre lire sur une actualité si dévorante? Par bonheur, en ce moment, le plus gros de la besogne est fait. Les lustres s'éteignent, l'orchestre se tait; on ne débite plus de madrigaux à l'oreille du visiteur, et le visiteur ne charge plus son drogman de répondre. Allons, l'imprévu de cette aventure est déjà usé. Tous ceux de nos mondains qui avaient prolongé leur séjour jusqu'à l'heure où le shah serait notre hôte ont bouclé leurs valises. Les blasés s'écrient: «Comment! ce n'était que ça?» Mot terrible que vous avez si souvent entendu, couplet final de toutes les comédies d'ici-bas, grandes et petites. Dans quarante-huit heures, le prince à l'aigrette de diamants ne sera plus qu'un point dans l'histoire. Aller aux eaux, se réfugier aux bains de mer, rien de mieux; l'engouement s'en mêle, l'imitation à outrance y pousse les oisifs et les sots, et voilà le mal. De juin à septembre, le fait d'émigrer aux sources ou sur les plages sévit sur les familles à l'égal d'une endémie. Tout petit prince a des ambassadeurs, disait La Fontaine. Toute maison à pauvre chevance prétend mener la vie de loisir à Plombières ou à Trouville. Il en résulte Dieu sait quelle ruine pour le mari, martyr cent fois plus à plaindre que ceux qui ont été faits par Néron et par Dioclétien. En 1873, la jeune femme qui va aux eaux ou bien aux bains de mer pousse les siens à l'abîme à cause des toilettes insensées, des frais du parcours, de ce qu'il faut pour le séjour au Casino et pour tout ce qui s'ensuit. Personne n'ignore ces détails et personne n'ose s'en affranchir. Il est mort, il n'y a pas longtemps, un homme de science, presque un grand homme, tout médecin de province qu'il fût. J'ai voulu nommer le docteur Bretonneau, célèbre à Tours, tout aussi connu à Paris. Sauf un très-petit nombre de cas, ce savant déconseillait les eaux, mais sans succès. Il n'ignorait pas que chez nous la mode a toujours passé et passera toujours avant la raison. Pour faire voir combien peu sa parole était écoutée, il se plaisait à raconter le trait suivant; Un jour,--c'était au chef-lieu de la Touraine,--un de ses anciens domestiques vint lui demander quelque chose comme une consultation. L'homme entra et salua fort poliment. Le nouveau venu.--Bonjour, monsieur le docteur. Le docteur Bretonneau.--Bonjour, monsieur. L'étranger.--Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, monsieur le docteur? Le docteur Bretonneau.--Pas précisément. Je sais que vous êtes le maire de Fouilly-le-Persil. Le Maire.--Oui, mais je suis aussi votre ancien cocher, Baptiste; vous savez bien? Le docteur.--Tiens, c'est toi, mon gaillard! et tu es maire! Au fait, c'est la conséquence de nos moeurs démocratiques. Ce qu'il y a de mieux, c'est que tu n'en es pas plus fier pour ça. Mais, au fait, je te dis toi, à une autorité, à monsieur le maire! je m'oublie! Mais, écoute. Quand je te dirai toi, ce sera pour Baptiste, mon ancien cocher; quand je te dirai vous, ce sera pour monsieur le maire. (Ici une pause.) Eh bien, voyons, Baptiste, que veux-tu de moi? Baptiste.--Monsieur le docteur, je viens vous consulter pour un rhumatisme qui me fait souffrir mort et passion. Le docteur.--On ne guérit guère d'un rhumatisme. Baptiste.--Mais un médecin de Paris, qui est crâne médecin, allez! m'a dit qu'il en faisait son affaire. Le docteur.--Ton crâne médecin n'est pas une somnambule? Baptiste.--Non, c'est un monsieur décoré. Le docteur.--J'aurais dû m'en douter. Eh bien, que conseille-t-il? Baptiste.--Tout simplement d'aller aux eaux de Vichy. Le docteur.--Aux eaux! Mais, Baptiste, ça te coûtera au moins quatre ou cinq cents francs, les eaux! Est-ce que tu peux te permettre cette dépense? Baptiste.--Eh oui, docteur, surtout quand il s'agit de ma santé. Cinq cents francs vont et viennent. Le docteur.--Eh bien, écoute; veux-tu un bon conseil de ton ancien maître? Baptiste.--Tout de même. Le docteur.--Parlons donc raison. Avec tes 500 francs, tu auras deux belles vaches, race charolaise. Achète-les. Tu seras sûr de ne pas perdre ton argent. Tandis qu'en allant aux eaux, je te préviens que tu ne guériras jamais ton rhumatisme. Adieu, fais ce que je te dis et reviens me voir. La saison finie, Baptiste reparut, en effet. Il n'avait pas suivi le conseil. On sait que quand on demande un conseil, c'est toujours pour ne pas le suivre. Il revenait de Vichy; il avait 500 francs de moins dans sa poche, mais il avait toujours son rhumatisme. --Mon pauvre garçon, lui dit le docteur, j'ai fait pour toi tout ce que j'avais à faire. A présent, va-t-en au diable. Un homme qui n'ira pas au diable, mais qui se prépare à courir de brillantes et héroïques aventures, c'est Pertuiset.--Qu'est-ce que c'est que ça, Pertuiset? va-t-on demander.--Tout simplement le successeur immédiat et comme l'héritier présomptif de Jules Gérard, le tueur de lions. Un chasseur, un inventeur, un homme d'aventures, un de ceux qui s'agitent le plus pour étendre au loin l'influence française et pour enrichir la géographie de notions nouvelles. Dans le monde du sport, on connaît ses prouesses, déjà nombreuses. En Afrique, il a tué le lion, en se jouant; il a de plus contribué à fonder cette Société fameuse qui devait organiser des caravanes de voyageurs d'Alger au Sénégal, traversant le grand Désert. Si l'entreprise n'a pas eu de suite, ça été, non de sa faute, mais à cause de la timidité imbécile des capitaux. J'ai dit qu'il est un inventeur. Il a créé, en effet, la balle explosible, engin terrible, véritable foudre portative, plus terrible que celle que Benjamin Franklin a enchaînée au moyen de l'aimant. Celle-là, on ne peut pas l'empêcher d'éclater. En éclatant, la balle explosible transperce tout, une cuirasse, un mur, un navire blindé. Si, en 1870, au moment de la guerre qui nous a tant éprouvés, la balle de Pertuiset eût été adoptée, il n'y aurait eu qu'une bataille au lieu de cent, et tout porte à croire qu'elle eut été à notre profit. Pour le moment, Pertuiset s'occupe moins de pyrotechnie que de voyages. Après avoir exploré l'Amérique du Sud, il revient chez nous avec des idées de conquête. Entre la république du Chili et la Patagonie, il existe une région d'une richesse sans égale qu'on appelle la Terre-de-Feu. Terre-de-Feu est ici une antiphrase, le mot signifie autre chose que ce qu'il a l'air de dire, car le climat est tempéré et même froid. Les naturels du pays, sauvages indomptés, possèdent vingt sortes de trésors dont ils ne se servent pas: mines d'or, mines d'argent, houille, cobalt, guano, etc., etc. Ils ont des pécaris par millions, des morses féconds en ivoire, d'admirables forêts. Mais toujours envieux, ils n'entendent pas que le civilisé approche de ces richesses. Malheur à l'Européen qui entrerait chez eux! Pertuiset, nouveau Jason allant à Cholcos, a organisé une expédition militaire contre les _Feugiens_. En septembre prochain il fera irruption dans la grande île, à la tête d'un bataillon couvert de cottes de mailles et armé de chassepots. Les sauvages ont la fronde, les flèches et la massue. Qui remportera d'eux ou du nouveau Fernand Cortez? Les sauvages seront-ils battus? Pertuiset, percé de javelines, sera-t-il mangé par eux, un soir, comme plat du milieu, avec de l'ail et des piments?--Toute l'Amérique du Sud et un peu le beau monde de Paris se préoccupent vivement de cette affaire.--Quant à nous, nos sentiments ne sont pas douteux. Il nous paraît fort désirable que le hardi voyageur réussisse pleinement dans son entreprise et qu'il ajoute une rallonge aux colonies françaises. Il y a depuis longtemps à l'École des Beaux-Arts un proverbe fort connu. Cet adage, je demande la permission de le rapporter ici, prévenant le lecteur que je le transcris sans intention méchante pour personne. On dit donc: _Gueux connue un peintre, grossier comme un sculpteur, bête comme un musicien, bien mis comme un architecte_.--Eh bien, tout cela, Dieu merci, est faux comme un jeton. Il y a une multitude de peintres qui ne sont pas gueux. Bien plus M. Edmond About le démontrait l'autre jour, le moyen le plus simple de devenir millionnaire au temps où nous sommes, c'est de promener un pinceau sur une toile. Par ce qui se passe journellement à l'Hôtel des Ventes, on sait que cela vaut une mine d'or.--Grossier comme un sculpteur,--qui y croira? L'homme le plus galant du dix-neuvième siècle aura été l'auteur d'une statue célèbre. Trois autres statuaires bien connus n'ouvrent la bouche que pour débiter des madrigaux que Dorat ne désavouerait pas s'il venait à renaître.--Bête comme un musicien,--ah! je sais, La Bruyère a déjà écrit quelque chose comme ça, mais les temps ont changé. Que ferez-vous des bons mots de Rossini? Que direz-vous des jolies boutades d'Auber? Jacques Offenbach, sachez-le, s'entend fort bien à tourner une épigramme.--Bien mis comme un architecte!--Pour le coup, vu les moeurs du monde artiste, ça, c'est la plus cruelle des injures.--Un homme bien mis est un homme perdu de réputation.--Et l'autre jour, deux amis ont été sur le point de se couper la gorge à cause de ce tronçon de proverbe. F*** rencontre S*** avec des habits neufs. --Comme tu es bien mis! Quelle correction dans les entournures? On te prendrait pour un notaire. S'il eût dit: On te prendrait pour un architecte, la chose aurait déjà été assez grave, mais pour un notaire.--Il y a eu envoi de témoins, rendez-vous pris; au moment de se tuer, on s'est donné la main, dans l'île de Croissy, sur le terrain. Paris devient de plus en plus buveur de bière; c'est même là l'objet d'un très-grand chagrin pour les esprits qui redoutent l'envahissement de tout ce qui a un caractère germanique. Ainsi tel duc que je pourrais vous nommer craint que l'abus du bock ne finisse par nous rendre Allemands. On rencontre, par bonheur, un grand nombre d'opiniâtres qui tiennent pour le vin. Citons, si vous voulez, les membres du Caveau. Ajoutons-y les comédiens, les orateurs, les poètes du midi. Dans cette liste il est juste de ranger un aquarelliste de talent, l'excellent G***, si bon Français à tous les points de vue. Voilà quelques jours, sous les marronniers de la Bourse, on commentait un télégramme, venu de la Côte-d'Or. Dijon, 2 juillet 1873. _Les traces de la gelée s'effacent; la vigne va bien._ --La vigne va bien! Quand je vous disais, s'écria G, que l'année que nous traversons est une année calomniée! Philibert Audebrand. [Illustration: LE VOYAGE DU SHAH DE PERSE.--Réception de S. M. par le Président de la République à la gare de Passy.] [Illustration: LE VOYAGE DU SHAH DE PERSE--Réception de S. M. par M. le Préfet de la Seine sur la place de l'Étoile.] LA CAGE D'OR NOUVELLE (Suite) --Tourne la tête de ce côté et regarde? Le marchand, jetant les yeux sur la cheminée que lui indiquait son maître, remarqua un ornement, lequel eût été sans doute à sa place dans le magasin de la Tverskaïa, mais qui produisait un effet assez singulier dans l'appartement d'un grand seigneur. Au milieu de cette cheminée, à la place qu'occupe ordinairement la pendule, sur un coussin de velours et sous un globe de cristal, reposaient deux gracieuses bottes de maroquin dignes de chausser le pied du prince Charmant, et qui étaient certainement la représentation la plus fine et la plus mignonne des proportions auxquelles les extrémités masculines peuvent se réduire. --Contemple ces chaussures, Nicolas Makovlof, continua le vieillard, dont les lèvres se crispaient dans un sourire sardonique. Je les portais le jour où, pour la première fois, je rencontrai la princesse Svanhoff, qui m'a tant aimé... Elles ne furent pas étrangères à mon bonheur et elles sont devenues pour moi la plus précieuse des reliques. Il n'est pas de jour où je ne les regarde en souhaitant de les voir encore une fois à mes pieds avant de mourir. Accomplis ce tour de force, Nicolas Makovlof, et, sur ma foi de noble russe, je te le jure, tu seras libre. Tandis qu'il parlait ainsi, la physionomie du vieux Laptioukine prenait une expression diabolique, ses prunelles verdâtres jetaient des flammes; en même temps, arrachant ses couvertures, il montrait une jambe qui, sous son bas de soie, apparaissait si prodigieusement enflée, qu'elle n'avait plus forme de jambe humaine. Le marchand de cuirs avait enfin compris que depuis un quart d'heure le seigneur jouait avec sa victime comme le tigre avec sa proie, et que, comme celui-ci, il serait inaccessible à la pitié. Découragé, anéanti, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, en ébauchant un geste de supplication. --Ah! s'écria le comte en lâchant la bride aux sentiments vindicatifs qu'il avait jusqu'alors contenus, c'était en vérité trop d'audace. Oser réclamer ta liberté, toi dont l'infernale malice m'a rendu podagre avant l'heure, toi qui m'as condamné à une mort anticipée. Il faut que tu sois insensé pour avoir pu supposer que je laisserais échapper cette occasion de te rendre les tortures que je te dois. L'esclavage te pèse, Nicolas Makovlof; tant mieux, morbleu! La vieillesse triste, isolée, lamentable, ne m'est pas moins un lourd fardeau; à chacun le nôtre! Serf tu es, serf tu resteras; serve sera ton opulente postérité si Dieu t'en donne une, car ma main pèsera sur toi, même lorsque je serai descendu dans la tombe, car je m'arrangerai pour que celui qui me succédera ne soit jamais tenté de dire à mon bourreau: tu es libre! Nicolas Makovlof n'en écouta pas davantage; il s'enfuit toujours courant retrouver son drowski, lequel le ramena à Moskow dans un état de prostration et d'accablement plus facile à imaginer qu'à décrire.. Comme sa voiture entrait dans la Tverskaïa, il aperçut sur la porte de son magasin, dans le plus superbe des costumes et coiffée d'un kakosehnick de drap d'or dont les fauves reflets lui faisaient une auréole, une femme qui lui apparut belle comme les vierges dont les peintres byzantins ornent les basiliques. C'était Sacha qui guettait le retour de son mari avec une anxiété dont chacun des traits de son visage portait l'empreinte. Le malheureux voila son visage de ses mains pour ne pas la voir; puis, laissant à cette manifestation de son désespoir le soin d'instruire sa femme du résultat de ses démarches, il passa à côté d'elle sans lui adresser la parole. VIII Les deux événements que nous venons de raconter eurent une profonde influence sur la situation morale du ménage. Avant son mariage, Nicolas portait avec une complète insouciance la chaîne héréditaire. Il n'avait alors que des appétits dont la satisfaction étouffait en lui toute aspiration à la révolte. Jamais son regard n'avait essayé de percer le cercle d'airain au milieu duquel il était captif. Le sort qui était le sien n'avait-il pas été celui de ses pères? N'était-il pas celui de ses frères? En lui accordant la richesse et ses corollaires de jouissances, la Providence ne l'avait-elle pas comblé de faveurs qu'elle avait refusé à ceux qui l'avaient précédé? Ne serait-ce pas l'offenser que de lui demander davantage? N'avait-il pas le devoir de la bénir pour ce qu'elle lui accordait et de se résigner à ce qu'elle lui refusait. Le moyen de ne pas devenir fataliste dans une position toute faite par la fatalité! D'ailleurs, qu'est-ce qu'un mal dont on ne souffre pas? Qu'est-ce qu'un bien dont on ne tire aucun profit? Ainsi avait longtemps raisonné le pauvre marchand qui, mettant cette chaîne dans le plateau de la balance à trébucher ses écus, et voyant qu'en réalité elle pesait tout juste le poids de la redevance qu'il payait à son maître, s'était maintes fois écrié, comme nous l'avons entendu le dire à sa femme: --O liberté! Tu n'es qu'un mot! Tu vaux cinquante roubles par an, et pas un kopeck de plus! Il en était là lorsque l'adoration passionnée que lui inspirait Alexandra, stimulée par les chastes rigueurs que l'horreur de la servitude inspirait à sa femme, réveilla l'instinct de la dignité humaine dans cette âme engourdie. Il avait alors compris que l'opulence dont il avait si âprement poursuivi la possession était peu de chose pour celui qui ne se possédait pas lui-même. Il avait reconnu que ce qu'il avait dédaigné était tout, et que ce qu'il avait ambitionné n'était rien. Les ridicules menaces du comte Laptioukine élevèrent ces vagues regrets, ces sourdes hontes, à la hauteur d'une haine. Lorsqu'il se rappelait que celui-ci lui avait déclaré que l'esclavage se perpétuerait non-seulement dans sa chair, mais dans la chair de sa chair, qu'il avait affirmé son droit de maître sur une postérité qui était encore dans la main du Très-Haut, qu'il avait condamné l'enfant dont la blonde silhouette n'avait encore apparu à ce pauvre homme que dans un rêve consolateur, cette loi d'iniquité se montra à lui dans toute sa monstruosité; il frissonna de tout son être, il éprouva ce douloureux déchirement d'entrailles qui est l'angoisse de la paternité, et, à son tour, il dit comme Alexandra: Meure le fruit avec son germe, plutôt que d'augmenter le nombre des maudits! Il passa alors de l'hypochondrie à laquelle il avait été en proie à un état presque continu de désespoir; il restait des journées entières enfermé dans quelque angle obscur de ses magasins, étendu sur le sol, pleurant, se lamentant comme un enfant ou s'abandonnant à des rages folles. Il continuait de fuir Alexandra, dont la vue aiguillonnait sa douleur; deux jours après le retour de Kaïouga, ce fut elle qui le surprit dans un de ces accès si voisins de la frénésie. Épouvantée, elle essaya de le calmer par de douces et tendres paroles. Nicolas lui raconta alors l'inexorable rancune qu'il avait rencontrée chez son maître; il ne lui dissimula pas la cruelle et profonde impression que les dernières paroles de celui-ci avaient produit sur son esprit, et, s'agenouillant devant elle, il la supplia de lui pardonner la mauvaise action qu'il avait commise en l'associant à sa misérable condition; dans son désespoir, il alla jusqu'à demander au ciel de délivrer Alexandra d'une union si justement abhorrée, en le rappelant à lui! --Non, dit la jeune femme attendrie, cette union ne me paraît pas odieuse, puisque votre esprit pense comme mon esprit, puisque votre coeur bat avec mon coeur. Pourquoi parler de mort, puisque votre mort serait pour moi un nouveau deuil? Je ne vous le dissimulerai pas, Nicolas? Depuis que vous vous êtes montré si bon, mon âme s'est donnée à celui que je n'avais accepté que par soumission! Libre aujourd'hui, ce serait peut-être ce que vous appelez une misérable condition que je choisirais pour la mienne. D'ailleurs, tout espoir de bonheur est-il donc perdu pour nous? Le titre de frère, que je vous donne, vous semblera-t-il moins doux que celui d'époux, avec la certitude que nulle autre affection ne balancera jamais, dans mon coeur, celle que je vous ai jurée? Nicolas hocha la tête et soupira; c'était sa ressource dans les circonstances délicates. --Dieu tient notre vie à tous dans ses mains, continua Alexandra, celle de votre maître qui est vieux, aussi bien que la nôtre, à nous, qui sommes jeunes; il ne voudra pas que le mal dont le comte a parlé s'accomplisse, il ne lui donnera pas le temps de le réaliser. Nicolas Makovlof en entendant sa femme se confondre avec lui, et revendiquer la communauté de son infortune, se trouva un peu consolé et s'engagea à la résignation. Malheureusement et dans l'état de son coeur et de son esprit, cette fermeté n'était facile qu'à promettre; il dissimula un peu mieux ses tortures; mais il n'en souffrit que davantage. Bien qu'il eut fort justement apprécié la valeur réelle de la richesse, ce fut encore en travaillant à l'augmenter qu'il chercha à s'étourdir. Il élargit le cercle de ses immenses affaires, réalisa bénéfices sur bénéfices et devint véritablement alors le Crésus de toutes les Russies; mais plus sa fortune prenait, de fabuleuses proportions, plus il en accusait amèrement le néant. La magnanimité est une vertu qui ne germe jamais dans un coeur d'esclave. Nicolas n'était pas méchant, mais l'idée que la mort du seigneur pouvait l'arracher à sa triste situation finit par s'établir à poste fixe dans son cerveau, et envenima son ressentiment. Toute son intelligence se tendit sur cette éventualité. Il s'était enquis de l'âge exact du comte Laptioukine et consacrait des journées entières à des entassements de chiffres, à des calculs sur les probabilités de cette fin prochaine. De là à appeler de tous ses voeux l'heure où cet événement se réaliserait, il n'y avait qu'un pas, et ce pas il le franchit. Avec là naïveté des peuples primitifs, il fit intervenir la religion dans ses souhaits sacrilèges et les porta aux pieds des autels, il implora le mal de celui qui est le principe de tout bien, il demanda au Dieu de pardon la satisfaction de sa vengeance, il eut recours à la superstition toujours vivace à Moscou. Fou d'amour et de liberté, pendant six mois ce malheureux s'adressa aux pratiques de la sorcellerie pour hâter l'heure ou la chaîne exécrée se briserait avec la vie de celui qui le rivait à la glèbe. Un fait qui se passa en Russie à cette époque vint ajouter à ses angoisses, en même temps qu'il justifiait l'horreur que manifestait Alexandra à la pensée de transmettre la servitude paternelle à sa descendance. Le roman est toujours suspect lorsqu'il se mêle de toucher à l'histoire. Les diamants les plus authentiques perdent de leur vraisemblance lorsqu'ils se présentent enchâssés dans du laiton; aussi, pour conserver son caractère de complète authenticité à l'anecdote sur laquelle nous allons nous appuyer, nous déclarons rempruntera l'un des plus éminents écrivains de la nationalité russe, à M. Yvan Tourgueneff: «Un fait récent et arrivé dans la même famille accuse encore plus d'iniquité. Un serf né sur ses domaines et qui avait passé sa vie à Moscou dans les opérations du commerce, mourut, laissant après lui, entre autres biens, une somme de cent cinquante mille roubles déposés à la Banque. Ses enfants, qu'il avait réussi à racheter du servage et qui faisaient partie d'une guilde de marchands, réclamèrent naturellement l'héritage de leur père. De son côté, le comte S... réclama aussi, se fondant sur son droit de propriétaire du défunt et soutenant que le capital devait suivre le sort du capitaliste. Un procès s'engagea. Quel fut l'arrêt des tribunaux? Pouvaient-ils faire autrement que de donner raison au maître de l'esclave mort? La somme lui fut adjugée, et les enfants se virent frustrés de l'héritage que leur père leur avait préparé par son travail.» Cette aventure eut nécessairement un grand retentissement à Moskow, la ville de l'empire où les intéressés, c'est-à-dire les hommes à _obrosk_, étaient le plus nombreux. Lorsque quelqu'un raconta dans le magasin Makovlof l'inique dénouement de ce procès, Nicolas était à son comptoir occupé à compter une somme importante destinée à des paiements. Il regarda sa femme assise à ses côtés, ses yeux rencontrèrent les yeux d'Alexandra fixés sur lui avec une expression de compassion douloureuse; il vit deux grosses larmes qui, après avoir tremblé un instant aux paupières de la jeune femme, descendaient lentement sur ses joues. C'en était trop pour le pauvre marchand; avec, une violence qui n'était pas dans ses habitudes, il lança à travers le magasin une large poche de cuir dans laquelle il ensachait ses écus, et, malgré les supplications d'Alexandra, il s'enfuit éperdu. A dater de ce jour il demanda bien souvent ses consolations au vice favori de sa race, à l'ivresse. G. DE CHERVILLE. (_La suite prochainement._) LES THÉÂTRES Gymnase.--_Honora_, comédie en un acte, par E. Brisebarre. Une comtesse peut-elle être fleuriste? Une fleuriste peut-elle être comtesse? La chose n'est guère vraisemblable; néanmoins la comédie en question penche pour l'affirmative. Honora n'est donc rien autre chose qu'une ouvrière armoriée. On la voit travailler de ses mains; c'est là ce qui la déprécie aux yeux de son propriétaire. Arrive tout à coup un jeune et bel officier qui lui offre 100,000 francs de la même façon qu'il lui présenterait un bouquet de violettes d'un sou. Pour le coup, le propriétaire ouvre de grands yeux. Qu'est-ce que c'est qu'une fleuriste comme ça?--Honora accepte les 100,000 francs, mais à la condition seulement qu'ils seront accompagnés de l'officier, lequel deviendra son mari.--Et voilà comment finit cette idylle urbaine. Petite comédie d'été, bonne à faire passer une heure pendant les chaleurs sénégambiennes que nous traversons. La vraisemblance! ne cherchez donc jamais cet élément au théâtre, si vous voulez vous amuser.--L'excellent Brisebarre, dont c'est une oeuvre posthume, était un garçon d'esprit.--En écrivant _Honora_, il n'a pas eu la prétention de faire un pendant au Misanthrope, mais seulement une fantaisie en état de récréer le public du Gymnase pendant un mois ou deux, et c'est tout ce qu'il faut demander à un galant homme, surtout quand il n'est plus. Passons maintenant du plaisant au sévère. Ambigu-Comique.--_Les Postillons de Fougerolles_, drame en cinq actes, par M. Crisafulli. J'espère bien, lecteur, que vous ne me condamnerez pas à vous faire l'analyse de cette grosse machine. L'affiche prétend que c'est un drame. Entre nous, c'est là un euphémisme. Comptez sur un mélodrame à la vieille manière. On trouve là-dedans de forts ingrédients: des postillons en bottes fortes, cela va sans dire. Ah! ces postillons sont toujours fort aimés du peuple depuis la première représentation du _Courrier de Lyon_. Il y a de plus une comtesse, un médecin, un agent matrimonial, un comte et une forte dose d'arsenic. Disposez symétriquement ces divers objets, vous ferez une pièce dont le boulevard goûtera avec volupté les plus petits incidents. _Les Postillons de Fougerolles_, réminiscences de trois ou quatre ouvrages noirs, ont absolument réussi. L'auteur connaît son public. Il sait qu'on ne lui plairait pas avec des mièvreries; il a donc fortement épicé son drame. Les horreurs s'y entrechoquent assez convenablement pour que la foule soit satisfaite. Messieurs les délicats, satisfaire la foule n'est déjà pas une chose si aisée à faire; M. Crisafulli, en habile homme, a su s'en tirer à son honneur. Que pourrait-on lui demander de plus? Philibert Audebrand. CONQUÊTES DES RUSSES DANS L'ASIE CENTRALE II Le général de Kaufmann, nommé gouverneur du Turkestan après la promulgation de l'ukase du 11 juillet 1867, s'était sur-le-champ occupé avec la dernière activité de fortifier les postes avancés, tout en négociant avec les princes indigènes. Un traité d'amitié et de commerce fut conclu avec Khoudojar, khan de Kokand, qui le fit exécuter par ses sujets. Sur les frontières de Boukharie, les relations entre Russes et sujets de l'émir Mozaffar prenaient de jour en jour un caractère plus marqué d'hostilité. Au mois de septembre, un sous-lieutenant d'artillerie russe, M. Sloujenko, se rendant de Tachkent à Djizak, était enlevé avec son escorte de quatre hommes et entraîné dans les montagnes du beylik de Samarcande. Cet acte de trahison amena des représailles; plusieurs districts boukhares furent dévastés par les colonnes russes, et de part et d'autres on se prépara à recommencer la lutte. Le 4 mars surgit un événement grave qui fournit enfin au gouverneur général le prétexte impatiemment attendu de reprendre les hostilités. Un détachement d'environ 500 hommes partit de Yani-Kourgane pour établir un fort à l'ouest de Djizak; attaqué dans la montagne par un corps de Boukhares qui avait onze canons, il ne put accomplir sa mission qu'au prix d'un combat sanglant. En même temps, le général de Kaufmann était informé que ses troupes avaient eu à subir sur d'autres points plusieurs insultes de moindre importance, à l'instigation des principaux lieutenants de l'émir. Les caravanes pillées par les nomades n'osaient plus s'aventurer dans la steppe; enfin Mozaffar poussé par le parti fanatique réunissait de nombreuses bandes sous les murs de Samarcande. La situation de l'émir était des plus périlleuses, car les khans de Kiva et de Kokand avaient décliné ses propositions d'alliance et ses principaux beys, dont ceux de Khakrisiabs, district situé au sud de Samarcande et des Kitaïkiptchak comprenant les rives du Sariavschan, de Samarcande à Kermine, l'obligeaient à s'engager dans une aventure sans issue. Le général de Kaufmann, exactement renseigné, réunit une colonne de 8,000 hommes avec seize canons et campa dans les premiers jours de mai 1868 aux abords du pont en pierre de Tasch-Koupruk, à mi-chemin de Yani-Kourgane à Samarcande. S'étant porté en avant, il aperçut le 13 mai l'armée boukhare, estimée à 12,000 hommes, rangée en bataille sur la rive gauche du Sariavschan. Le passage du fleuve fut exécuté de vive force sous le feu des soldats de Mozaffar qui s'enfuirent vers l'ouest, dans la direction de Kermine, laissant entre les mains des Russes tout le matériel de leur camp et 21 pièces de canon. Les habitants de Samarcande s'empressaient d'envoyer des députés chargés d'offrir la soumission de la ville au général de Kaufmann qui y fit le même jour son entrée solennelle, non sans avoir eu soin de prendre des otages pour se prémunir contre la mauvaise foi asiatique. Cette ancienne capitale du grand empire tartare sous Tamerlan est bien déchue: il n'y reste plus que 12,000 habitants et les trois cents mosquées ne forment plus que des monceaux de ruines. Sans perdre un instant, les Russes s'emparèrent de Tchilek et de Katty-Kourgane, au nord-ouest de Samarcande, et se mirent en marche sur Bokhara. Ils trouvèrent l'armée ennemie, forte de 6,000 fantassins et de 15,000 cavaliers avec 14 canons, en position sur les hauteurs de Séra-Boulak, près de Kermine. L'attaque eut lieu sur-le-champ, et les Boukhariens s'enfuirent dans toutes les directions. Le général de Kaufmann dut renoncer à la poursuite car à la même date, 10 juin, il apprenait que le major Stempel, resté à Samarcande avec 754 hommes, en comptant les soldats hors rang et 94 artilleurs, était gravement menacé par près de 50,000 hommes commandés par Djoura, Baba et Adil-Datcha, beys de Khatkrisiabs et de Samarcande. Le major Stempel fit une défense héroïque et déjà ses nombreux adversaires étaient en retraite quand il fut entièrement dégagé, le 21 juin, par le gouverneur général. Ce fait d'armes est le plus merveilleux de ceux que les Russes ont accompli en Asie; la vaillante garnison de la citadelle de Samarcande y perdit le tiers de son effectif. Des colonnes russes ayant enlevé les petites places situées au sud de la capitale et dispersé les bandes boukhariennes qui infestaient le pays, l'émir Mozaffar comprit qu'il fallait se soumettre aux Busses auxquels il paya un tribut de deux millions de francs et céda la riche province de Samarcande qui fut incorporée dans l'empire moscovite. Dans la livraison de décembre 1869 de la _Revue militaire française_, M. le capitaine d'état-major Donécagais a publié un récit détaillé de cette brillante et fructueuse campagne. En 1869 et 1870, le gouverneur général soumit définitivement les districts de Farab, de Magian et de Kischtut, au sud de Samarcande (voyez la carte publiée dans le numéro de l'_Illustration_ du 24 mai). Ces différentes expéditions furent dirigées par le général Abramow, un des modestes héros de cette guerre ingrate. En 1871, le sultan de Kuldja commit l'imprudence d'emprisonner une bande de Kirghiz sujets de la Russie, qui avaient envahi son territoire et massacré les postes placés sur la frontière. Le général Kolpakoski saisit ce prétexte pour remonter le fleuve Ili avec des détachements tirés de Wiarnoje et de Borokudsin, sommer le sultan de Kuldja d'avoir à lui remettre les prisonniers justement arrêtés et, sur son refus, l'attaquer le 16 juin à Alimta, avec un millier d'hommes et 16 canons. Facilement victorieux, il enlevait le 18 juin le fort de Tchin-tsa-Khodsi et faisait le 22 son entrée dans Kuldja dont le district fut également incorporé dans l'empire des czars. La province du Turkestan russe comprend aujourd'hui un territoire d'au moins 60,000 lieues carrées, soit environ le double de la France. Le khan de Kokand et l'émir de Bokhara sont réduits à l'état de très-humbles vassaux incapables du moindre soulèvement, puisque le beylik de Samarcande s'avance comme un coin au milieu de leurs khanats. D'après les dernières dépêches, le khan de Khiva est en fuite et le drapeau russe flotte sur sa capitale. Il est probable que le tzar Alexandre tiendra, _à la lettre_, la promesse faite à l'Angleterre de ne pas incorporer Khiva à ses vastes possessions; mais nous sommes convaincu qu'il s'empressera de créer autour de cette place une série de forts qui la rendront complètement maître de l'Amour-Daria, l'Oxus des anciens. Quel que soit le but poursuivi par les Russes, nous nous félicitons sincèrement de voir leur activité dirigée vers l'Orient. En définitive, c'est la civilisation qui envahit les pays barbares d'où sont sortis les Gengis-Khan, les Tamerlan, et nous n'avons pas à regretter que les possessions russes se rapprochent peu à peu de l'Inde anglaise. L'impassibilité avec laquelle la Russie et l'Angleterre ont assisté à l'égorgement de la France doit nous rendre indifférents à la lutte qui surgira entre ces deux puissances dans un avenir peut-être plus prochain qu'on ne pense. La seule attitude qui nous concerne est celle de l'expectative; imitons la Russie, sachons nous préparer avec recueillement et nous tenir prêts à profiter des fautes de nos ennemis déclarés et des neutres peu bienveillants. A. Watcher. [Illustration: ARRIVÉE DU SHAH DE PERSE A PARIS.--Arrivée du cortège sur la place de l'Étoile.--Décoration de l'Arc-de-Triomphe.] NOS GRAVURES Le shah à Paris Nous avons, dans notre dernier numéro, conduit le shah jusqu'à Londres, où nous l'avons laissé au milieu des fêtes que lui donnaient nos voisins. Le 5, il était à Portsmouth, où il montait à bord du yacht le _Rapide_, pour se rendre en France. Quatre vaisseaux cuirassés anglais l'escortèrent jusqu'au milieu de la Manche, où ils furent relevés par la flotte française qui, pour se rendre au-devant du shah, avait quitté Cherbourg à onze heures, heure à laquelle le roi de Perse partait lui-même de Portsmouth. Le _Rapide_, qu'avaient devancé le _Faon_ et le _Cuvier_, portant le personnel et les bagages, est entré à neuf heures du soir en rade de Cherbourg, où tout avait été préparé pour le recevoir dignement. Notre premier dessin représente l'arrivée du _Rapide_, éclairé par les mille feux des illuminations et nageant dans la fumée des salves. Aussitôt le canot-amiral conduisit à bord le commandant de la place, amiral Penhoët, le maire de la ville, M. A. Liais, les généraux Pajol et Hartung, le colonel d'état-major marquis d'Abzac, représentant le président de la République, le colonel Charreyron et l'ambassadeur de Perse à Paris, Nazar-Agha, qui lui présentèrent les compliments de bienvenue de la France. Le shah n'est descendu à terre que le lendemain matin à neuf heures, pour monter en wagon et partir sans retard, avec sa suite, pour Paris. Le train se composait de huit voitures, dont une, la troisième, portant les armes de la ville de Paris avec l'écusson persan, n'était autre que l'ancien wagon impérial. A midi et demi il arrivait à Caen, où eut lieu le déjeuner, et il repartait une heure plus tard. On sait que c'est à la gare de Passy que le shah a touché terre à Paris. Deux pavillons garnis de velours vert, bordés de galons et de crépines d'or, avaient été élevés à l'entrée du passage conduisant du quai de la gare à l'avenue Raphaël. Dans l'un de ces pavillons se trouvait le président de la République, entouré de fonctionnaires et d'officiers d'état-major. Un long sifflement de vapeur, bientôt suivi d'un coup de canon parti du Mont-Valérien, annonça l'entrée en gare du train royal. Le président de la République, accompagné du vice-président du conseil, se porta aussitôt au-devant du shah pour le recevoir à sa descente du wagon. Nassr-ed-Din était vêtu d'une tunique boutonnée militairement, et constellée sur le devant de diamants, d'émeraudes et d'autres pierres précieuses. Il était coiffé d'un bonnet d'astrakan orné d'une grande aigrette de diamants. Il tenait à la main son sabre, étincelant comme son habit, et suspendu à son épaule par un large ruban d'or sillonné au centre par une traînée de pierreries. La réception du shah par le président de la République à la gare de Passy fait l'objet de notre second dessin. Après les premiers saluts et les compliments d'usage, le président de la République et le shah montèrent en voiture et se placèrent, celui-ci à droite, celui-là à gauche; sur le devant étaient assis les ministres des deux pays, Nazar-Agha et M. de Broglie. L'équipage, à quatre chevaux, était conduit à la Daumont et précédé de deux piqueurs portant la livrée vert foncé. Derrière cet équipage venaient treize autres voitures contenant la suite du shah et les principaux dignitaires du gouvernement. Sur tout le parcours du cortège, disons une fois pour toutes que la foule des curieux était immense, et que l'armée de Paris faisait la haie, présentant les armes sur le passage du roi et du président, les musiques jouant l'air national persan. En tête du cortège marchait un escadron de cuirassiers, puis le général de Ladmirault, à cheval, suivi de son état-major. Un autre escadron de cuirassiers fermait la marche. C'est à l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile que le conseil municipal a salué le shah au nom de la ville de Paris. L'arc et la place avaient été magnifiquement décorés pour la circonstance, comme on peut le voir par notre grand dessin, d'une exactitude rigoureuse. Des tentures cachaient les parties de l'Arc-de-Triomphe qui sont encore en réparation. Puis c'étaient des crépines, des guirlandes, des banderoles, et le lion persan, gigantesque, se détachant sur son soleil d'or, avec des drapeaux pour rayons. Deux fauteuils avaient été préparés à coté de l'estrade occupée par le conseil municipal. Arrivés au rond-point de l'Étoile, le shah et le président de la République descendirent de voiture et prirent place sur les fauteuils. Alors eut lieu la scène des présentations que retrace notre quatrième dessin; puis le président du conseil municipal, s'adressant au roi, prononça cette courte harangue: «Le conseil municipal de la ville de Paris vient saluer Votre Majesté à son entrée dans la capitale, et lui offrir, au nom de la cité tout entière, ses voeux de bienvenue. «Notre désir le plus vif est que Votre Majesté puisse conserver de l'accueil qui lui est fait par la ville de Paris, du spectacle de nos arts et de notre industrie, un constant et bon souvenir. «Une fois encore, que Votre Majesté entre dans notre cité avec la certitude d'en être l'hôte bienvenu.» Après une réplique plus courte encore de Nassr-ed-Din, le shah et le président de la République étant remontés en voiture, le cortège se remit en marche. Il descendit l'avenue des Champs-Elysées, traversa la place de la Concorde, et, tandis que le canon des Invalides prenait à son tour la parole, s'arrêta enfin devant le palais du Corps législatif, qui doit servir de résidence au roi de Perse durant son séjour à Paris. Une députation de l'Assemblée nationale et son président l'y attendaient sur une grande estrade qui avait été dressée devant la façade du monument. Là, comme à l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile, nouvelle harangue et réplique nouvelle. Après quoi le shah pénétra dans le palais. Le président de la République et le président de l'Assemblée nationale l'accompagnèrent jusqu'au milieu de la grande galerie qui conduit à l'ancienne salle des séances. Là, ils prirent congé de leur hôte, qui put enfin aller goûter un repos qu'il avait bien gagné et dont il devait certes avoir le plus grand besoin. L. C. Les nouveaux Immeubles Industriels du faubourg Saint-Antoine. Au milieu de toutes les métamorphoses qui ont transformé Paris pour en faire la capitale du monde, il y a incontestablement une lacune. Ce qui manque à Paris aujourd'hui, ce ne sont pas les somptueuses constructions, ni même les constructions bourgeoises destinées à l'habitation des classes riches et des classes moyennes: C'est l'habitation modeste, c'est l'humble logement approprié aux conditions de la classe laborieuse, en un mot, c'est l'installation qui puisse donner au travailleur un foyer pour sa famille et un atelier pour son ouvrage. De ce côté, tout reste encore à réaliser; car le propre des immeubles ordinaires est en général de proscrire le travail dans les locations. Que voulez-vous? dit le propriétaire; le travail fait du bruit, le travail encombre, le travail gêne par le va-et-vient de ses produits; le travail ne peut pas payer assez cher; le travail n'attire pas le locataire, il l'éloigne, et l'ouvrier, ainsi proscrit de l'habitation confortable, reste confiné dans le ghetto de son installation primitive. Depuis vingt ans nous entendons poser cette question: Est-il possible de loger l'ouvrier de manière à donner une légitime satisfaction à toutes les conditions impérieuses du travail et de la famille. Le problème était posé; mais en réalité, on peut dire que les architectes qui se sont fait un renom dans la percée de tous nos boulevards ne se souciaient pas plus de cette question que, de la quadrature du cercle. Or, c'est précisément cette importante solution du problème,--l'une des grandes idées de notre siècle!--que l'entreprise des Nouveaux immeubles du faubourg Saint-Antoine vient heureusement apporter aux travailleurs comme aux capitalistes. M. Emile Leménil, architecte, a formulé un programme et présenté des plans. Une Société anonyme s'est constituée pour mettre ces plans à exécution, et, dans l'espace d'une année, l'entreprise a été menée à bonne fin. Notez que l'opération est des plus considérables. C'est toute une rue nouvelle, d'un très-joli aspect, qui va créer une élégante petite ville dans l'immense faubourg. Cette rue, que la Compagnie livre à la ville de Paris entièrement terminée, avec ses trottoirs et sa chaussée, porte le nom de _rue de l'Industrie Saint-Antoine_ et relie entre elles les deux grandes artères du faubourg Saint-Antoine et du boulevard Voltaire. Nous l'avons dit; l'idée-mère qui a inspiré la création de ces nouveaux immeubles a pour but de mettre à la disposition de l'ouvrier une installation complète pour sa famille et pour son atelier. Toutes les locations de la _rue de l'Industrie Saint-Antoine_ sont disposées pour y appeler comme annexes l'industrie et le travail. Une partie du local est disposée pour l'habitation confortable de la famille; l'eau, le gaz, l'air, l'espace, la lumière, sont aménagés de manière à donner pleine et entière satisfaction à toutes les exigences. Chacun des dix-neuf immeubles dont se compose la rue a un concierge qui répond pour tous les locataires de la maison. De plus, dans le vestibule de chacune des maisons se trouve un tableau où peuvent être inscrits à la peinture les noms et les enseignes des locataires industriels de l'immeuble. C'est une innovation empruntée aux coutumes de l'Angleterre, et dont l'utilité est surtout appréciée des fabricants qui ont à fixer leurs noms et leur spécialité dans la mémoire de leur clientèle. Mais ce qui complète cette organisation judicieuse de tous points, ce qui à notre avis fait de cette création une installation réellement exceptionnelle, c'est la distribution, à volonté, dans ces locaux industriels, d'une force motrice à vapeur fournie par une machine de 200 chevaux qui va donner la puissance et la vie aux divers outillages dont le travailleur a besoin pour le service de son industrie. Ces machines motrices ont une force constante, régulière, assurée, et leur installation dans l'ensemble, comme dans les détails, est à l'abri de toute critique. On ne s'en étonnera pas en apprenant que tout ce travail a été exécuté par la maison Cail et Cie. Cette force motrice est distribuée, dans chacun des immeubles, des deux côtés de la rue--sous-sol, rez-de-chaussée, entresol et premier étage,--au moyen d'arbres et de courroies, comme dans tous les établissements industriels. Mais nous devons ajouter ici qu'il existe, en outre, un projet d'application ultérieur dans les autres étages, et jusque dans les locaux les plus éloignés du centre des machines, d'une force motrice distribuée au moyen de l'air comprimé, agissant à l'aide de petits engins spéciaux sur les outils ou métiers à mettre en mouvement. Un simple tuyau analogue à un tuyau de gaz ou d'eau, apportera le principe moteur à tous ces engins. L'air en s'échappant sera même utilisé, soit pour souffler une forge, soit pour assainir les ateliers. Un brevet a été pris pour cette application spéciale. Ainsi donc, ces trois éléments essentiels de l'habitation de l'ouvrier--logement, atelier, force motrice--se trouvent réunis dans les immeubles de la rue de l'Industrie Saint-Antoine, dans des conditions irréprochables d'ordre, de confort, d'hygiène et d'économie. Le travailleur a là sous la main une installation complète, sans aucune mise de fonds de sa part, et cette organisation avantageuse lui permet de disposer de toutes ses ressources pour l'acquisition de son outillage spécial et des matières premières dont il peut avoir besoin. Disons-le hautement, cette réunion de l'habitation à l'atelier présente à la classe laborieuse les conditions les plus favorables à la bonne entente comme à l'économie du ménage. Ces améliorations ont d'ailleurs été appréciées, dès le premier jour, par les intéressés, qui n'ont pas attendu la fin des travaux pour arrêter les locations. Tous les logements ne sont pas encore prêts; mais au fur et à mesure que les installations s'achèvent, ou voit se multiplier les demandes et la compagnie compte déjà plus de cent soixante locataires. La classe dominante jusqu'à présent parmi ces locataires, ce qui était facile à prévoir par la spécialité de l'industrie du faubourg Saint-Antoine, est celle des ébénistes et des fabricants de meubles. Mais à cette branche d'industrie viendront certainement se joindre les industries annexes, les tourneurs en bois, en métaux, les scieurs de placage, les fabricants d'articles de Paris, etc., etc... Les locaux sont d'ailleurs disposés pour recevoir toutes les branches d'industries, avec ou sans force motrice. Le locataire peut trouver dans ces immeubles l'eau chaude ou l'eau froide, ainsi que le gaz. La rue de l'Industrie-Saint-Antoine sera, nous l'avons dit, une charmante et coquette petite ville au milieu du vieux faubourg. Tous les établissements de première nécessité y sont déjà installés. On y trouve une boulangerie, une pharmacie, un débit de boissons, un établissement de bains, etc., etc. La rue de l'Industrie-Saint-Antoine sera la première Salente fondée par le capital au profit du travail. Henri Vigne. La fin d'une chanson PAR M. DE BEAUMONT. Vie et mort, gaieté et tristesse, amour et désespoir, quel perpétuel contraste des sentiments les plus opposés, quel étrange enchaînement des choses humaines! Il était là, tout-à-l'heure, ce brillant cavalier, sous les fenêtres de sa belle, lui chantant son amoureuse chanson, confiant à la nuit, discrète les secrets de son coeur ouvert à l'espérance; les promesses lui semblaient faites; l'avenir était à lui, l'avenir de la beauté, du courage, de la jeunesse; et tandis qu'oublieux des dangers qui peuvent le menacer, il n'a d'yeux que pour la fenêtre qui lui cache celle qu'il aime; tandis que sa voix s'enflamme et que l'accent en devient plus tendre et plus pénétrant, un vil assassin, aposté par quelque lâche jaloux, s'est précipité du coin où il l'épiait, et lui a plongé son poignard dans le coeur. Il est étendu à terre, froid et inanimé, le héros de la chanson d'amour: en vain sa malheureuse amie, qui l'a vu tomber, se jette sur lui et l'appelle à haute voix; ses baisers ne sauraient le ranimer; l'assassin était habile; entre la vie et la mort, il n'y a eu que le temps d'un coup de poignard. M. de Beaumont s'est fait apprécier depuis longtemps par de charmantes et gracieuses compositions; dans son tableau d'aujourd'hui, il a su, tout en restant l'artiste fin et spirituel qu'on connaît, ajouter à son oeuvre une note émue, un accent de passion triste et touchant qui va à l'âme et l'impressionne profondément; le jury du Salon lui avait rendu justice en lui décernant une médaille pour laquelle l'avait désigné à l'avance l'unanime admiration du public. LES MYSTÈRES DE LA BOURSE II POURQUOI LA BOURSE EST-ELLE UN THERMOMÈTRE? Ainsi, plus de contestation possible sur les trois premiers points que nous avons établis et que nous résumons en trois mots: La Bourse est un marché tout aussi respectable que tous les autres marchés. Elle est le foyer où s'est élaborée et développée la richesse mobilière, l'une des plus grandes conquêtes de notre temps. Elle est ainsi devenue un véritable marché des capitaux. C'est déjà sans doute une belle et large influence. Eh bien! ce que nous avons dit ne suffit pas encore pour donner à l'action de la Bourse toute sa mesure. Plus s'est étendu le cercle des opérations de la Bourse, plus se sont aussi multipliés les intérêts politiques, financiers, industriels et commerciaux dont elle est la vivante image, et cette union du marché de nos valeurs mobilières et de notre vie publique a fini par se faire si étroite, si intime, que la Bourse est devenue le thermomètre que l'on consulte pour savoir comment monte ou descend le crédit de la France. Entrons dans quelques détails pour montrer que ce thermomètre est d'une rigoureuse exactitude. * * * Le crédit est assurément une création admirable, et le baron Louis n'allait certainement pas trop loin quand il disait que le crédit «est l'artillerie des finances». Mais on abuse des meilleures choses, et les abus qu'a provoqués l'application du crédit sont des plus nombreux. C'est ainsi que les gouvernements ont fait du crédit public une sorte de levier d'Archimède avec lequel ils croyaient pouvoir soulever le monde. Les emprunts n'étaient plus pour eux des obligations. C'était en réalité une suite indéfiniment prolongée de trésors incalculables, et les économistes du dix-huitième siècle ne se gênaient pas pour comparer le crédit à une fontaine intarissable et pour soutenir que plus les États y puisaient, plus ils étaient sûrs de s'enrichir. Une séduisante théorie, n'est-ce pas? et les gouvernements ne demandaient pas mieux que de l'écouter de toutes les oreilles de leurs ministres; car si les particuliers ont quelquefois besoin d'argent, les gouvernements en ont besoin toujours, et nous savons aujourd'hui s'ils ont trouvé moyen de puiser à cette fontaine de Jouvence qu'on faisait couler sous leurs yeux. Ils en ont si bien usé et abusé qu'à l'heure qu'il est, les gouvernements de l'Europe se partagent en deux moitiés: l'une--l'Angleterre, la France, la Prusse et la Russie--qui conserve encore son crédit intact; l'autre--la Turquie, l'Autriche, l'Italie, l'Espagne--qui a déjà tué cette poule aux oeufs d'or, et qui n'emprunte plus qu'à la façon des fils de famille. Nous sommes bien revenus aujourd'hui des illusions de l'école économique du siècle dernier. Sans contester la puissance du crédit, nous en sommes à nous dire, d'après l'aphorisme populaire, que le crédit n'a pas le pouvoir de changer la nature des choses et que les emprunts ressemblent absolument aux enfants qui sont conçus dans la joie, unis qui ne sont rendus que dans la douleur! Eh bien! Ces emprunts d'État constitués par le crédit public, c'est la Bourse qui leur donne par sa cote leur valeur exacte et qui indique, par ses variations, l'amélioration ou la dépréciation qui les fait hausser ou baisser. Et la Bourse, il faut le dire à sa louange, n'a de préférence pour personne. Les jugements rendus au nom de la cote qui ne représente que l'argent, sont inexorables et sans pitié. La Bourse, c'est l'égalité devant la pièce de cent sous. Prenons pour exemple les deux pays que les affaires rapprochent le plus, la France et l'Angleterre. La Bourse, impassible et sans broncher, cote ainsi la rente 3 p; 100 des deux, pays: 3 p. 100 anglais, 92. 3 p. 100 français, 56. Pourquoi? Parce que la rente anglaise a toujours été payée, n'a jamais subi de tiers consolidé, et que les capitaux la considèrent comme à l'abri de toute révolution, tandis que notre rente française est sortie des assignats, avec le tiers consolidé, et qu'elle a porté, depuis un demi-siècle, le contre-coup de la chute de sept ou huit gouvernements. Vous le voyez, dans la nombreuse famille des titres appréciés et cotés par la Bourse, il n'y a pas de Benjamin. Chacun est impitoyablement mis à sa place. * * * La dette de tous les États établit donc entre la politique et la Bourse un trait d'union qui leur donne en même temps, à chacune d'elles, les mêmes impressions, les mêmes mouvements, si bien qu'on ne peut toucher à l'une sans agiter immédiatement l'autre. Que d'exemples nous en pourrions citer! Au milieu du siège de Sébastopol, en 1855, l'empereur Nicolas meurt. La nouvelle arrive brusquement, le matin, à Paris. La mort du czar, c'est la paix, se dit la Bourse, et la cote à l'ouverture du marché donne à la rente 5 fr. de hausse. Après Solférino, en 1859, arrive la nouvelle du traité de Villafranca. C'est la paix, et la paix inattendue. La Bourse accueille encore cette nouvelle par 5 fr. de hausse. Le 8 juillet 1870, la déclaration de M. de Gramont ouvre la porte à la guerre. La Bourse fait en quelques jours 5 fr. de baisse et, de juillet 1870 à juillet 1873, vous pouvez mesurer le chemin de la rente. Juillet 1870, le 3 p. 100, 70 fr. Juillet 1873, le 3 p. 100, 50 fr. Et le 3 p. 100 est descendu jusqu'au cours de 51 fr. sous la Commune! Ainsi donc, par l'institution de la dette publique, la Bourse tient tous les gouvernements liés à sa cote. La dette publique, c'est le cerf-volant; mais le fil de ce cerf-volant, c'est la Bourse qui le tient, et croyez bien que la Bourse marchande toujours sa ficelle! Or, à la manière dont la Bourse examine, discute, pèse et chipote la valeur de la dette publique de tous les gouvernements, on peut se figurer avec quels verres grossissants elle doit interroger l'horizon pour signaler tous les faits qui peuvent influer, en bien ou en mal, sur la dette, le crédit et la richesse mobilière de tous les pays. Vienne une effroyable catastrophe, par exemple, le paiement des cinq milliards de l'indemnité, et la Bourse fera sentir cruellement et longtemps le prix du crédit qu'elle accorde aux grandes puissances, quand elles sont blessées à l'aile! Vienne une crise industrielle ou commerciale qui fait monter à 8 et 10 p. 100 le taux de l'argent, et la Bourse baissera, parce que c'est elle qui est la première appelée, par la réalisation de ses valeurs, à faire l'appoint dont l'industrie et le commerce ont besoin. Vienne une disette, un point noir dans la politique, un incident grave, et le marché s'agite, se trouble et se signale par de brusques variations, comme le baromètre avant l'orage. Il n'est donc pas un acte, un incident, une dépêche, une nouvelle, un _on-dit_, qui ne puisse avoir son écho direct, immédiat, caractérisé à la Bourse. Vous n'avez qu'à voir les trépidations de la cote pour voir que ce vieux marché est plus impressionnable qu'une sensitive. Comme au lièvre en son gîte, _un souffle, une ombre, un rien, tout lui donne la fièvre_, et il serait tout aussi déraisonnable de lui demander la fixité que de demander l'immobilité à l'Océan. On comprend dès lors que, tous les jours, l'homme politique, le financier, le capitaliste, le rentier, le commerçant, tout le public, enfin, ait besoin de consulter la Bourse. La cote est le thermomètre qui apprend si la fortune publique a monté ou baissé sous la pression des nouvelles du jour; la cote est le pouls que l'on consulte pour apprendre si le pays est malade ou en bonne santé. * * * Malade ou en bonne santé, disons-nous! Encore une expression qui nous arrête et qui exige une explication, sans laquelle les arrêts rendus par la Bourse vous paraîtraient aussi indéchiffrables qu'un logogriphe. Etant données les prémisses que nous venons de poser, vous seriez disposé à penser que toute bonne nouvelle se manifeste à la Bourse par une hausse significative, et que toute mauvaise nouvelle se cote par une baisse irrésistible. Raisonnez ainsi et agissez en conséquence à la corbeille des Agents de change, et vous verrez de quels impairs vous émaillerez votre carnet d'opérations! Ainsi, il est clair qu'en véritable Français, vous auriez dit à votre agent de change, le jour de la victoire d'Austerlitz, de vous acheter un paquet de rentes pour célébrer la gloire des armées impériales. Il est également certain, qu'en votre qualité de chauvin, vous vous seriez empressé de vendre à la nouvelle de Waterloo. La hausse vous eut semblé aussi certaine dans le premier cas que la baisse dans le second. Ah! _le bon billet de la Châtre_ qu'ont eu à ces deux époques, les spéculateurs patriotes qui ont raisonné d'après les errements que nous signalons. Ils ont durement expié le raisonnement qu'ils ont pu faire devant les grands événements qui représentaient pour l'histoire la grandeur et la décadence de la France. * * * Vous saurez, en effet, qu'à la Bourse, il faut bien s'abstenir de raisonner comme dans les casernes. Tout ce qui s'appelle dynastie, gloire, révolution, victoire, est accueilli à la Bourse avec un scepticisme des plus accentués. Tout ce vocabulaire des grandeurs de la terre fait peur à la Bourse. Comme le médecin de Molière, le rentier a mis le coeur à droite et le foie à gauche, et il a remplacé la langue du chauvinisme, exalté par ces mots plus avantageux pour ses intérêts: Paix, sécurité, travail et richesse. Aussi, le jour d'Austerlitz, prévoyant que cette victoire incomparable allait perpétuer le système guerroyant de l'Empire, la Bourse accueillait-elle la nouvelle par une baisse sensible! Aussi, le jour de Waterloo, prévoyant que ce désastre allait porter à l'Empire le coup mortel, la Bourse qui voyait arriver la paix, accueillait-elle la nouvelle par une hausse caractérisée! Voilà comment on raisonne à la Bourse et n'oubliez jamais que l'argent est rigoureux comme un chiffre, implacable comme le calcul, incompressible comme l'eau, insensible comme le bronze et inexorable comme le Destin! Léon Creil. BIBLIOGRAPHIE Deux nouveaux voyageurs _Diario di un viaggio in Arabia-Petrea_, par le marquis Giammartino Arconati Visconti (1 vol. in-4º, avec un album, Turin, 1872).--_Voyage autour du monde_, par M. le baron de Hübner (2 vol. in-8°, Hachette).--Le _Tour du monde en cent vingt jours_, par M. Ed. Plauchut. J'aime passionnément les voyages, et les récits des voyageurs me semblent avoir quelque chose de l'attrait qu'ont les _Mémoires_. Ils sont même à la science géographique proprement dite, ce que sont ces _Mémoires_ même à l'histoire; ils nous offrent et nous montrent le côté intime et personnel des choses. L'homme, avec son tempérament propre, le conteur, avec ses sentiments et ses impressions y tient la première place. On s'y instruit avec agrément; la science s'y dissimule sous la forme de la causerie. On est séduit et intéressé à la fois, et la grande histoire, encore un coup, y gagne autant que la science pure. Mais combien il est difficile de trouver un voyageur complet et parfait, j'entends un voyageur sans pédantisme, sans affectation et sans mensonge. C'est l'oiseau rare. Lorsqu'il peut joindre à ces qualités morales un brin de littérature et un grain de poésie, lorsqu'avant le fond, il a le style, ce _rara avis_ devient même tout à fait le phénix. [Illustration: LA FIN D'UNE CHANSON. D'après le tableau de M. de Beaumont exposé au Salon de 1873.] [Illustration: LES NOUVEAUX IMMEUBLES INDUSTRIELS DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE.--Vue générale de la rue de l'Industrie Saint-Antoine.] [Illustration: LES NOUVEAUX IMMEUBLES INDUSTRIELS DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE. Coupe d'une maison montrant la distribution de la force motrice dans les ateliers et les logements des ouvriers.] Je ne dis pas que les trois voyageurs dont je signale aujourd'hui les livres avec plaisir soient tous parvenus à ce degré suprême, mais ils ont, les uns et les autres, bien du talent de genres divers, et tous se font lire avec infiniment de profit. M. de Hübner, c'est le diplomate voyageant pour observer les caractères humains plus encore que les paysages inconnus, et pour étudier les gouvernements autant que les races; M. Plauchut, c'est le Français aimable, observant vite et bien, racontant avec grâce et composant, tambour battant, un livre qui restera dans plus d'une bibliothèque; M. Arconati Visconti, c'est le grand seigneur italien, très-artiste et à la fois fort savant, voyageant par amour de l'imprévu et aussi de la découverte dans un pays fort peu connu et pénible à visiter. Une photographie, placée en tête du magnifique volume qu'il vient de publier à Turin nous le montre juché sur un chameau, «ce cheval du désert,» et drapé du costume pittoresque des Arabes. Il faut quelque résolution on l'avouera, pour quitter un palais de Milan où une ville des bords du lac de Côme, et se lancer, en cet équipage, à travers l'Arabie-Pétrée. C'est ce qu'a fait pourtant M. le marquis Arconati Visconti. Son voyage, qu'il se proposait de publier dès 1800, date de l'année 1805. La guerre de l'Italie contre l'Autriche fit de notre voyageur un officier de _bersaglieri_, et l'empêcha de donner son livre à l'impression, il avait déjà, il y a deux ans, envoyé en manière de carte au public, ou plutôt à ses amis, le récit, fort bien fait, d'une très-dramatique ascension au _Mont Rose_. Mais le véritable titre de M. Arconati sera ce _Voyage en Arabie-Pétrée_, dont il publie aujourd'hui, en langue italienne, l'intéressant _Journal_. En 1812, le voyageur Burckardt, en 1818, Irby et Mongles, en 1838, Robinson avaient déjà suivi, à travers l'Arabie-Pétrée, l'itinéraire de M. Arconati Visconti; mais ils n'avaient certes pas étudié d'aussi près que lui les moeurs de ces pays. M. Arconati nous avertit, en effet, qu'une certaine pratique de l'arabe vulgaire, lui a permis de comprendre toujours la parole arabe, si variable selon que c'est le fellah d'Égypte qui la parle, le Syrien ou le Bédouin de l'Arabie-Pétrée. Cette connaissance de la langue assurait déjà à M. Arconati un certain avantage; puis, sans avoir, comme il le dit, la prétention d'avoir accompli une expédition scientifique, son érudition lui a cependant permis de nous donner, dans ce journal, outre des impressions charmantes, bien senties et bien rendues, nombre de renseignements archéologiques ou géographiques, et de recherches qui intéressent fort les naturalistes. M. Arconati a étudié en Arabie, non-seulement les hommes et les monuments, mais les plantes et les êtres. L'album qui accompagne son grand, ouvrage contient des figures gravées d'insectes bizarres (l'_Acridium peregrinum_, par exemple), ou de coquillage totalement inconnus, entre autres celui qui portera désormais le nom du voyageur, l'_Elathia Arconatii_. Le _Journal d'un voyage en Arabie-Pétrée_ commence par Paris. C'est de Paris que M. Arconati part accompagné du peintre E. Melzmacher, dont les peintures photographiées ornent maintenant ce livre. Le voyageur s'embarque à bord de l'_Araxe_, voit bientôt Malte disparaître à l'horizon, aborde dans la Basse-Égypte, et après avoir étudié à Alexandrie la culture du coton, sans compter la visite à la colonne de Dioclétien, au Caire, la _fantasia_ du Rhamadan et les Pyramides, puis les cafés arabes, les moeurs, les légendes, celle des _Afrit_ entre autres, qu'il conte si bien, il part pour Suez et de Suez pour Ain Musa, Uadi, Ghurandel, villes inconnues, solitudes étranges, terres brûlées où çà et là le voyageur rencontre encore des tombes romaines. La mer Morte et la Palestine forment la dernière partie du _Viaggio in Arabia Petrea_. M. Arconati s'occupe là de la faune et de la flore des mollusques étranges ramassés le long de la mer Rouge, au golfe d'Ell Agabah. Encore une fois, sa science avenante n'est jamais en défaut, et son esprit délié comme celui d'un Parisien, poétique aussi comme celui d'un fils d'Italie, est toujours en éveil dans ces pages sans prétention et pourtant pleines de traits et de couleur. Je souhaiterai vivement qu'un traducteur français pût faire connaître à notre publie ces pages curieuses du voyageur nouveau, qui cite avec beaucoup d'à-propos ce proverbe arabe: --Qui vivra verra, mais qui voyagera verra plus encore! M. le baron de Hübner, qui certes n'aime pas plus la France, et ne parle pas avec plus de pureté le français que M. le marquis Arconati a cependant, pris un plus rapide chemin pour se faire connaître à nous. Il a écrit son _Voyage autour du monde_ en français. Voilà un livre qui est fort intéressant et à méditer d'un bout à l'autre. Ce n'est plus à travers l'Arabie-Pétrée, les mornes plaines, les solitudes désolées qu'il nous conduit, c'est à travers l'Amérique turbulente, la Chine où l'homme pullule, le Japon, qui se transforme et _s'européanise_, si le néologisme m'est permis. M. de Hübner, qui, tout autrichien qu'il est, écrit notre langue avec une correction rare, un sel très-savoureux, n'est pas un voyageur enthousiaste qui s'enflamme et se passionne. Il voit juste et d'une façon calme, mais il pénètre avec infiniment de sagacité dans le secret des moeurs. On n'est pas diplomate pour rien. C'est ainsi que l'intensité et la profondeur radicale des réformes au Japon ne laisse pas que de l'effrayer un peu. Il se demande si l'Asie a beaucoup à gagner à se costumer des pieds à la tête à l'européenne. Les soldats japonais ressemblent aujourd'hui à nos chasseurs de Vincennes, leurs ambassadeurs sont vêtus comme nos préfets. Est-ce là le progrès absolu, et ne pouvait-on souhaiter mieux de cette Athènes asiatique? L avenir dira si les craintes de M. de Hübner étaient fondées. En attendant, il faut lire ce _Voyage autour du monde_, un des meilleurs ouvrages qu'on ait depuis longtemps publiés. La lecture en est facile, et, à coup sur, tout aussi agréable qu'un roman. Ce ne sont pourtant pas des phrases que nous donne M. de Hübner, mais des faits. Seulement (comment s'y prend-il?), il les présente avec un art infini, une clarté qui plaît, une justesse de réflexion qui fait songer. Ajoutez à cela qu'on sent à travers les pages de M. de Hübner une sympathie vraie pour la France, sympathie qui nous touche autant que le livre nous charme. On a déjà dit qu'avant vingt ans, les meilleurs ouvrages seraient faits par des gens qui ne se piqueront pas d'écrire par métier et en vérité, les voyages de M. le baron de Hübner et de M. Arconati Visconti seraient là pour prouver que celui qui a risqué ce paradoxe a dit simplement une vérité. Jules Claretie. INCENDIE DE L'ALCAZAR DE MARSEILLE Dans la nuit du 24 au 25 juin dernier, le café-théâtre de l'Alcazar, situé cours Belzunce, à Marseille, est devenu la proie des flammes. Il était minuit environ. La pantomime allait finir, les flammes de Bengale s'allumaient pour l'apothéose et commençaient à embraser la scène de leur lumière rouge. Les spectateurs s'apprêtaient même à sortir, et un grand nombre étaient déjà debout, se dirigeant vers la porte donnant accès dans la cour intérieure. Tout à coup, le cri: Au feu! retentit sur la scène et l'on vit les flammes s'élever aussitôt le long des portants des coulisses, et atteindre en un clin d'oeil les frises. La panique sur la scène et dans la salle fut générale, et en un instant l'évacuation eut lieu, sans accident, heureusement. La cour présenta alors un aspect bizarre. Tout le monde fuyait de tous côtés se dirigeant vers la porte de sortie: artistes en costumes, soldats et spectateurs. Pendant ce temps, le feu avait embrasé déjà toutes les coulisses et la scène, qui s'effondraient avec des craquements sinistres, et il commençait à envahir la salle par les galeries et l'orchestre. A ce moment, tout espoir de circonscrire le feu dans l'espace étroit réservé aux loges des artistes fut perdu. Il était même difficile de rester dans la salle ou d'essayer d'enlever quoi que ce soit de devant le feu, qui gagnait avec une rapidité foudroyante. Cependant les pompiers avertis commencèrent à arriver, et à minuit vingt minutes les pompes étaient placées prêtes à manoeuvrer. Mais, hélas! le feu n'attendait pas, lui, et dix minutes plus tard, à minuit et demi, tout s'abîmait, et de l'Alcazar il ne restait plus que les ruines lamentables que représente notre dessin. La cause de l'incendie est attribuée à une fusée qui, maladroitement lancée dans la pantomime, avait mis le feu à un décor en papier du fond de la scène. X. L'INCENDIE DE L'ALCAZAR DE MARSEILLE.--Aspect des ruines après le sinistre. D'après la photographie de M. Melchion. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE _L'Aquarium d'eau douce et d'eau de mer_, par J. Pizzetta. Paris (Rothschild), 1873.--Il est rare qu'un auteur fasse l'éloge d'un éditeur, et pour cause. Cependant nous serions injuste si nous nous refusions à reconnaître que M. Rothschild, l'habile et intelligent éditeur, quelque peu apparenté avec ses célèbres homonymes de la finance, ne recule devant aucune dépense pour composer son fonds de librairie avec le meilleur choix de livres, dont la plupart sont splendidement illustrés. Les ouvrages que nous avons sous les yeux se recommandent plus particulièrement par leur actualité et leur utilité générale. Autrefois on ne pouvait, à moins de dispendieux déplacements, étudier les animaux aquatiques qu'empaillés ou conservés dans de l'esprit de vin; aujourd'hui nous pouvons au moyen d'un aquarium, nous procurer en quelque sorte à domicile le spectacle de leurs mouvements et de leurs moeurs. L'aquarium primitif, le père des gigantesques aquariums qui figurent dans les grandes expositions de l'industrie, c'est le modeste bocal aux poissons rouges. Ce dernier peut être varié à l'infini, et servir de séjour non-seulement à des animaux, mais à des plantes aquatiques, comme l'a très-bien montré M. Pizzetta dans son livre, l'_Aquarium_, qui sera aussi utile aux naturalistes qu'agréable aux amateurs. _Les Plantes médicinales et usuelles_, par H. Rodin. Paris (Rothschild), 1873.--On a publié beaucoup de livres sur _les Plantes médicinales et usuelles_; mais aucune ne résume cette matière plus simplement et plus clairement que celui de M. Rodin. Il est facile de s'apercevoir que l'auteur à lui-même observé les plantes qu'il décrit. M. Rodin doit être un herborisateur intrépide, de la famille de ceux qui sont, comme j'en connais, capables d'aller de Paris à Beauvais et plus loin, à la recherche d'une espèce curieuse ou intéressante, telle que l'airelle rouge (Vaccinium vitis idæa L), introuvable dans nos environs. _La vie; Physiologie humaine appliquée à l'hygiène et à la médecine_, par le docteur Gustave Le Bon. Paris (Rothschild), 1873.--L'ouvrage de M. le docteur Le Bon est un excellent traité de Physiologie, mieux conçu et mieux rédigé que la plupart des livres de ce genre. Les phénomènes de la vie y sont très-méthodiquement exposés, et les gravures, intercalées dans le texte, font très-bien ressortir la forme et la structure des organes, qui ne sont que les instruments des fonctions. Celles-ci constituent la base ou pour ainsi dire la pensée de la vie. Les organes leur sont complètement subordonnés; ils se modifient suivant les milieux où s'accomplissent les fonctions. Nous avons vu avec plaisir que l'auteur a accordé une place à la partie historique qui représente la véritable philosophie de la science. _Les Enfants_, par Champfleury; quatrième édition. Paris (Rothschild), 1873.--_Les Enfants!_ Voilà un titre merveilleusement bien choisi pour une époque où chacun cherche dans l'éducation la solution du problème de l'avenir. Mais ce n'est pas seulement le titre qui est attrayant, le livre de M. Champfleury offre une lecture pleine de charme. L'auteur, ou le voit, aime les enfants, et il veut que tout le monde les aime comme lui. Les gravures qui les représentent avec leurs hochets et au milieu de leurs jeux sont commentées avec cette finesse d'artiste dont M. Champfleury possède le secret. Jean l'Ermite. EXPLICATION DU DERNIER REBUS Les saints pauvres n'ont pas de litanies. [Illustration: Nouveau rébus.] End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 1585, 12 Juillet 1873, by Various *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 46314 ***