*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 45679 *** LES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE, SELON QUE ELLES SONT CONSERVÉES EN L'ÉGLISE DE SAINT-DENIS EN FRANCE. PUBLIÉES PAR M. PAULIN PARIS, De l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres. TOME CINQUIÈME. PARIS. TECHENER, LIBRAIRE, 12, PLACE DU LOUVRE. 1837. CI COMENCE L'ISTOIRE AU ROY PHELIPPE, FILS MONSEIGNEUR SAINT LOYS. I. ANNÉE 1270 _Coment le roy de Secile frère saint Loys vint en l'ost des crestiens._ [1]Nous avons du bon roy Loys, de louenge digne, exposé au mieux que nous poons les fais et la grant bonté qui estoit en luy, si comme il trespassa de cest siècle au chastel de Carthage. Si est nostre propos de exposer les fais Phelippe son fils qui estoit digne de honneur et de louenge. Jasoit ce qu'il ne fust pas lettré, estoit-il doux et débonnaire envers les prélas de saincte églyse, et vers tous ceux qui convoitent le service Nostre-Seigneur. Et si comme son père estoit en Aufrique devant la cité de Tunes, à grant ost de nobles hommes et puissans qui grant propos avoient de bien faire, et la foy nostre Sire essaucier par les bonnes exemples qu'il véoient en luy, avint qu'il trespassa, et que le royaume vint à monseigneur Phelippe son fils à gouverner, en l'an de l'Incarnacion mil deux cens soixante et dix. [Note 1: La vie de Philippe III est presque entièrement due à Guillaume de Nangis, qui la composa en latin et sans doute en rançois, comme il avoit fait son histoire générale. Mais il arrive souvent que le texte françois modifie le texte latin, et que l'auteur ne reproduit pas exactement la même idée. (Voy. _Duchesne_, tom. V, p. 516. _Gesta Philippi tertii_.)] La nouvelle ala parmi l'ost que le roy estoit mort, si en fu moult troublé le peuple. Mais il n'en faisoit mie moult grant semblant en appert, que ceux de Tunes ne s'apperceussent de cel dommage qui leur estoit avenu. Si comme il estoient en tel point, il apperceurent la navie au roy de Secile qui venoit najant à force de gent par mer: si commanda[2], quant on devroit prenre terre, que on sonnast trompes, buisines et araines, si que son frère le saint roy et les barons fussent lies et esbaudis de sa venue. [Note 2: _Commanda_. Le roi de Sicile commanda.] Si comme le roy de Secile prenoit son port, si se merveilla moult pourquoy les gens de l'ost estoient si mat et si pesans, et qu'il ne luy firent belle chière; car en l'heure que il issy de sa navie, son frère mist hors l'esperit à Dieu. Et il demanda à aucuns que ce povoit estre? et il luy fu dit que son frère le roy de France se mouroit, et que il se hastast tost, et que on ne cuidoit point qu'il le peust trouver en vie. Quant le roy de Secile oï la nouvelle, si se pourpensa et averti que sé il faisoit semblant de douleur et de tristesse, que la compaignie de l'ost s'en pourroit trop forment esmaier et espoventer et chéoir en désespérance; et sé les Sarrasins s'en appercevoient, il leur donroit matière d'assaillir. Pour ceste chose il fit la meilleure chière et la plus lie à ceux qu'il encontra; et si vint aussi liement en l'ost comme sé il venist à une noce, et se hasta moult de venir à son frère, si le trouva tout chaut, car son esperit estoit tout maintenant issu. Tout maintenant que il vit son frère deffiné, il se mist à genoux et recommanda l'ame de son frère, en depriant Nostre-Seigneur que il eust l'ame de luy; et luy coururent les larmes des yeux. Adonc si se pourpensa que c'est nature de femme de plorer, si se dreça et regarda entour luy tout aussi fermement comme sé il ne luy en fust à riens. Lors après, commanda que le corps fust apresté et conroié et oingt de précieux oingnemens: ceux à qui il fu commandé le mistrent et appareillèrent si comme l'en devoit faire. Quant il fu oingt et appareillié, le roy Charles demanda les entrailles à monseigneur Phelippe son nepveu; si les fist porter comme sainctes reliques en Secile, et les fist mettre en une abbaye de l'ordre de Saint-Benoist assez près de Palerme[3], qui est nommée Mont royal. Les ossemens furent mis en un écrin moult bien embasmé, en riches draps de soie, avec grant foison d'espices souef flerans, et furent gardés bien et chièrement, tant qu'il furent aportés à Saint-Denys en France, là où le bon roy avoit esleu sa sépulture, avec les anciens roys de France qui y reposent. Et donna moult de biaux joiaux au temps qu'il vivoit à l'églyse Saint-Denys, si comme couronne d'or et riches aournemens et précieux, et conferma tous les privilèges que ses devanciers avoient donnés à la devant dicte églyse. [Note 3: _Palerme_. Je ne sais comment Ducange (_Observations sur Joinville_) a pu dire que Nangis auroit dû écrire _Salerne_, près de laquelle étoit Montréal. La vérité c'est que Montréal est en Sicile, près de Palerme.] II. _Coment Guy de Baussoy fu pris des Sarrasins_. Tantost que le service du bon roy fu dit et célébré, le roy de Secile fist tendre ses trefs par devers la mer, loing de l'ost de France par l'espace d'une petit liue, et avoit bien quatre milles entre l'ost de rance et la cité de Tunes. Si estoient les Sarrasins coustumiers chascun pour de venir paleter en l'ost, et lançoient et traioient sajettes et avelos. Les François qui gardoient l'avant garde et deffendoient l'ost, que les Sarrasins ne se férissent en l'ost soubdainement, occioient assez de Sarrasins quant il les povoient de près encontrer, si comme il couroient de çà ou de là; aucunes fois de costé, aucunes fois evdant, aucunes fois en trespassant; et estoient les François moult lies quant il povoient joindre à eux. Aussi faisoient les Sarrasins: quant il povoient encontrer trois ou quatre ou dix ou douze, dessevrés de la compaignie des autres, il les occioient; mais sé il en véissent cent ou deux cens qui venissent à eux, maintenant il tournassent en fuie. La manière des Sarrasins est telle qu'il ne font fors que les gens esmouvoir en jectant et en lançant javelos; et quant il voient que les gens sont tous près de combatre, il tournent en fuie. Une journée avint que les Sarrasins approchièrent bien près des crestiens, et leur jettèrent, souvent et menu, dars et javelos, et en navrèrent aucuns. Pour ceste chose s'esmurent aucuns nobles chevaliers, si comme Guy de Baussoy[4] et Hue son frère, et aucuns bons combateurs, et se férirent ès Sarrasins, et Sarrasins saillirent sus d'un agait où il estoient muciés; si enclostrent Guy de Baussoy et Hue son frère. Mais il firent avant moult grant occision de Sarrasins et grant mortalité: si ne porent estre rescous, car quant la noise fu encommenciée et ceux de l'ost le sorent, si coururent aux armes pour eux aidier et issirent hors et passèrent les fossés qui estoient entr'eux et les Sarrasins. Soubdainement un vent se leva grant et horible avec grans estourbeillons qui le sablon et la poudre leva contremont en l'air, et féri les François parmi les ieux et les avugloit tous, si que il ne savoient chemin tenir. Quant les Sarrasins virent le vent estre contraire, si prisrent paeles et autres instrumens, et le sablon levèrent contremont pour mieux avugler les François et empeschier; si que à celle journée il ne porent riens faire, mais retournèrent dolens et courrouciés, pour ce qu'il ne porent rescourre Hue de Baussoy et ses compaingnons. [Note 4: _Guy de Baussoy._ «Guido de Bauceio.» Ces chevaliers étoient provençaux ou aragonnois. Le pape Martin IV, dans une de ses lettres, cite Hugues de Baucey, ou Baucel, comme l'un des principaux barons du roi d'Aragon. (Voy. _Duchesne_, t. V, p. 878.)] III. _Coment le roy de Secile issi à bataille contre Sarrasins et en occist trois mille sans ceux qui furent noiés._ Autre fois avint, environ l'eure de prime, que Sarrasins s'armèrent et vindrent bien près des tentes aux François; et commencièrent à traire et à lancier en courant à mont et à val, de costé et de travers, selon leur usage, pour esmouvoir à combatre. Et estoient si grant nombre que à paine les povoit-on nombrer; et il couvrirent toute la terre de toutes pars, et s'espandirent partout, ainsi comme s'il voulsissent tout prendre et acouveter[5]; et sonnèrent timbres et tabours, et demenèrent grant noise et grant ton: par tels tons et par tels noises cuidièrent espoventer les François. [Note 5: _Acouveter._ Couvrir. Nous avons gardé dans un sens analogue, _couver_.] Quant les François virent leur contenance, si coururent sus aux armes, désirans de joindre à eux et de combatre, et issirent des tentes, et s'espandirent parmi le plain champ. Quant Sarrasins virent tant de belle gent venir contre eux si bien armés et si bien atournés, si se doubtèrent à combatre à gent de si grant vertu, et tournèrent en fuie sans cop férir. Le roy de Secile qui loing estoit logié d'eux, issi hors de ses heberges, et avec luy les nobles combateurs de sa compaignie, et les suivi de loing en costoiant. Quant il fu près d'eux, si fist semblant de fouir en alant au devant, ainsi comme s'il ne les osast attendre, et fouy bien par l'espace d'un mille; et les autres le commencièrent à enchacier à coite[6] d'esperon. Quant le roy ot foui, si fist signe de retourner à ses hommes, et ceux qui bien l'entendirent si retournèrent et enclostrent les Sarrasins, et se férirent en eux ainsi comme le loup entre les brebis, les glaives entre les poings et les espées et les coustiaux d'acier. Si en tuèrent tant que la trace en estoit grant parmi le champ, et sembloit que ce feussent moutons qui géussent mors emmi le champ; et crioient et muioient en leur languaige moult horriblement. [Note 6: _Coite._ Pointe.] A ce poindre furent occis trois mille Sarrasins par nombre, sans ceux qui saillirent en la mer et se noièrent: les autres qui s'en fouirent tresbuchièrent ès fosses qu'ils avoient faictes au sablon et couvertes, pour faire tresbuchier les crestiens, qu'il ne porent eschiver; né ne leur en souvenoit, pour la grant paour qu'il avoient de mourir, et le sablon et le sanc qui les féroit parmi les ieux leur tolloit à veoir le chemin qu'il devoient aler. Ainsi se vengièrent les crestiens de leur ennemis par le sens et par la cautelle au roy de Secile. IV. _Du chastel de fust que le roy fist faire pour les Sarrasins affamer dedens la marine._ Les Sarrasins de Tunes avoient fichiés leur tentes et leur paveillons droit à l'encontre des heberges des François, et estoient loing l'un de l'autre par l'espace de quatre milles. Si estoient les Sarrasins par devers Tunes, si avoit entre la cité et les Sarrasins rigort[7] de mer et iaue de mer courant qui s'en aloit en traversant par devers les montagnes. Né ne povoient venir à Tunes sans passer outre à navie, car le fleuve y estoit large et parfont pour ce que l'iaue de la mer chéoit dedens. Et quanqu'il failloit et estoit nécessaire en l'ost des Sarrasins venoit parmi ce fleuve de la cité de Tunes, si que les Sarrasins n'avoient point de souffraite de viandes né de nulle chose. [Note 7: _Rigord._ Golfe.] Les François s'assemblèrent ensemble et prisrent conseil cornent il pourroient empeschier le passage par où viande venoit aux Sarrasins, ou du tout tollir; si que les Sarrasins, sé il povoient, ne peussent illec demourer né tenir siège. Si assemblèrent grant foison de bois et de merrien; quant il fu assemblé, si fu devisé que on feroit un chastel grant et large, si que il peust estre dedens sergens d'armes preux et hardis qui bien viguereusement lançaissent et tréissent et jectassent sus les javelos aux Sarrasins, si que il les peussent despecier et tollir la viande qui leur venoit de Tunes. Et sur le rivage de la mer, par dehors, estoient arbalestriers et autres sergens pour deffendre le chastel, et avoient galies toutes prestes pour entrer plus avant en la mer toutes fois que mestier en seroit. Quant il orent ainsi ordenné leur besoigne, le roy Phelippe manda son charpentier qui moult se savoit entremettre de telle besoigne, et luy commanda qu'il féist un chastel hastivement; et celluy fist son commandement, et apresta galies bien armées et moult bien appareilliées, et y fist entrer grant foison de sergens preux et hardis, avec moult grant foison de avirons, et coururent parmi la mer contre leur ennemis, et pristrent tous les vaissiaux qui portoient la viande aux Sarrasins, et aucuns en tresbuchoient et plungeoient en la mer. Le chastel[8] eust esté fait et acompli en pou de temps sé il ne fussent accordés ensemble. [Note 8: _Le chastel_ de fust ou de bois.] V. _Du roy de Tunes, coment il vint contre François._ Si comme le roy de Tunes estoit en tel point, il manda secours et aide aux autres Sarrasins; si assembla roy et admiraux et autres princes qui luy vindrent en secours. Quant il ot ainsi assemblé tant de Sarrasins comme il pot avoir, si se conseilla en quelle manière et coment il pourroit les François destruire, ou chacier hors de son pays. Si luy fu conseillié qu'il alast sur eux à bataille rangiée, si les espoventeroit né n'oseroient demourer quant il verroient sa puissance. Si se levèrent bien matin et s'armèrent de toutes armes selon leur usage et leur guise; et amenèrent avec eux tout leur povoir et toute leur force, à pié et à cheval, à bataille rengiée. Et quant il approchièrent, il commencièrent à glatir et usler à haute voix, et à menacier François en leur langaige, et sonner trompes et buisines et autres divers instrumens; et s'eslargirent parmi le champ, pour ce que les François cuidassent qu'il fussent sans nombre et si grant foison que il ne peussent à eux durer; et faisoient trop malement grant semblant qu'il voulsissent bataille. Quant ceux qui gardoient l'ost virent celle gent venir, si commencièrent à crier parmi l'ost: _Aux armes! pour la force de Tunes qui vient sur nous._ Tantost coururent aux armes François et les autres nacions qui avec eux estoient, et vestirent leur haubers, et lacièrent leur ventailles, et montèrent à cheval les lances ès poings, les escus à leur cols, et prisrent leur enseignes de diverses couleurs. Le roy de France se arma, le roy de Secile, le roy de Navarre, et les ducs et les contes et les autres barons de l'ost; et issirent de leur heberges bien et hardiement, et se rengièrent parmi le champ et ordenèrent leur batailles si comme il devoient aler. Ne doubtoient riens fors que Sarrasins ne s'en fouissent sans coup férir et sans lancier en aucune manière, et mistrent les arbalestriers au devant et les gens de pié, et ordenèrent après qui seroit premier, et qui second et qui tiers, selonc ce qu'il leur sembloit bon et prouffitable à aler contre leur ennemis. Et pour ce que les Sarrasins ne venissent de costé ou d'autre part, aux heberges et aux tentes, il laissièrent le conte d'Alençon, frère le roy de France, avec toute sa gent et le maistre de l'Ospital. L'oriflambe saint Denys fu contremont dreciée, dont sorent bien certainement François que c'estoit certain signe de combatre à leur ennemis, s'il ne fuioient. Quant les Sarrasins virent l'ost des crestiens si noblement armé et si richement, si en furent moult esbahis, et orent si grant paour que il s'enfuirent à leur tentes et à leur paveillons au plus tost que il porent, né ne furent oncques si hardis qu'il osassent illec demourer, ains s'en passèrent oultre, jusques à la cité de Tunes de tels en y ot[9]. Et quant les François virent ce, si firent crier en l'ost, de par le roy de France, que nul ne fust si osé qui tendist la main au gaaing, jusques à tant qu'il sauroit la couvine des Sarrasins et leur estat, et qu'il eust souverainne victoire; car aucunes fois avoient esté déceus les crestiens; quant il couroient à gaaing, leur ennemis les espioient tant qu'il estoient troussés, puis leur couroient sus et les occioient à leur volenté. [Note 9: _De tels en y ot_. Il y en eut même qui retournèrent jusqu'à Tunis.] Le roy de France et les barons passèrent tout oultre parmi les tentes aux Sarrasins, et les chacièrent tant qu'il les embatirent tous ès montaignes. Le roy de France et les autres barons virent les montaignes hautes et périlleuses, si ne vouldrent plus aler avant pour les armes pesans et pour le travail des chevaux, et pour aucuns aguais qui povoient estre ès repostailles des montaignes; si se mistrent au retour, et s'en vindrent parmi les tentes aux Sarrasins, et fu commandé que quiconques vouldroit aler au gaaing, qu'il y alast tantost: les gens à pié et les autres assaillirent les paveillons et les tentes; et prisrent quanqu'il trouvèrent dedens, boeufs, moutons, pain et farine, et moult d'autres choses prouffitables. Et aussi trouvèrent des Sarrasins malades et enfermes qui ne povoient fouir ainsi comme faisoient les autres; si les tuèrent et puis boutèrent le feu dedens les paveillons; si ardirent quanqu'il estoit dedens demouré, et néis[10] les Sarrasins qu'il avoient tués furent tous ars. Les Sarrasins qui s'en estoient fouis virent le feu en leur paveillons, si furent moult embrasés de courroux et de ire, meismement pour ce qu'il savoient bien que leur amis estoient tous ars et destruis et afolés. Quant les crestiens orent tout ars et destruit, si s'en retournèrent droit à leur heberges rengiés et serrés, dolens de ce qu'il n'avoient eu point de bataille. [Note 10: _Néis_. Même.] VI. _Des diverses maladies qui avindrent en l'ost des crestiens._ Grand pestilence de moult grans maladies commença parmi l'ost des crestiens. Les uns avoient dissintère, les autres agües et continues fièvres, les autres estoient enflés, les autres moururent soubdainement, et les autres qui eschapoient estoient si langoureux qu'il ne se povoient ressourdre[11] né aidier. De ceste pestilence se douloient moult les Sarrasins aussi comme les crestiens ou plus, et gisoient comme pourceaux tous pasmés et tous mors en leur heberges; et les autres mouroient de mort soubdainnement pour la grant corruption de l'air. [Note 11: _Ressourdre_. Relever.] Quant le roy[12] vit courre ceste pestilence parmi son ost, il se départi de son ost, et puis se muça ensoubs terrines pour eschiver celle grant pestilence qu'il ne perdist la vie. Les anciens Sarrasins qui estoient esprouvés en esperience, disoient que l'air estoit corrompu des charoignes des chevaulx et des gens mors qui gisoient sur la marine, tous corrompus et tous puans. Ainsi comme le roy de Tunes vit celle pestilence et celle grant mortalité de sa gent, et avec ce que crestiens en avoient occis une grant partie, si ne sut que faire né que dire né coment il pourroit durer contre si grant gent. Si se conseilla à sa gent, meismement à ceux qu'il cuidoit estre plus sages, et leur requist et demanda qu'il pourroit faire, né coment il se pourroit délivrer des François qui luy avoient son païs gasté, et sa gent occise? si luy fu conseillié qu'il mandast au roy de France que volentiers pacefieroit à luy en aucune manière souffisamment, ou par trièves ou autrement. [Note 12: _Le roy_. Le roi de Tunis.--_Ensoubs terrines_. Cavernes.] Adonc prist le roy de Tunes message, et luy commanda qu'ils alast au roy de France et luy dist que volentiers s'accorderoient à luy et aux autres. Le message s'en tourna et vint en l'ost et monstra signe qu'il estoit messager: si luy fu envoié un messager qui bien savoit parler arabic. Si luy demanda le message à qui il estoit, et il luy dist qu'il estoit messager le roy de Tunes, et luy dist tout son message et qu'il queroit. Le message le mena à la court le roy, et fist entendant au roy et aux autres barons qu'il voulloit dire. Le roy de France regarda qu'il ne pooit pas faire grant prouffit de demourer en ce païs, pour ce meismement que les Sarrasins ne le voulloient attendre à bataille, et ne finoient de glatir, d'abaier ainsi comme chiens, et ne faisoient que travaillier sa gent, et puis s'en fuioient contremont les montaignes. De rechief il regarda que s'il prenoit la cité de Tunes par force, que il convendroit que il y laissast de ses barons et de son peuple grant partie, et que tuit cil qui demourroient seroient en peril, car il seroient avironnés de toute pars de leur ennemis, et que son ost en seroit moult amenuisié; meismement que son propos estoit d'aler oultre en Surie, et de combatre aux Sarrasins que il y trouveroit, et delivrer la des ennemis de la foy crestienne. Si fu accordé de tout le plus des barons que la cité feust destruicte, et tous les Sarrasins occis que l'en pourroit trouver partout le païs. A ce ne s'accorda point le roy de Secile né le roy de Navarre né assés d'autres barons, pour la grant foison des besans d'or qu'il en devoient avoir, si comme le menu peuple murmuroit, et[13] que le roy de Secile ne s'accordoit pas à la paix fors pour ce que il eust son treu que la ville de Tunes luy devoit, et luy avoit detenu à paier de moult long temps. Ainsi disoit le menu peuple qui ne savoit mie coment on devoit esploitier de telle besoigne. [Note 13: _Et que_. C'est-à-dire: Et ce menu peuple ajoutoit que, etc.] VII. _De la paix du roy de France et du roy de Tunes et des trièves._ Moult fu le roy de France en grant pensée en quelle manière il s'accorderoit au roy de Tunes: si luy fu conseillié qu'il préist les trièves en manière de paix. Si fu en telle manière accordé que le roy de Tunes rendroit et délivreroit tous les despens que le roy de France et ses barons avoient fait en la voie, en fin or pur, et que les trièves seroient tenues fermement, sans point entrelaissier jusques à dix ans. Avec tout ce, il fu accordé que tous les marchéans qui par mer passeroient, s'il arrivoient au port de Tunes, ou sé le vent les y aportoit, ou s'il trépassoient environ son païs, que il trespasseroient franchement sans riens paier; car avant ce, les marchéans estoient en si grant servitute qu'il leur convenoit paier la disième partie de quanqu'il avoient au port de Tunes. Avec ce, il fu devisé et accordé que le roy de Tunes rendroit le treu au roy de Secile si comme ses devanciers avoient fait et rendu chascun an, sans faillir. En la cité de Tunes avoit moult grant foison de crestiens, et avoient leur églyses toutes prestes et édifiées où s'assembloient pour faire le service de Nostre-Seigneur; si comme frères de l'ordre saint Dominique et autres, assés aussi comme marchéans et pélerins et trespassans, si comme gens s'espandent parmi le monde. Tantost comme le roy de Tunes sot la venue au roy de France, il les fist tous prendre et mectre en prisons diverses et villaines: et promist le roy de Tunes que tantost il seroient délivrés, et demourroient au païs franchement sans nulle servitude de nulle riens. Les convenances susdictes furent octroiées, escriptes, jurées et affermées, d'une part et d'autre, au miex que l'en pot et que l'en sot, et délivra le roy de Tunes grant masse de fin or en paiant de la somme qui estoit octroiée. Adonc fu paix criée parmi l'ost, et commandé que nul ne féist mal aux Sarrasins sur la vie perdre. Quant la paix fu asseurée, aucuns des Sarrasins, riches hommes, vindrent veoir la contenance des François et des autres crestiens, et se merveillèrent moult des nobles hommes armés et du grant atour qu'il avoient, et des richesses qui estoient en l'ost: si se humilièrent moult, et offrirent leur services et leur viandes et autres choses, sé mestier en avoient en l'ost. Puis que paix fu faicte, le roy de France et ses barons ne vouldrent plus demourer, si prisrent conseil quelle part il iroient: si regardèrent que il ne povoient point bien accomplir leur pelerinage en manière que ce fust prouffit; meismement que leur gent estoient trop faibles et tous langoureux des maladies qu'il avoient eues devant Tunes; et si estoit le légat mort qui les devoit adrecier et mener en la Saincte Terre. Et espéciaument que le roy avoit eu mandement par certains messages, de par monseigneur Simon de Neele, garde du roiaume de France, et de par messire Mathieu, abbé de Saint-Denis en France, que il se hastast de revenir en sa terre. Et quant il seroit resvertué et reconforté et revenu en santé, si pourroit son veu et son pelerinage accomplir et retourner en la Saincte Terre. VIII. _Coment François se partirent de Tunes et entrèrent en mer, et de la grant tempeste où il périt tant de gens et tant de nefs._ Quant il orent prins conseil ensemble si fu commandé que la navie fust aprestée et que on y portast tout le harnois et tout ce que mestier leur avoit. Dont se mistrent les maistres notonniers à leur nefs qui estoient sur le port de Cartage, là où la royne de France estoit à tout grant foison de nobles dames. Si appareillèrent grand foison de nefs de mas et de gouvernaulx, et se désancrèrent. Le roy Phelippe, et le roy Thibaut de Navarre, et messire Alfons conte de Poitiers, et messire Pierre conte d'Alencon, et messire Robert conte d'Artois, l'évesque de Lengres et pluseurs autres nobles hommes entrèrent en mer; si orent bon vent et ne leur fu de rien contraire. Lors commencièrent les mariniers à sigler et à nagier à grant force d'aviron. Tant alèrent par haute mer qu'il arrivèrent au port de Trappes[14] paisiblement et sans nul contraire de mer né d'autre chose. Quant il furent arrivés, il issirent hors des nefs, et entrèrent en la cité de Trappes; là se reposèrent et attendirent autres navies qui estoient demourées au port de Cartage: qui ne fu pas heureuse chose de demourer[15], car quant il furent en haute mer, Neptunus, un des maistres d'enfer, fu enflé et plain d'orgueil et de desdaing de ce qu'il avoient tant séjourné qu'il n'avoient eu pieça aucune tempeste et aucun encombrement: en mer esmut et hasta tous les espris de tempeste, et leur commanda qu'il se boutassent ès nefs, et que il les feissent hurter si forment comme il pourroient. Tantost le vent se féri ès ondes de mer, et les commencièrent à debouter si fort qu'il sembloit que ce feussent montaignes qui voulsissent monter au ciel. Le temps commença à noircir et obscurcir. Les notonniers virent bien que il avoient tempeste, si coururent aux gouvernaulx et aux avirons; et puis se commencièrent à deffendre des vens et de la tempeste au mielx qu'il porent; chose qu'il feissent ne leur pot riens valoir né aidier, que les mauvais espris se boutèrent en manière des tourbillons en leurs nefs, si firent du pis qu'il porent en leur venue. [Note 14: _Trappes_. «Portui Traparum primæ civitatis Siciliæ appulerunt.» C'est _Trapani_.] [Note 15: _Qui ne fu pas heureuse chose de demourer_. C'est-à-dire: Retard funeste pour ceux qui étoient partis les derniers de Carthage, comme pour ceux qui les attendoient dans la rade de _Trapani_. Tout ce récit de la tempête est plus intéressant dans le françois que dans le latin (Voy. Duchesne, t. V, p. 522.)] Il rompirent les mas et les cordes, et les avirons et les gouvernaulx firent voler par petites pièces en la mer; les nefs demenoient quelle part qu'il vouloient: aucunes fois les faisoient si hault monter qu'il sembloit qu'il voulsissent monter aux nues, et puis les descendoient si aval qu'il sembloit qu'il deussent descendre en abisme: et en ce descendre, la mer entroit en leur nefs en pluseurs lieux, et puisoient de toutes pars, et puis les faisoient courre si roidement que les quartiers et les pièces s'en alloient aval l'iaue; les gens qui dedens estoient périlloient et noioient, et deprioient à Nostre-Seigneur qu'il eust merci de leur ames. Atant ne se tint pas Neptunus, ains envoia une partie de sa mesnie au port de Trappes, si rompirent les cordes et les desancrèrent, et les firent saillir parmi la mer, ainsi comme s'il jouassent à la pelote; puis les faisoient retourner et hurter si roidement l'un à l'autre, qu'il en faisoient les pièces voler, ou il les desrompoient toutes. Une nef y estoit entre les autres qui Porte-Joie estoit nommée, grant et merveilleuse et fort; les cordes en furent rompues et desancrées, si commença à courre parmi la mer ainsi comme sé ce feust une beste enragiée qui courust sus aux autres. Ainsi couroit-elle sur les nefs, et les boutoit de si grant ravine qu'elle les faisoit fondre et plungier en la mer, et couroit de costé et de travers, amont et aval, ainsi comme sé diables l'eussent en conduit. Celle nef Porte-Joie avoit esté faicte pour le corps le roy de France especiaument. Aucunes autres nefs qui venoient de Tunes estoient assez près du port de Trappes, et vouloient arriver et prendre fons, quant la tempeste les surprinst et les mena, aussi roidement comme sé ce feust foudre qui descendist du ciel, au port de Tunes droit dont elles estoient parties. Ceux qui dedens estoient se doubtèrent moult des Sarrasins de Tunes, mais le roy leur commanda qu'il préissent port seurement tant que la tempeste feust passée, et que on leur habandonnast viandes et autres choses dont il se vouldroient aidier. En celle tempeste furent mortes environ quatre mille personnes, et furent quassées et rompues dix et huit grans nefs, sans les petites, plaines de chevaulx et de richesces, et d'autres grans garnisons[16] sans nombre. [Note 16: _Garnisons_. Fournitures.] IX. _De Edouart fils au roy d'Angleterre._ _Incidence_.--Edouart fils au roy d'Angleterre vint au siège de Tunes plus tart que nul des autres, et estoit jà paix faicte quant il vint. Si ne voult point retourner au roiaume d'Angleterre devant qu'il eust esté en la terre de Surie, et que il son veu eust accompli sé il peust. Si s'en passa oultre en la Saincte Terre, et emmena avec luy aucuns chevaliers de France qui bien voulloient souffrir paine pour l'amour de Nostre-Seigneur. Si arriva devant le port d'Acre, car à autre port ne pooit-il seurement arriver, pour ce que le port de Jherusalem et toute la terre de Surie estoit surprinse et encombrée des Sarrasins, fors aucuns chastiaux qui estoient de l'Ospital et du Temple qui estoient sur la rive de la mer, en telle manière et si fors qu'il ne doubtoient point l'assaut des Sarrasins, meismement pour les bons combatteurs qui estoient dedens. Si y avoit autres chastiaux plus avant en la terre, où crestiens tournoient à garant, quant il ne povoient plus endurer l'assaut des Sarrasins; né n'avoit mais en toute Surie que deux cités où crestiens peussent demourer, la cité d'Acre et la cité de Tir. Le soudan de Babiloine avoit tout conquis par la force des Sarrasins. Tir est une bonne cité et deffensable, et est assise au parfont de la mer, avironnée de toutes pars, et est, avec tout ce, de haulx murs fermée, avec grant foison de grosses tours et de petites; né ne doubte assaut de nulle pierre né mangonnel, né nul autre encombrement, mais que ceux de dedens aient assez viande pour eux soutenir; né ne pourroit en nulle manière estre prinse, sé ce n'estoit en trahison. Quand Edouart fu arrivé, ceux d'Acre alèrent encontre et le receurent moult honnourablement. Ilec séjourna et demoura près d'un an, et deffendi la ville des Sarrasins, tant comme il y fu, avec l'aide de ceux de la ville, de l'Ospital et du Temple, bien et suffisamment, selon son estat: car il ne féit oncques chose de grant renom né de quoy on doie faire mencion, que il ne povoit, à si pou de gent comme il avoit, issir hors des murs à bataille contre les Sarrasins, né le soudan contre ceux d'Egipte[17]. [Note 17: Cette dernière phrase rend mal le texte latin: «Cum tam pauca licet probata militia, contra sodanum Babyloniæ, Syriæ et Egypti ac totius Orientis dominum, extra muros in acie confligere non valeret.» (Gesta Phil. III, p. 523.)] Si comme il sejournoit à Acre, si vint à luy un hasassis, et dist que il voulloit parler à luy secrètement: si luy fu mené en sa chambre. Sitost comme le hasassis fu entré en sa chambre si sacha un coustel envenimmé au plus couvertement qu'il pot, et cuida ferir Edouart droit au cuer; mais Edouart l'apperceut venir à luy, si se traist arrières et fouy au coup au plus tost qu'il pot; toutes fois fu-il navré au costé. Sa gent qui environ luy estoient prisrent le hasassis et lui tollirent le coustel, et le battirent et le trainèrent parmi les cheveux contremont le planchier en la sale; si le mistrent en prison villaine et obscure; puis retournèrent à leur seigneur, et demandèrent de quelle mort on feroit mourir le hasassis. Si fu accordé qu'il seroit trainé et puis pendu, mais que on lui demandast qui l'avoit là envoié; et il respondi, «Le viel de la Montaigne son seigneur et son maistre.» De celle plaie fu Edouart malade longuement, et respassa et guari à grant painne. Ainsi comme il estoit en tel point, nouvelles luy vindrent que le roy Henry d'Angleterre, son père, estoit trépassé de ce siècle, et que les barons d'Angleterre le mandoient pour estre couronné. Il fist appareiller sa navie et entra en mer, et vint en Secile, où il fu moult honnouré et receu du roy Charles honnourablement, et luy donna grans dons, et luy fist grans courtoisies. D'ilec se parti et s'en vint en Gascoigne qu'il tenoit adonc en fief du roy de France, et séjourna grant pièce de temps avec Gascon de Biart[18], noble homme et de grant puissance. Puis se mist au chemin, et s'en vint en France, et fu honnouré de pluseurs barons et haus hommes. Dont se mist au chemin et s'en vint au port de Wissent, et passa oultre en son païs. Nostre propos n'est point de descrire les fais des roys d'Angleterre, nous nous en tairons à tant, sé ce ne sont incidences. [Note 18: _Gascon de Biart_. «Cum Gascone de Biardo, terræ illius viro nobili et potente, altercationem aliquantulum habuit. Sed rege Franciæ Philippo mediante, compromisso lis corum ad tempus sopita quievit.» (Gesta Phil. III.) Il s'agit ici de Gaston de Moncade, vicomte de Béarn.] X. _De la mort au roy Thibaut de Navarre._ Si comme le roy Phelippe séjournoit en la cité de Trappes, et l'ost se reposoit pour la grant tempeste qu'il avoit eue en mer, le roy Thibaut de Navarre acoucha malade au lit de la mort; après ce que la maladie le prist, il ne demoura gaires qu'il mourut. De sa mort fu moult esbrechié et amenuisié l'ost de France; si en furent les barons et les autres courouciés et dolens, car c'estoit le greigneur membre de l'ost et le plus puissant homme après le roy de France; et estoit sage homme et donnoit bon conseil, et si estoit large et abandonné de donner à ceux qui en avoient mestier, et especiaument il n'oublioit point les povres. Quant l'ame luy fu partie du corps et il fu mort, il fu commandé que les entrailles fussent mises hors, et qu'il fust cuit et conroié de bonnes espices et de flairans; les entrailles furent mises en une églyse en la ville de Trappes, et le corps fu embasmé et envelopé et mis en un escrin bien et gentement, et fu gardé et aporté avec le corps saint Loys jusques en France. Si fu enterré moult honnourablement au chastel de Provins, au moustier des frères meneurs. La royne Marie sa femme prist si grant douleur en son cuer de la mort son mari, et de la mort le roy saint Loys son père et de ses autres amis, que elle ne vesqui que un pou de temps, né n'ot oncques puis joie en son cuer. Si, comme elle estoit assez près de Marseille, la maladie la prist dont elle mourut; si commanda que elle fust enterrée à Provins de lès son seigneur: le royaume de Navarre et la conté de Champaigne vindrent à monseigneur Henry, frère du roy Thibaut. XI. _Coment le roy de France et son ost se partirent de Trappes, et coment sa femme la royne mourut._ Le roy de France séjourna à Trappes tant que son ost fu refreschi et reposé: puis il commanda que son ost fust arrouté, et que il se missent droit au chemin vers Palerme, et que le harnois et les autres choses fussent conduites par mer après l'ost. Il n'a d'une cité jusques à l'autre que deux journées; tantost se mistrent au chemin, et firent tant qu'il vindrent à Palerme. La cité de Palerme est le maistre siège de toute la terre de Secile et la maistre cité; et si dient aucuns que Messines doit estre le maistre chief, pour ce que Messines est plus riche et plus plaine de marchéandise et de gent: ilec séjourna le roy quinze jours entiers. Après ce, il fu commandé que l'ost s'avançast et se mist au chemin droit à Messines; si entrèrent au far et passèrent tout oultre à navie; puis entrèrent en la terre de Calabre et passèrent tout oultre sans séjourner. Puis entrèrent en la terre de Puille et cheminèrent tant qu'il vindrent en une cité qui a non Martrenue[19]. Si advint que madame Ysabel, femme le roy Phelippe, passoit le fleuve qui estoit dessoubs la cité sans navie, si la hurta le cheval sur quoy elle séoit si forment que elle chéy et tresbucha à terre, si se desroia et desrompi toute, et si estoit enceinte et toute plaine d'enfant. Quant elle fu dresciée, elle fu portée à une autre cité qui a nom Cousance, et de douleur et angoisse que elle ot elle ala de vie à trespassement; dont le roy fu moult dolent et moult couroucié, et tous les barons de France et tous les autres en furent troublés: l'en fist célébrer son service en grant dévocion. [Note 19: _Martrenue_. Aujourd'hui _Martorano_. «Dum quemdam fluvium subtus Matrenensem urbem Calabriæ pertransisset absque navigio.» (Gesta Philippi III, p. 524.)] Après le service, s'acheminèrent et entrèrent en la terre de Labour, et puis en celle d'Espaigne[20], et errèrent tant qu'il vindrent à Romme. Illec séjourna un pou de temps, et requistrent les apostres et les sains. D'ilec s'en alèrent droit à Viterbe, là où la court estoit. Mais il n'y avoit point d'apostole, et estoient les cardinaux en grant descort pour faire apostole. Pour ceste chose, il furent enclos et enserrés en une sale, et leur dist-l'en bien que jamais n'istroient jusques à tant qu'il eussent fait nouvel pape. Le roy Phelippe leur pria et admonesta pour Dieu et pour leur ames qu'il fissent honnestement tel pasteur qui fust proffitable à saincte églyse gouverner, et baisa chascun en la bouche en remembrance de paix et franchise, et que il ne missent en oubli l'admonestement que il leur avoit dit. [Note 20: _D'Espaigne_. Bévue de copiste. Il falloit Campaigne. (_Campanie_.)] XII. _Coment Guy de Montfort occist Henry le fils au roy d'Alemaigne pour ce qu'il avoit occis son père._ Avant que le roy de France venist à Viterbe né que il fust en la ville entré, Henry le fils au roy d'Alemaigne vint en la cité. Guy de Montfort sot bien sa venue, si se hasta moult de savoir son repaire et où il estoit. En moult grant pensée estoit coment il le pourroit occire. La cause pour quoy ce estoit fu pour ce que Simon de Montfort conte de Lincestre, père de celluy Guy, fu occis en bataille par le conseil de celluy Henry. Tant fu espié de jour et de nuit que Guy le trouva en l'églyse Saint-Laurent assez près de son hostel; si le cuida chacier hors du moustier, si ne pot pour la presse de la gent. Quant il vit qu'il ne le pourroit avoir, si le féri d'un coustel parmi le corps, si que il chéy à terre du grant coup que il luy donna, puis le traina hors du moustier. Henry luy cria merci jointes mains qu'il ne l'occist mie! et il repondi: «Tu n'eus point pitié de mon père et de mes frères.» Si le féri de rechief du coustel qu'il tenoit, trois fois ou quatre, tant qu'il le laissa tout mort. Oncques la gent Henry ne furent si osés qu'il s'osassent mouvoir, pour la mesnie Guy qui près estoient pour eux occire maintenant. Quant ce fu fait, Guy monta et sa compaignie qui tous estoient près de luy recevoir; si s'en ala tout droit au conte Raoul de Toscanne; car il avoit sa fille espousée, et devoit tenir toute sa terre après son décès. L'en aporta nouvelles au roy de France de la mort Henry d'Alemaingne et coment il avoit esté occis, si en eut despit et desdaing de ce que Guy avoit fait si villain fait et si villain meurtre en la présence de sa venue, et commanda que s'il venoit à sa court que il fust pris et retenu. Puis en souffri Guy grant pénitence, car il en fu enchartré en un fort chastel et y demoura tant que l'apostole luy fist grace et miséricorde. XIII. _Coment le roy passa Lombardie._ Ne demoura guaires que le roy de France se parti de Viterbe, luy et sa gent, et passèrent le mont de Flascon[21], et entrèrent en Toscanne; et tant errèrent que il vindrent à Orbevire[22] et montèrent le mont de Bergue, et passèrent la cité de Florence, et entrèrent ès plains de Lombardie et vindrent droit à Bouloingne la crasse. Illec se reposèrent une journée et l'endemain bien matin s'en partirent et s'en vindrent tout droit à Cremonne. Là trouvèrent les bourgois de la ville si orgueilleux et si vilains que il ne vouldrent pas livrer hostel aux chambellans le roy, pour son propre corps hebergier, ains convint que le roy fust hebergié aux Frères meneurs. Si leur fu dit et conté des sages hommes, qui bien savoient le povoir de France, que trop avoient fait grant folie, et que grans maux leur en pourroient venir. Si se repentirent tantost, et vindrent les maistres et les échevins de la ville au roy Phelippe, et luy prièrent que il ne s'esmeust né ne se courouçast, et que volentiers feroient ce qu'il luy plairoit et que tous les biens de la ville estoient en son commandement. Le roy fist semblant que riens ne luy en fust et que il ne luy en chaloit. Au matin s'arroutèrent les François et se ordennèrent à aler vers la cité de Milan. Mais avant que le roy fust hors de la seigneurie de Cremonne, les bourgois de la ville de Milan luy vindrent à l'encontre, et le receurent moult honnorablement tant comme il porent, et le conduirent à grant joie et à grant honneur jusques au palais. Et luy descendu et reposé, il aprestèrent douze destriers, les plus biaux qu'il porent trouver, et les firent tous couvrir de soie, et les firent tous conduire au palais, et les présentèrent tous au roy de par les seigneurs de la ville, et luy prièrent moult qu'il voulsist estre leur seigneur, et que il receust la cité en sa garde et en sa deffense. Le roy les mercia moult de l'onneur qu'il luy portoient et de la courtoisie que il luy présentoient à faire; mais des deniers et des autres choses se fist-il excuser et n'en voult nuls prendre. [Note 21: _Le mont de Flascon_. Montefiascone.] [Note 22: _Orbevire_. C'est _Orviète_. Le latin dit: «Urbeveteri, Montebargue et Florentia urbibus peragratis.» (Vita Phil. III, p. 525.)] L'endemain se parti le roy de Milan avec grant convoy des greigneurs de la ville. Si n'ot pas alé moult avant que le marchis de Montferrant luy vint à rencontre qui à grant joie et à grant honneur le receut; et luy offri, luy et ses biens, d'estre tous près à faire son commandement. Tant chemina le roy et sa gent, que il vint à Vergiaus[23]. Illec séjourna trois jours, et puis se mist au chemin et entra en Savoie, et vint à une cité qui est nommée Susanne[24] qui est assez près des montaignes. Illec demoura trois jours entiers pour prendre repos luy et sa gent et les chevaux, pour estre plus viguereux et plus fors à passer les montaignes. [Note 23: _Vergiaus_. Verceil.] [Note 24: _Suzanne_. Suze. «Suzam civitatem antiquam in Alpibus.» L'ancienne _Séguse_.] Après ce, il entrèrent ès montaignes et passèrent les mons de Gieu[25] à grant paine et à grant labour, et puis s'arroutèrent et entrèrent ès vaux de Morienne. Si tournèrent droit pour aler à Lion sur le Rosne et chevauchièrent tant que il vindrent à la cité de Macon en Bourgoigne, et passèrent tout oultre et tant que il vindrent à Clugny en l'abbaye, où le roy fu moult honnorablement receu. [Note 25: _Mons de Gieu_. _Montjeu_, _Montjou_, ou _Monsjovis_. Ce sont les monts Cenis. _Montes Cinisii_.] D'illec se partirent et issirent de la terre de Bourgoigne et entrèrent en Champaigne et vindrent droit à Troies. Si passèrent toute Champaigne et errèrent tant qu'il entrèrent en la terre et en la seigneurie de Paris. XIV. _De la sépulture le saint roy Loys et de la mort son frère le conte de Poitiers, et de Jehan Tristan, et de Pierre le chambellent, et de ma dame Ysabel, la femme le roy Phelippe._ Quant le roy fu revenu à Paris que il désiroit moult à veoir, il fu lors commandé que l'en aournast les corps qui avoient été aportés de lointaines terres. Quant il furent près et aournés, le bon roy Phelippe prist son père et le conduist droit à Nostre-Dame de Paris, avec les autres qui estoient mors en la voie de Tunes. Si leur chanta les vigiles hautement et bien, et avoit grant foison de luminaire environ les bières embrasé, à grant compaignie de noble gent qui toute la nuit veillèrent jusques au jour. L'endemain au matin, le roy Phelippe prist son père et le troussa sus ses espaules, et se mist à la voie tout à pié pour aler droit à Saint-Denis. Avec luy furent grant plenté de nobles hommes de France. Toutes les religions de Paris issirent hors bien et ordennéement à grans processions, disans le service des mors, en priant pour l'ame du bon roy qui tant les amoit. Archevesques, évesques et abbés furent revestus; les mitres ès testes, les croces ès poings alèrent après, en bonne dévocion, disans leur prières et leur oroisons. Tant alèrent pas avant autre que il vindrent à Saint-Denis. Mais avant qu'il venissent en la ville, le couvent leur vint à rencontre, et furent tous les moines revestus de chappes de cuer, chascun un cierge ardant en sa main, et receurent humblement le corps monseigneur saint Loys. Si comme l'en vouloit entrer au moustier, les portes furent closes contre leur venue. La cause si fu pour ce que l'archevesque de Sens et l'évesque de Paris estoient revestus de leur garnemens pour le corps du saint roy recevoir et de ses compaignons; mais les moines de Saint-Denys ne le porent souffrir; pource qu'il voulsissent user de leur franchise, et avoir juridicion sur l'église ainsi comme il ont sur les autres de leur diocèse. Car les moines de Saint-Denys sont exemps, né ne feroient pour l'archevesque riens, né pour l'évesque, s'il ne leur plaisoit et sé ce n'estoit à leur gré. Le roy fu devant la porte, son père sur ses espaules, et les barons et les prélas qui en l'églyse entrer ne povoient. Doncques il fu commandé à l'archevesque et à l'évesque qu'il s'alassent desvestir, et que il ne fissent nul empeschement à si haute besoigne. Quant il s'en furent alés, portes furent ouvertes, et le roy entra ens, et les barons et les prélas si commencièrent à chanter bien hautement le service des feus[26], bien et dignement; et puis enterrèrent les sainctes reliques et les ossemens du saint roy Loys d'encoste son père le roy Loys, assez près de son aïeul le roy Phelippe qui tant fu puissant en armes; et puis y mistrent une tombe d'or et d'argent, et de noble faicture. Les ossemens Pierre le chambellenc furent enterrés aux piés saint Loys, en telle manière et ainsi coment il gisoit à ses piés quant il estoit en vie. Ma dame Ysabel fu enterrée d'autre part assez près du bon roy, et messire Jehan Tristan, conte de Nevers, d'encoste luy. [Note 26: _Feus_. Des morts, des _défunts_. Si je ne me trompe, cette expression _feu_ ne répond pas à celle de _fuit_, mais à celle de _functus_.] Le trespassement au conte de Poitiers devons nous bien raconter et mettre en mémoire. Car comme le bon conte revenoit de Tunes avec le roy Phelippe son nepveu, avint que il acoucha malade, avec luy sa femme et toute sa mesnie, si qu'il n'en demoura nul de qui il se peust aidier, en un chastel qui est nommé le Cornet[27], à l'issue de Toscane. Tant se hasta la maladie que il pensa que il li convenoit partir de ce siècle, et fist et ordenna son testament comme bon crestien, et ordenna sa sépulture à Sainct-Denis en France, avec son père et ses autres amis, et donna bonne rente pour célébrer son aniversaire chascun an. Sa gent et sa mesnie le portèrent à Saint-Denys et l'enterrèrent de lès son frère. [Note 27: _Le Cornet_. Corneto.] La contesse sa femme qui trop pou vesqui après la mort son seigneur, fu portée à une abbaye de nonnains où elle avoit esleu sa sépulture; et l'abbaye siet à quatre milles de Meleun sur Saine et est appellée Jarcy[28]: la conté de Thoulouse et la conté de Poitiers descendirent et vinrent au roy de France, pour ce qu'il n'avoient nul hoir de leur corps. [Note 28: _Jarcy_ ou _Jercy_. «Ad quamdam abbatiam monialium, cui nom en est _Garciacum_, quam in pago Meledunensi propè abbatiam Esderæ ipsa fundaverat ...» (Gesta Phil. III, p. 526.)] XV. ANNÉE 1271 _Coment le roy Phelippe fils saint Loys fu couronné à Rains._ L'an de grace mil deux cens soixante et onze, droit à l'Assompcion Nostre-Dame, Phelippe roy de France vint à Rains et fu couronné par l'évesque de Soissons, car il n'y avoit point d'archevesque à Rains, ains estoit le siège vacant. Si fu la feste moult grant, et y furent les barons du royaume de France, et grant foison de prélas et plusieurs autres. Les roys de France ont acoustumé, dès le temps Charlemaine, le grant roy de France et empereur des Romains, de faire porter Joieuse[29] devant eux, le jour de leur couronnement, en l'honneur et la puissance du roy Charlemaine qui tant de terres conquist et tant Sarrasins mata. Si la doit baillier le roy au plus loial et au plus preud'homme du royaume et de tous ses barons, et à celuy qui plus aime l'honneur et le prouffit du royaume et de la couronne, qui la porte devant luy, quant il va à son couronnement. [Note 29: C'est comme on sait le nom de l'épée de Charlemagne.] Le roy Phelippe si regarda environ luy bien et appertement tous ses barons, si la tendi à Robert conte d'Artois; et cil la prist et porta devant luy moult liement celle journée. Celle espée qui a nom Joieuse, et la couronne et le sceptre royal, et les autres aournemens sont gardés au trésor Saint-Denis moult chièrement, et bien sont tenus les moines d'envoier-les au couronnement, en quelque lieu que il soit. Quant la feste fu passée les bavons et les haus hommes se départirent, et ala chascun en sa contrée: le roy se départi et ala droit en Vermendois visiter le pays et soy esbatre. Ainsi comme il estoit illec, le conte d'Artois luy pria qu'il venist deporter soy en son pays, et qu'il venist veoir la cité d'Arras; le roy luy octroia volentiers. Les bourgois qui sorent la venue commencièrent à faire grant feste, et parèrent la ville et mistrent hors le vair et le gris, et moult d'autres grans richesces, et receurent le roy à grant léesce, et à si grant joie comme il porent plus; né il n'est nul homme qui peust dire que oncquesmais eust veu plus belle feste né plus grant. Le conte d'Artois manda les dames et les damoiselles du pays, pour faire tresces[30] et caroles avec les femmes aux bourgois qui s'estudioient de dancier et d'espinguier, et se demenoient en toutes manières à leur povoir, qui deust plaire au roy[31]. Quant le roy ot ainsi esté honnouré, si luy prist talent de retourner en France. [Note 30: _Tresces_. Danses, rondes.] [Note 31: Le latin dit: «Mandavit comes omnes dominas et domicellas illius patriæ, ut cum uxoribus burgensium urbis choreas ducentes, et lætitiæ et exultationi intendentes, totam lætificarent civitatem.»] XVI. _De la contenance le roy Phelippe et de sa manière._ Après ce que le roy fu retourné en France, et il fu entré au siège son père, si commença à estudier en bonnes moeurs et en bonnes oeuvres. L'en treuve en escripture que la félonnie du père fait tresbuchier ce dessus dessoubs[32] la maison au fils; et quant le père est sans félonnie, l'ame de son fils est plus seure et plus ferme. Ceste grant grace fist quant il mist Phelippe son fils en son siège et en son throsne; si comme il fu dit à David: _Si custodierint filii tui testamentum meum et testimonia mea hec que docebo eos, et filii eorum usque in seculum sedebunt super sedem tuam._ [Note 32: _Ce dessus dessous_. Nous disons aujourd'hui par corruption: _Sens dessus dessous_.] C'est-à-dire: _Sé tes enfans gardent mon commandement et font ce que je leur commande à faire, toute leur ligniée sera sage, et sera en ton siège et en ton trone._ Ainsi fist le roy Phelippe, il n'oublia point ce que son père luy commanda quant il fu en sa dernière volenté, et que il usast du conseil des sages et des preud'hommes. Il usa du conseil maistre Macy abbé de Saint-Denys qui estoit homme religieux et aourné de fleur de sapience, et luy bailla toutes les causes et les besoignes de son royaume, comme et en la manière que son père le faisoit. Puis que sa femme fu deviée, il ne voult estre sans pénitence; car il vestoit la haire et le haubert dessus pour ce qu'il peust mieux sa char estraindre et chastier; avec tout ce qu'il jeunoit et faisoit grant abstinence de viandes; et tout ce faisoit-il qu'il ne fust souillé des vices de humaine nature. Et toute ceste vie maintint-il toute sa vie jusques à la mort, pourquoy l'en pourroit dire qu'il menoit mieux vie de moine que de chevalier. Il estoit plain de belles parolles et bien emparlé; si estoit entre ses barons sage et attrempé, sans nul beuban et sans nul orgueil: par les bonnes vertus qui en luy resplendissoient tint-il son royaume en paix tous les jours de sa vie[33]. [Note 33: Le texte du msc. nº 8396-2 est moins favorable à ce prince: «Cil roy Phelippe amoit moult le déduit de chacier en bois et mout i aloit volentiers. Et fu grant pièce mout enfantibles, en sa jonesce. Et s'en tenoient la gent dou royaume mal apaiée, et sachiés que li gentil homme li savoient mout mauvais gré de ce qu'il ne les apeloit plus en sa compaignie.»] XVII. ANNÉE 1272 _Coment le conte de Fois se revela contre le roy de France._ Il avint au tiers an du règne le roy Phelippe que ès parties devers Thoulouse, entre le conte d'Armignac et Girart, un vaillant chevalier, chastellain d'un chastel qui est nommé Casebonne[34], mut contens et haine. Si s'entredeffioient et assailloient souvent l'un l'autre. Si avint que le conte d'Armignac vint tout armé devant le chastel à toute sa compaingnie, et commença Girart à menacier et à laidir de parolles. Quant Girart vit ce, si ne fu point lie de ce que il le venoit laidir et ramposner si près de son chastel. Si issi hors à tant de gent comme il pot avoir, et se férit entre ses ennemis fort et hardiement, et encontra tout premièrement le frère[35] au conte, si le féri d'une lance si grant cop qu'il luy perça tout oultre le haubert, et luy trencha tout le foie et le cuer, et chéy à terre tout mort. [Note 34: _Casebonne_. Casaubon.] [Note 35: _Le frère_. Nommé _Arnaud_.] Après, il courut sus à luy et aux siens et chaplèrent grant pièce les uns sur les autres; à la parfin, il tint le conte si court que il convint par force qu'il s'enfouist: et Girart s'en retourna en son chastel. Après ce, ne demoura gaires que le conte d'Armignac fu entalenté de vengier sa honte et la mort de son frère: si manda tous les plus puissans et les plus nobles hommes de son lignage, entre lesquiels le conte de Fois fu l'un des meilleurs et des plus riches, si prindrent conseil ensemble qu'il iroient tresbuchier le chastel de Casabonne, ei destruiroient Girart et toute sa mesnie. A Girart fu dit et conté la grant gent qui venoient sus luy et devoient venir, et que le conte de Fois estoit venu en l'aide le conte d'Armignac. Si vit bien qu'il ne pourroit durer contre si grant gent, si se transmua et se mist en la garde et en la deffense du roy de France, et de ses seneschaux et de ses baillifs qui représentoient la personne du roy de France, qui gardoient et deffendoient le pays; et se soubmist du tout à eux, et que il congneussent du fait et de la cause, et en voulloit estre jugié par eux. Si s'en vint demourer en un chastel qui estoit au roy de France, et y fist venir sa femme et ses enfans et tous ses biens, et cuidoit bien qu'il n'osassent le chastel assaillir pour la doubte au roy de France. Mais le conte de Fois et sa suite ne laissièrent oncques, pour la gent le roy, à venir vers le chastel. Il assaillirent de toutes pars et tresbuchièrent les murs et abatirent les portes, et entrèrent ens, et occistrent assez de la gent le roy et de la gent Girart; et commencièrent à querre Girart à mont et aval, mais Girart s'enfouy repostement, si que il ne le porent ocire. Ne demoura gaires que les nouvelles en vindrent en France au roy: quant il oï ce, le cuer si luy angroissa, et conçut moult grant indignacion de ce fait, et meismement de son règne. Si assembla ses barons et manda son ost si grant que il deust toute terre faire frémir. Le roy et sa gent furent assemblés à Thoulouse, et fu commandé que l'en entrast en la terre au conte de Fois et que l'en despoillast et gastast tout. Ainsi fu fait comme il fu commandé, et alèrent tant qu'il vindrent aux montaignes, si les montèrent et vindrent tout en haut et vindrent près du chastel de Fois, si tendirent leur tentes et leur paveillons tout environ. Le conte de Fois et avec luy sa femme et toute sa mesnie estoient tout asseur avec grant foison d'Albigois, si comme il leur estoit advis, et cuidoient que le chastel ne deust estre pris en nulle manière, et que bien se tenist contre tous. Le roy et sa gent regardoient qu'il ne se povoient pas tant approchier du chastel si comme il voudroient; si s'esmut le roy qui estoit de grant courage, et jura que jamais ne s'en partiroit jusques à tant qu'il eust le chastel tresbuchié et mis par terre ou que il luy seroit rendu. Si se conseilla coment il en pourroit exploitier. Si luy fu loé qu'il mandast ouvriers qui trébuchassent la roche et que il féissent la voie large, si que sa gent peussent aler à pié et à cheval. Si commencièrent les ouvriers à trenchier la roche et à faire la voie grant et large, si que la gent à pied et à cheval y porent passer. Quant le conte de Fois vit ce que le roy estoit si ferme en son propos, il se conseilla qu'il pourroit faire et coment il pourroit eschiver ce péril. Si luy fu conseillié qu'il s'accordast au roy hastivement: il prist messages et les envoia au roy, et luy pria et supplia qu'il luy pardonnast son mautalent, et que il mettroit luy et tous ses biens en sa mercy pour en faire sa volenté. Le roy oï ses messages et luy mandast qu'il venist à luy en telle manière comme il avoit mandé. Tantost le conte vint devant le roy et s'agenouilla et luy requist mercy, et le roy luy dist que il luy feroit plus de bien que il n'avoit desservi. Tantost fu pris et lié et mené à Biauquesne[36], et demoura là un an tout entier. Le roy prist toute sa terre en sa main, sa femme et tous ses enfans; puis retourna en France. Quant un an fu accompli, le conte fu mis hors de prison et servit à court les autres nobles hommes, et ot la grace du roy tant que il le fist chevalier et luy donna armes, et l'envoia aux tournoiemens pour aprendre le fait des armes[37]. Après toutes ces choses, le roy rendi au conte de Fois toute sa terre franchement et quitement, et luy donna congié de retourner en son païs. [Note 36: _Biauquesne_. Sans-doute Beaucaire. Le latin dit: _Bellum quercum_.] [Note 37: Le latin offre ici dans le sens quelque différence: «Tantam gratiam apud regem obtinuit ut ipsum novum militem faceret, et magistros ac custodes in armis traderet ad tyrocinia exercenda.» On peut être surpris de voir le comte de Foix, après avoir fait ses preuves d'homme de guerre, venir apprendre à Paris l'art de soutenir une joute. Peut-être faut-il attribuer cette ignorance à l'effet des ordonnances de saint Louis contre les tournois.] XVIII. _De Raoul d'Aussoy qui fu couronné à roy d'Alemaigne._ L'an de grace mil deux cens soixante et douze, Raoul d'Aussoy[38] fu couronné à roy d'Alemaingne. Henry le roy de Navarre espousa la suer le conte d'Artois, de laquelle il engendra madame Jehanne qui puis fu royne de France. Le conte d'Alençon espousa la fille au conte de Blois. En celle année meisme vint l'apostole Grégoire à Lyon sur le Rosne, droit environ caresme et fist un concile général où il ot moult grant assemblée de prélas et de barons. Le roy de France vint à Lyon et visita l'apostole et le salua moult courtoisement et lui fist grant honneur comme à son père espirituel, et parlèrent ensemble d'aucunes besoignes qui appartenoient au royaume de France. [Note 38: _Raoul d'Aussoy_ ou _d'Alsace_. C'est Rodolphe de Hapsbourg, déjà reconnu plus haut dans la vie de saint Louis, ch. 100.] Quant il orent ordonné des besoignes du royaume et des choses prouffitables, l'apostole luy donna sa bénéiçon, et luy pria moult que il gouvernast si son royaume que ce feust au prouffit et au sauvement de s'ame. Le roy prist congié et s'en retourna en France pour ce que l'apostole vouloit illec séjourner et tenoit concile général. Le roy Phelippe luy laissa grant foison de chevaliers et de sergens d'armes, pour garder l'apostole et ses cardinaulx et tous ceux de la court, que nul encombrement ne leur feust fait; et commanda le roy que l'apostole eust trois fors chasteaulx et deffensables qui feussent en son commandement, qui sont des appartenances et de la seigneurie du royaume de France, assis assez près de Lyon, pour son propre corps garder et deffendre, sé mestier feust[39]. [Note 39: Ce don de trois châteaux fait au pape n'est pas mentionné dans le latin.] Le concile général commença dès les kalendes de may et dura jusques à la Magdaleine. En ce concile général ot fait moult de bonnes besoignes et prouffitables. L'en ordenna premièrement et establi que l'apostole fust esleu des cardinaulx et en pou de temps, ou que l'en les méist en prison fermée, et que l'en leur donnast pou viandes jusques à tant qu'ils se feussent accordés. Après ce, il fu accordé que la dixième partie des biens de saincte eglyse feussent donnés et octroiés jusques à six ans pour soustenir et deffendre la terre d'Oultre-mer. En ce meisme concile furent quassées aucunes religions qui vivoient d'aumosnes; (si comme les frères des Sacs et les frères des Prés et pluseurs autres), et les bigames[40] furent cassés et mis hors de tous privilèges de clerc, et furent abandonnés à laie justice ainsi comme laie gent. En la fin du concile vindrent les messages des Griex[41] courtoisement et bien noblement, et distrent et promistrent qu'il estoient de la court de saincte églyse et confessèrent le Père, le Fils et le Sainct Esperit, et chantèrent en plein concile, à haulte voix: _credo in Deum_. [Note 40: _Les bigames_. Ceux qui après avoir eu deux femmes se rendoient religieux. «A celuy concille furent cil qui avoient espousé fames veves, ou qui se marioient par deux fois, condampnés à estre bigames.» (Texte du msc. 8396-2.)--Pour les frères des _Sacs_, voy. plus haut, Vie de saint Louis, chap. 80.] [Note 41: _Des Griex_. Le latin ajoute: _Et Tartarorum_, p. 528.] Le nombre des archevesques et des évesques qui en ce concile furent assemblés fu estimé à cinq cens, et des abbés croces portant jusques à soixante, et d'autres prélas jusques à mil. XIX. ANNÉE 1274 _De la royne Marie, femme le roy Phelippe, et de la mort le roy Henry de Navarre._ Le roy Phelippe ot conseil de soy marier et de prendre femme. Si luy fu parlé de pluseurs femmes de haulte lingniée et de hault parage. Entre les autres dames luy vindrent nouvelles de damoiselle Marie, fille au duc de Breban, pour ce qu'elle estoit belle et sage et plaine de bonne meurs. Si fu accordé que le roy la préist à femme, si la manda par ses messages. Quant le duc Jehan oï la nouvelle, si fu moult lie et reçut les messages tant honnourablement come il pot, et luy envoia sa fille aournée de joiaulx et de riche atour, si comme il appartenoit à telle dame. Le roy espousa la dame et la cueilli en grant amour. Pierre de la Broce, maistre chambellenc du roy, moult enflé et desdaigneux de ce que le roy amoit tant sa femme, ot trop grant envie[42], et luy fu avis qu'il ne seroit plus si privé de luy comme il estoit devant, et que la grant haultesce où il estoit monté pourrait bien abaissier. [Note 42: Les _Gesta_ ajoutent ici: _Ut aliqui adfirmabant._] Si pourpensa de jour en jour coment il pourroit apeticier l'amour qui estoit entre le roy et la royne; né ne regardoit point le lieu dont il estoit venu né le bas estat où il avoit esté; car, quant il vint à la court le roy Loys, il estoit un povre cirurgien et estoit né de Touraine[43]: si monta tant en hault que le roy Phelippe en fist son chambellanc, et que il ne fesoit riens fors par son conseil; né les barons né les prélas ne faisoient riens à court sé ne li faisoient grans présens et grans dons. [Note 43: Plusieurs actes contemporains prouvent que Pierre de la Brosse étoit d'une naissance plus relevée qu'on ne le supposoit après sa mort. Voyez les pièces justificatives de la _Complainte de Pierre de la Brosse_, publiée par M. Jubinal.] Ceste chose desplut moult aux barons, et orent grant indignacion de ce que il avoit si grant puissance devers le roy, et faisoit si sa volenté; né ne demandoit riens au roy, tant feust grand chose, qui de riens lui feust esconduit. Il requist au roy que maistre Pierre de Bavay, cousin sa femme, feust évesque de Baieux, et tantost le roy voult et commanda qu'il feust évesque; le chapitre de Baieux ne l'osa contredire pour la doubtance du roy. Le roy maria ses fils et ses filles là où il voult demander et commander, et tout à sa volenté. Henry, conte de Champaigne et roy de Navarre, mourut celle année meisme. Sa femme demoura veuve et ot une fille de luy qui avoit nom Jehanne, et estoit si petite que elle gisoit au bercueil. Quant elle oï la mort de son seigneur, si se hasta moult de porter son enfant en France pour la doubtance de ceux de Navarre, qu'il ne luy en féissent ennuy ou aucun contraire. Le roy Phelippe receut l'enfant doulcement et volentiers, et le fist nourrir à sa court avec ses gens et ses enfans, tant que elle feust en aage que il la peust donner à aucun hault homme à marier. Pour ceste chose faire et accomplir au prouffit de l'enfant, le roy envoia maistre Huitasse de Biaumarchais en Navarre, et si luy commanda qu'il receust en son nom et comme tuteur et garde de l'enfant, les hommages des barons de Navarre. Monseigneur Huitasse se hasta moult de faire son commandement, et vint au plus tost qu'il pot en la contrée de Navarre, et monstra le commandement le roy de France aux barons et aux bourgois du païs; et s'arresta tout premièrement en la cité de Pampelune et fist illec sa garnison des François et de sa gent[44]; et s'en ala par chasteaulx et par cités en faisant le prouffit et l'honneur du roy au mielx qu'il pot et qu'il sot, en recevant les hommages et les sermens des barons du païs. [Note 44: _Sa garnison des François et de sa gent._ «Pertransiensque usquè ad Pampilionem regni illius regiam civitatem, garnisionem suam et gentes suas Francigenas tutiori loco quò potuit, sagaciter introduxit.» (Gesta Phil. III.)] XX. _Du couronnement la royne Marie._ Prélas et barons du royaume de France et d'Alemaigne[45] s'assemblèrent et vindrent à Paris, et de pluseurs autres nacions, pour ce que la royne Marie devoit estre couronnée. Si fu l'assemblée moult grant et moult belle de haulx princes, de haulx hommes et de moult grans barons. L'archevesque de Rains chanta la grant messe; après ce que il l'ot chantée, il mist la couronne sur le chief la royne Marie, et la sacra et benéy ainsi comme il ont acoustumé en France, et fu droitement le jour de la feste saint Jehan-Baptiste, l'an de grace mil deux cens soixante et quinze. [Note 45: Par _Allemagne_ il faut entendre ici sans doute le Brabant et le Hainaut, qu'on désignoit également sous le nom général de _Pays Thiois_.] La feste fu moult noble et moult belle, si que à paines le pourroit nul raconter. Les chevaliers estoient vestus de dras de diverses couleurs. Une fois estoient en vair et l'autre en gris, en vert ou en escarlate, et en pluseurs autres nobles couleurs; les fermaus d'or ès poitrines, et sus les espaules de grosses pierres précieuses, si comme esmeraudes, saphirs, jacintes, pelles, rubis et pluseurs autres pierres précieuses de pluseurs autres manières. Si avoient aniaux d'or ès dois aournés de riches diamans et de riches topazes, et estoient leur chefs[46] aournés de riches treçoirs et de riches guimples toutes tissues à fin or et couvertes de pelles et autres pierres. [Note 46: _Et estoient leur chiefs._ Le msc. nº 6, Sup. fr., porte: «_Et estoient leurs atournés de riches guimpes._» Il faudroit, je crois, partout: _Et estoient leur femmes_, etc.--_Pelles_. Perles.] Les bourgois de Paris firent feste moult grant et moult sollempnel, et encourtinèrent la ville de riches dras de diverses couleurs et de pailes et de cendaux. Les dames et les pucelles s'esbaudissoient en chantant diverses chançons et diverses motés. Quant la feste fu passée, l'arcevesque de Sens vint devant le légat Simon, prestre et cardinal de l'églyse de Saincte-Cécile, et dist au légat, en complaingnant, que il luy féist droit de l'arcevesque de Rains qui luy faisoit tort de ce que il avoit couronnée la royne Marie de France en sa diocèse, et que à luy n'appartenoit riens de ce faire, sé ce n'estoit en sa province, en la cité de Rains; et monstra l'arcevesque de Sens une épistre, qui piece a fu accomplie et confermée par Yvon évesque de Chartres, en laquelle il estoit contenu que l'arcevesque de Rains ne se doit entremestre du couronnement au roy de France de nulle riens hors de sa province. Si fu respondu de par le roy de France à l'arcevesque que à tort et sans raison s'en plaingnoit, car la chapelle le roy qui est à Paris où la royne fu couronnée, est exempte et n'est de riens en sa juridiccion. XXI. ANNÉE 1275 _De la mort Ferrant d'Espaigne._ Celle année meisme mourut Ferrant, l'ainsné fils au roy de Castelle. Ce Ferrant avoit espousée Blanche, la fille au roy Loys, en celle fourme et en celle manière que sé Blanche avoit hoirs du fils au roy d'Espaigne, que le royaume venroit, après la mort du père et de l'aiol, aux enfans de ladite Blanche entièrement. Quant Ferrant fu mort, Blanche sa femme demoura veufve à tout deux enfans que elle ot de luy, Ferrant et Alphonse, qui devoient par droit après la mort de leur aiol, avoir le royaume d'Espaigne, si comme il avoit esté en convent entre le sainct roy Loys et le roy de Castelle. Pour ce furent ces choses affermées et octroiées des deux roys et des barons d'Espaigne; car le roy saint Loys avoit aucun droit au royaume d'Espaigne de par madame Blanche sa mère qui fu fille du roy de Castelle qui jadis fu. De toutes les convenances que le roy de Castelle avoit jurées à tenir il n'en fu rien, ains manda les barons de son royaume et leur pria qu'il féissent hommage à Sanse son fils, et qu'il estoit enferme de son corps et paralitique, et que il ne povoit plus le royaume maintenir. En celle manière desherita les enfans de son premier fils, né à Blanche leur mère il ne donna né rente né douaire né nulle autre chose dont elle péust vivre. La bonne dame demoura toute esbahie et toute esgarée entre les Espaignols qui guaires ne l'avoient chière. Le roy de France sot bien le povre estat où sa suer estoit, et comment ses nepveus estoient desherités: si en fu moult durement dolent et couroucié. Si se conseilla coment et en quelle manière il pourroit avoir sa suer, né oster de la chetiveté où elle estoit. Si envoia au roy d'Espaigne messire Jehan d'Acre bouteillier de France, et luy manda que il gardast bien que le douaire de Blanche sa suer ne feust par luy né par autre troublé et empeschié, et que le droit que ses nepveux avoient au royaume de Castelle leur feust gardé; et sé il ne voulloit ce faire, au moins qu'il luy envoiast sa suer et ses deux enfans, et qu'il leur livrast sauf conduit jusques à tant qu'ils feussent retournés en France. Au roy d'Espaigne vindrent les messages et luy racontèrent mot à mot ce que leur seigneur leur avoit commandé. Mais il refusa tout, et dist qu'il n'en feroit riens, et fu enflé et couroucié de ce que le roy de France luy avoit mandé. Les évesques qui apperceurent la tricherie du roy, lui requisrent que puisque autre chose n'en voulloit faire, qu'il en laissast aller Blanche et ses deux enfans au roy de France son frère. Il qui fu courroucié et enflé d'aucunes paroles qu'il luy avoient dites, respondi tout estrousséement[47] que il l'emmenassent quelle part qu'il voudroient, et qu'il n'en faisoit force[48]. [Note 47: _Estrousséement_, ou _A estrous_. Violemment.] [Note 48: _Il n'en faisoit force_. Il n'y mettoit pas d'obstacle.] Quant il orent ainsi estrivé par paroles de ramposnes, les messages s'en partirent et se mistrent au chemin et emmenèrent Blanche. Les messages se doubtèrent moult que le roy ne leur féist aucun agait et aucun encombrement; si se hastèrent de chevauchier et d'aler par jour et par nuit, tant qu'il vindrent à un pas qu'il ne povoient eschiver, et passèrent tout oultre sans nul péril: car les espies au roy d'Espaigne ne se sorent tant haster qu'il leur peussent venir au devant. Ainsi eschapèrent des mains à leur ennemis, sans perte et sans dommage. Aucuns des barons d'Espaigne virent que le roy leur seigneur aloit contre son serement de ce qu'il avoit en convenant au roy de France, si ne vouldrent faire hommage à Sanse son fils qui jà estoit en possession du royaume d'Espaigne: entre lesquels Jehan Monge[49] en fu l'un. Pour la raison de ce, le roy d'Espaigne luy tolli toute sa terre; et cil s'en vint en France au roy Phelippe, et lui dist qu'il estoit prest et appareillié d'aler contre le roy d'Espaigne et de luy grever tant comme il pourroit, comme cil qui estoit parjure et qui avoit faussé son serement. [Note 49: _Monge_. «Joannes Nunnii miles strenuissimus.» (Gesta reg. Philippi III, pag. 531.) _Nunnius_, c'est le _Nunès_ espagnol.] Le roy Phelippe qui bien sot la vérité, le reçut moult honnourablement, et luy dist qu'il ne s'esmaiast point, et luy donna grans dons et luy fist admenistrer une grant somme d'argent pour faire ses despens. Jasoit ce que le roy fu moult esmeu d'aler contre le royaume d'Espaigne, ne voult il pas assembler son ost jusques à tant qu'il feust conseillié aux prélas et aux barons de son royaume et que il eust autres messages envoiés au roy d'Espaigne, pour savoir s'il feust hors de son mauvais propos. _Incidence_.--Robert conte d'Artois ala visiter le roy de Secile, Charles son oncle, et demoura avec luy une pièce de temps en Puille et en Calabre; tant que il luy prist talent de retourner en France. A Rome vint pour visiter les apostres; sa femme qu'il ot avec luy amenée, acoucha malade et mourut, et fu enterrée en l'églyse Sainct-Pierre l'apostre. Le conte Robert fu moult dolent de sa femme, car elle estoit plaine de grant bonté et sage et de grant parage. Deux enfans en demoura au conte; Phelippe et Robert, et une fille qui puis fu femme Ancelin de Bourgoigne[50]. [Note 50: _Ancelin de Bourgoigne_. «Othelinus comes Burgundiæ.» (Id.) _Othon_ ou _Othelin_.] Ainsois que le conte d'Artois fust retourné en son pays, le roy Phelippe donna sa seur qui fu[51] femme au roy Henry de Navarre, à Aimont, frère le roy Edouart d'Angleterre, par le conseil la royne Marguerite sa mère. Quant le conte d'Artois le sot, si luy desplut moult et en fu forment couroucié, car il pensoit bien que le roy d'Angleterre n'avoit nulle amour au roy de France. [Note 51: _Sa seur qui fu._ La soeur du comte, qui alors étoit veuve de Henry roi de Navarre, Jehanne d'Artois.] En ce contemple, Amaury, clerc, fils le conte Simon de Montfort qui avoit été occis si comme nous avons dit dessus[52], menoit par mer une sienne seur qu'il avoit, au conte de Gales, pour ce que le conte de Gales la devoit prendre à femme. Si comme il estoient en haute mer, les espies au roy d'Angleterre luy vindrent au devant, et les emmenèrent pris et liés devant le roy; le dit Edouart le fist mettre en prison, et luy tint longuement. Quant Léolin, le prince de Gales le sot, si en fu moult dolent; si manda au roy d'Angleterre que il luy rendist sa femme, et s'il ne vouloit ce faire, il seroit son ennemi et son contraire en toutes manières. [Note 52: Voy. _Vie de saint Louis_, _chap._ 89.] Le roy d'Angleterre luy manda qu'il venist à luy ainsi comme son homme, et il auroit conseil qu'il en devoit faire. Léolin ne voult de riens obéir à son commandement, ains assembla sa gent et garni ses chastiaux et ses marches et meismement une montaigne fort et deffensable, garnie de chastiaux et de forteresces que on appelloit Senandonne[53]. [Note 53: _Senandonne_. «Snowdon, qui servoit ordinairement d'asile aux Gallois, quand ils étoient poursuivis par les Anglois.» (Rapin Thoyras, ad ann. 1277.)] Au roy Edouart fu conté et dit coment il se garnissoit, et coment il occioit tous les Anglois qui venoient en sa terre. Il assembla son ost et se féri en Gales et en chaça Léolin jusques au Senandonne, et gasta et ardi tout le pays. Plus avant ne pot aler pour la montaigne qui estoit enclose de mareschières et de palus tout environ, et pour la montaigne qui estoit fort et aspre. Ilec demoura et assist la montaigne tout environ, et les Galois se deffendirent bien et asprement, et se férirent par maintes fois ès Anglois et en tuèrent assez, et emmenèrent par maintes fois la proie au roy d'Angleterre. A la parfin les tint le roy si court que Léolin vint à mercy; mais ce ne fu point sans grant perte de sa gent pour l'yver qui estoit fort et plain de pluie et de vent. Si fu accordé que Léolin auroit sa femme et que ses hoirs qui estoient de luy ne seroient seigneurs de Gales ainsi comme leur devanciers avoient esté, et que Léolin seroit sans plus tenu pour prince tant comme il vivroit. En telle manière rendit à Léolin sa femme et l'espousa en sa présence; et puis rendi Amaury, pour ce qu'il estoit clerc, aux prélas d'Angleterre et leur commanda le roy qu'il fust bien gardé, et que sé il issoit hors sans congié, que il les puniroit et en souffreroient paine. Mais il fu puis délivré par le commandement l'apostole et vint en France demourer. XXII. ANNÉE 1276 _De la mort Loys, le premier fils le roy Phelippe._ L'an de grace mil deux cens soixante seize, avint que Loys le premier fils le roy Phelippe mouru et fu empoisonné, ainsi comme aucuns dient. Le roy en fu en souspeçon, et ceste souspeçon mist en son cuer Pierre de la Broce, son maistre chambellenc: car il maintenoit et disoit en derrenier que ce avoit fait la royne, et que elle feroit, sé elle povoit, mourir les autres, pour ce que le royaume peust venir aux enfans qui estoient de son corps. La court de France en fu toute esmeue et en murmuroient pluseurs[54], tant que le roy de France le sot. Quant le roy oï telles parolles, si fu moult pensis qui povoit avoir fait telles traïsons; et se pensa moult en quelle manière né coment il le pourroit savoir. Si luy fu dit et conté que à Nivelle avoit une beguine qui estoit devine, et qui disoit nouvelles des choses passées et à venir, et se contenoit comme saincte femme et de bonne vie[55]. [Note 54: C'est-à-dire que l'on soupçonnoit généralement la reine. C'étoit à tort, sans doute; mais Pierre de la Brosse n'avoit peut-être fait que prêter l'oreille à des bruits dont on ne crut bien reconnoître la fausseté, il faut le dire, qu'après la déclaration d'une vieille sorcière.] [Note 55: «Erant tunc duo pseudoprophetæ in Franciâ, Vicedominus Laudunensis ecclesiæ, et quidam sarabita pessimus; quædam beguina Nivellensis tertia pseudoprophetissa. Qui nulla religione approbati, Deo mentiti, etc., etc.» (Gesta Ph. III, pag. 532.)] Et aussi avoit à Laon un homme qui estoit devin et vidame de l'églyse de Laon, qui par art de nigromance savoit moult de choses secrètes; et plus avant vers Alemaigne estoit un convers qui Sarrasin avoit esté, qui grant maistre et sage se faisoit de teles besoignes, et disoit moult de choses qui sont à avenir. «Par Dieu», dist le roy, «aucun trouvera-l'en qui nous dira nouvelles de ce fait.» Si appella son clerc qui bien estoit privé et homme secret, et luy pria qu'il alast vers Laon et à Nivelle pour savoir lequel de ces deux prophètes estoit le plus sage, et qui mieux et plus certainement diroit la vérité de ce que l'en li demanderoit. Le clerc ala à Laon et à Nivelle, et enquist et demanda, au plus sagement qu'il pot, lequel estoit tenu au plus sage de telle besoigne. Si trouva que la beguine estoit mieux creue que les autres de ce que elle disoit. Au roy de France s'en retourna et conta tout ce qu'il avoit trouvé. Le roy manda l'abbé de Saint-Denys qui estoit nommé Macy, car il se fioit moult en luy, et Pierre évesque de Baieux, qui estoit cousin Pierre de la Broce de par sa femme; et puis leur commanda qu'il alassent à celle beguine; et que il enquerissent bien et diligemment de celle besoigne de son fils. Au chemin se mistrent et vindrent à Nivelle: si comme il furent descendus, l'évesque s'en parti de la compaignie à l'abbé et fist semblant qu'il voulloit dire son service: si s'en ala à celle dame et luy fist pluseurs demandes de l'enfant le roy qui avoit esté empoisonné, et luy pria moult qu'elle n'en dist riens à l'abbé de Saint-Denys en France qui avec luy estoit envoié. L'abbé vint après et luy demanda de l'enfant, coment il estoit alé. Et elle respondi: «J'ai parlé à l'évesque vostre compaignon, et luy ay bien dit la vérité de quanqu'il m'a demandé, né plus né autre chose ne m'en demandés, car nulle riens ne vous en diroie.» Quant l'abbé oï telles parolles, il en fu moult couroucié et si pensa qu'il y avoit traïson. Lors s'en retournèrent là où le roy estoit: et le roy parla premièrement à l'abbé et luy demanda qu'il avoit trouvé de celle femme, et que elle avoit dit? et il respondi que l'évesque y estoit premièrement alé que luy, et que, quant il y ala après, elle ne luy voult aucune chose dire. Le roy manda tantost l'évesque et luy demanda que il avoit fait, et coment celle femme avoit parlé à luy? L'évesque respondi: «Certes, monseigneur, ce qu'elle m'a dit est en confession, si que pour nulle riens ne le vous oseroie desclorre né dire.» Quant le roy oï telles parolles, si fu irié et plain de mautalent, et luy dist: «Par mon chief, Dant évesque, je ne vous avoie point envoié pour la confesser; et par Dieu qui me fist, j'en sauray la vérité, né atant ne le layray pas.» Le roy manda Thibaut évesque de Dol en Bretaigne, et frère Arnoul de Huisemalle, chevalier de l'ordre du Temple, et leur commanda qu'il alassent à celle devine hastivement, et que il parlassent ensemble à elle. Lors se hastèrent moult les messagiers et vindrent à la beguine; et luy distrent qu'il estoient messagiers au roy de France et que, pour Dieu, elle leur dist vérité de quanqu'il luy demanderoient. Pluseurs demandes firent auxquelles elle respondi; quant vint à la fin, elle leur dist: «Dictes au roy de France monseigneur, que il ne croie pas mauvaises paroles sus sa femme, car elle est bonne envers li et loial envers tous les siens, et de bon cuer entièrement.» Les messages s'en vindrent au roy de France leur seigneur, et luy racontèrent toutes les paroles que elle leur avoit dit, bien et loiaument et toute la pure vérité. Dont pensa le roy qu'il avoit aucuns en sa court et en son service qui ne luy estoient né bons né loiaux; sagement se contint et fist semblant à sa chière et à sa contenance qu'il ne luy en fust riens. XXIII. _De la muete que le roy fist pour aler à Sauveterre._ Le roy Phelippe ne mist pas en oubli la félonnie et la desloyauté que le roy Alfons d'Espaigne avoit fait à sa suer: si luy envoia messages et luy manda qu'il luy envoiast ses nepveux, et que il assenast douaire souffisant à sa suer; et sé il ne vouloit ce faire, il luy mandoit bien qu'il courroit sur sa terre et que il en prendroit vengeance. Les messages vindrent au roy d'Espaigne, et luy requirent, de par leur seigneur, qu'il envoiast les enfans au roy de France leur oncle et que il tint les convenances que il leur avoit juré et promis. Quant le roy ot oï les messages, il respondi paroles d'orgueil et de beuban, et dist qu'il ne feroit riens de quanques le roy de France li mandoit. Les messages le deffièrent et luy distrent bien qu'il en verroit sa terre gastée et arse. Lors se mistrent au chemin et raportèrent nouvelles au roy de ce qu'il avoient trouvé. Le roy manda tantost tous les haulx hommes de son royaume, et il vindrent de toutes pars; néis[56] pluseurs barons d'Alemaigne y vindrent pour la grant amour qu'il avoient au roy de France: si comme le conte de Bar, le duc de Breban, le conte de Julliers, le conte de Lussembourc et pluseurs autres. Quant le roy ot apresté sa besoigne, il vint à son patron, monseigneur saint Denys, et prist congié à luy, et demanda l'oriflambe: l'abbé luy mist en la main, et luy dist que Nostre-Seigneur luy donnast force et victoire d'abaissier l'orgueil de ses ennemis. Tantost s'arrouta l'ost et passa tout oultre parmi Poitou et parmi Gascoigne. [Note 56: _Néis_. Même.] Quant il vindrent à l'entrée de Gascoigne, là s'arrestèrent pour ordener de leur besoigne. Si comme il estoient ilec, les messages au roy d'Espaigne vindrent au roy, mais il fu avant huit jours passés qu'il peussent parler à luy. Quant il vindrent devant le roy si commencièrent à parler grossement, ainsi comme en maintenant menaces; et luy distrent qu'il ne fust si hardi qu'il entrast en Espaigne. Pour chose qu'il déissent, le roy ne s'esmut né leur dit paroles villaine né honteuse; ainsois leur dist qu'il pensoit à aler en Navarre et de passer oultre sé il povoit. Les messages le deffièrent de par le roy d'Espaigne leur seigneur; puis s'en retournèrent en leur pays. Tant ala l'ost avant qu'il vint à une ville que on appelle Sauveterre en la terre Gascon de Biart[57], assez près d'Espaigne. [Note 57: _Gascon de Biart_. Gaston de Béarn.--[_Sauveterre_], sur les frontières de la Basse-Navarre et du Béarn.] Là s'assemblèrent toute la gent au roy de France de toutes pars; si furent si grant multitude qu'il n'estoit nul qui les peust nombrer. Viande commença à apeticier et à faillir en l'ost, né ne porent avoir chevance pour les chevaux, car il furent mal pourveus avant qu'il venissent au port, né que il peussent passer les montaignes. Si attendirent et séjournèrent; et endementiers, yver commença à approchier, les vens à haucier et les froidures à venir plaines de pluie, de nois[58] et de gelée. Si comme l'ost estoit en tel point, aucuns traiteurs s'approchièrent devers le roy et luy firent entendant qu'il seroit bon de retourner, et qu'il donnast congié à sa gent jusques au printemps, et que ses garnisons fussent plus sagement ordonnées, pourveues et atirées. Moult fu grant dommage et grant perte quant l'ost n'ala oultre, car il eussent prise toute Espaigne à leur volenté. [Note 58: _Nois_. Neiges.] XXIV. _De Robert d'Artois qui fu envoié en Navarre de par le roy de France._ Pou avant que le roy meust pour aler en Sauveterre, nouvelles vindrent que Huitasse de Biaumarchais estoit assis au chastiau de Pampelune des barons de Navarre, pour ce que Huitasse qui la terre gardoit de par le roy de France les voulloit corrigier d'aucunes mauvaises coustumes qu'il maintenoient au pays. Si envoia hastivement Robert, conte d'Artois et Imbert de Biaujeu[59], et leur commanda qu'il secourussent hastivement son chevalier et sa gent, qui de par luy y estoient alés, et que il préissent en leur aide ceux de Thoulouse et de Carcassonne et de Pierregort, et qu'il appelassent en leur aide Gascon de Biart et le conte de Foy. [Note 59: _Imbert de Biaujeu_. «Franciæ conestabularium.» (Gesta Ph. III, pag. 534.)] Le conte d'Artois se hasta moult et mena avec luy vingt mille hommes, que à pié que à cheval. Tant alèrent qu'il vindrent à un chastel qui est nommé Molans[60] et s'arrestèrent ilec tant qu'il fussent conseilliés coment né par quel voie il pourroient entrer en Navarre. Endementiers qu'il estoient en tel point, un prince de Navarre qui estoit nommé Sanse[61] s'apperceut et avisa qu'il avoit mespris de ce qu'il avoit esté contre le roy de France; si ne voult plus estre contraire à la gent le roy né faire nul encombrement. Garse Morans[62] si fu couroucié de ce qu'il s'estoit ainsi tourné devers le roy de France, si le fist espier afin qu'il le peust trouver en tel point qu'il le peust occire. Si avint que Pierre Sanse estoit couchié en son lit: tant fist cherchier qu'il le trouva et l'occist et les chevaliers qui estoient de sa mesnie. Quant sa femme et ses enfans sorent sa mort, si mandèrent à monseigneur Huitasse que il luy aideroient en toutes manières, mais il leur promist que il leur aideroit à vengier la mort de Pierre Sanse. Ainsi comme il estoient en tel brigue et en tel descort, le conte d'Artois se tenoit près des pors[63] à grant foison de gent à pié et à cheval; et ala tant qu'il laissa les pors, et s'en vint par les mons de Pirène et passa tout oultre par la terre d'Arragon et entra au royaume de Navarre luy et tout son ost. Tant chevaucha et ala avant qu'il vint devant la cité de Pampelune, droitement la veille de Nostre-Dame en septembre, et assiégea la ville environ à tout son ost. [Note 60: _Molans_. Versus finem terræ Gasconis de Biardo, in castello ipsius quod _Mollans_ nuncupatur.» (_Id., id._) Ce doit être _Mauléon_.] [Note 61: _Sanse_. «Petrus Sances.»] [Note 62: _Garse Morans_ ... «Garsium Morani, regis Franciæ adversariorum principem et capitaneum ...» (_Id., id_.)] [Note 63: _Des Pors_. C'est-à-dire près des chemins par lesquels on pénétroit dans les Pyrénées. De là, la ville de _Saint-Jean-Pied-de-Port_.] Garse Morans qui avoit occis Pierre Sanse estoit en la cité, maistre et capitaine de tous: avec luy estoient pluseurs barons de Navarre qui par pluseurs fois avoient assailli messire Huitasse; et messire Huitasse leur donnoit souvent grans assaus et les faisoit moult souvent reculer. Quant le conte d'Artois vit qu'il ne voulloient issir hors né venir en bataille contre luy, si fist ses engins drecier, et si fist jecter pierres et mangonniaux qui abatoient devant eux quanqu'il trouvoient, maisons, sales et palais. Si orent ceux de dedens grant paour, si qu'il ne sorent que faire né que devenir, né n'avoient nulle espérance de sauveté sé ce n'estoit par fuite: et vindrent à Garse Morant, si luy demandèrent qu'il pourroient faire, et il leur dist qu'il ne se esbahissent de riens et que le matin il chasceroit les François du siège. Quant ce vint à l'anuitier, il fist grans caroles et grans tresches[64], et chanter à haute voix, pour donner cuer à ses bourgois qui moult forment s'espoventoient: si disoit et maintenoit qu'il avoit trop grant désir de combatre à ses ennemis. Si comme vint entour mienuit, que la nuit fu bien obscure et le peuple fu acoisié, Garse Morsant et Golsant et les autres plus nobles de Navarre issirent de Pampelune le plus seriement qu'il porent et tournèrent en fuie. [Note 64: _Tresches_. Rondes, sarabandes.] Garse n'osa demourer en Navarre pour le lignage de Pierre Sanse, ains s'en fouy tant comme il pot au roy de Castelle qui le reçut et prist à garantir contre ses ennemis. Le peuple de Pampelune fu moult troublé et les bourgois esbahis quant il sorent que ceux qui les devoient garantir s'en estoient fouys; les nouvelles en vindrent au conte d'Artois qu'il s'en estoient ainsi alés, si en fu moult courroucié, car il avoit enpensé qu'il les présenteroit au roy de France. Les eschevins de Pampelune mandèrent an conte d'Artois que moult volentiers s'accorderoient à luy. Quant le conte oï ce, si envoia le connestable de son ost à Pampelune. Si comme il parloient ensemble, en quelle fourme il feroient paix et en quelle manière, la piétaille coururent aux armes et aux murs et aux deffenses de la cité, pour ce que l'en parloit de paix; si entrèrent ens malgré leur capitaines, qui les encontredirent tant comme il porent; si robèrent et prisrent quanqu'il porent trouver, et occirent hommes et femmes, ainsi comme se ce feussent Sarrasins. Et prenoient à force les veufves femmes et les pucelles et se couchièrent avec elles, et puis les despoillèrent et tollirent quanqu'il avoient; et n'espargnièrent né églyse né moustier, ains s'en vindrent à la tombe du roy Henry qui gisoit en l'églyse Nostre-Dame, et cuidèrent qu'elle fust d'or et d'argent, si la despecièrent toute et esrachièrent par pièces et par morceaux. Le conte d'Artois fist crier à ban, par tout l'ost et en la cité, qu'il se tenissent en paix et se souffrissent de mal faire, ou il les puniroit des corps. Adoncques se restraindrent et tindrent de mal faire, pour la doubtance qu'il avoient du conte d'Artois qui forment les menaçoit. Le conte d'Artois rasseura les bourgois et les prist en sa garde et en sa deffense, et leur rendi tant comme il pot de ce qui leur avoit esté tollu. Quant la cité fu prise, le conte d'Artois la fist garnir de sa gent, et les fist entrer ès forteresces pour deffendre et garder la cité de leur ennemis. D'ilec se parti et ala partout le royaume de Navarre et prist tout en sa main, né ne fu nul qui li osast contredire né qui contre luy peust durer. XXV. _Coment le conte et Artois ala parler au roy d'Espaigne._ Quant Pampelune et toute la terre de Navarre fu en la main du conte d'Artois, nouvelles en vindrent au roy d'Espaigne; si se doubta moult de luy et de son royaume. Si manda au conte d'Artois, comme à son chier cousin, salut et bonne amour, et luy manda que volentiers parleroit à luy et le verroit. Le conte d'Artois reçut les messages moult courtoisement et les fist demourer avecques luy tant qu'il se fust conseillié. Tantost prist un message, et envoia au roy de France ce que le roy d'Espaigne luy requeroit[65], et que riens ne vouldroit faire sans son congié. [Note 65: _Ce que le roy_, etc. C'est-à-dire: Pour lui donner avis de l'invitation que lui faisoit le roi d'Espagne et pour le prévenir qu'il attendroit sa permission pour s'y rendre.] Le roy de France luy manda que bien luy plaisoit que il y alast, comme cil qu'il tenoit pour bon et pour loial, et que moult se fioit en luy. Quant le conte d'Artois ot congié, si se mist au chemin et ala au roy d'Espaigne qui le reçut moult liement et à grant feste; et parlèrent ensemble de moult de choses. Et moult luy pria le roy qu'il fist la paix de luy et du roy de France. Le conte respondi que volentiers le feroit. Ainsi comme il estoient ensemble, vint un message qui aporta tout l'estat et tout le secré et tout le pensé du roy de France. Quant le roy ot oï le message, si dist au conte d'Artois: «Biau cousin, je ne suy point sans amis à la court de France, et ainsi me devriez-vous obéir et aidier, par raison de lignage; j'ay tels amis qui bien me savent mander tout son couvine, et qu'il veut faire et qu'il a en pensé.» Ainsi furent ensemble ne scay quans jours le roy et le conte, et se déduisoient ensemble et se esbatoient; tant que le conte demanda congié et le roy luy donna volentiers. Et puis le convoia et fist honneur et courtoisie, tant comme il pot. Le conte d'Artois s'en vint tout droit en Navarre, et pensa moult en ce que le roy d'Espaigne savoit l'estat et le secré du roy de France; si chéy en souspeçon que ce venist de Pierre de la Broce. Lors se conseilla à ses amis sé ce estoit bon qu'il s'en alast en France où il demourast; si luy fu loé que il pourroit seurement laissier la terre à garder aux chevaliers de Pierre Sanse et à messire Huitasse de Biaumarchais, et aller en France s'il luy plaisoit. Le conte prist les seremens des chevaliers de Pierre Sanse, et leur pria moult de garder la terre en telle manière qu'il y eussent honneur. A tant se départi et chevaucha tant qu'il vint en France; et dist et raconta au roy Phelippe tout ce qu'il avoit oï et veu du roy d'Espaigne. Le roy pensa bien que ce venoit d'aucuns de ses privés qui estoient en son service. Pour ceste chose fu-il moult en doubtance à quels gens né à quels personnes il se pourroit conseillier né dire son secret. _Incidence_.--Assez tost après, vindrent en France les messages du royaume de Tharse, et denoncièrent au roy Phelippe de par le roy de Tharse, leur seigneur, que sé il vouloit aler Oultre mer sur Sarrasins, que volentiers luy aideroit en toutes les manières qu'il pourroit, et de gent et de conseil et de toutes autres choses dont il le pourroit aidier. Ces messages qui vindrent de Tharse n'estoient mie Tartarins, ains estoient Georgiens. Les Georgiens sont près voisins aux Tartarins, et sont en leur subjection et en leur commandement, et croient en Nostre-Seigneur Jhésucrist. Il vindrent à Saint-Denys en France célébrer la Pasque par le commandement le roy, comme bons crestiens et parfais, selonc ce qu'il monstroient et le faisoient assavoir. Quant il oient séjourné en France tant comme il leur plut, si s'en repairèrent et retournèrent, et alèrent en Angleterre et distrent au roy d'Angleterre ce meisme que il avoient dit au roy de France. L'an de grace mil deux cens soixante dix et sept, l'apostole Johan, qui devant estoit nommé Pierre L'Espaingnol[66], se vantoit assez souvent quant il estoit avec ses plus privés qu'il devoit vivre longuement, et que bien le savoit, selon la science de géométrie et d'astronomie; mais il ala tout autrement que il ne disoit. Car si comme il séjournoit à Viterbe, il fist faire une chambre d'encoste le palais. Si comme il ala veoir la besoigne coment elle se faisoit, une solive tresbucha de haut et chéy sur luy, et le debrisa et quassa tant qu'il mourut dedens les six jours de celle froissure: si fu enterré en l'église Saint-Laurens, en la cité meisme. [Note 66: _Pierre L'Espaignol_. «Joannes XX natione Hispanus.» (Gesta Ph. III, pag. 536.) Pierre d'Espagne étoit grand médecin.] XXVI. ANNÉE 1277 _Coment Pierre de la Broce fu pris et pendu._ En ce temps meisme advint que un message qui portoit unes lettres acoucha malade à une abbaye. Si le sousprit le mal que il vit bien que il luy convenoit mourir. Si appela ceux de l'abbaye, et leur fist promettre et jurer que il ne bailleroient les lettres à nulle personne vivant né à nul homme fors à la propre personne du roy de France. Quant le messagier fu mort, un moine de laiens prist les lettres par le congié de son prieur, et les porta tout droit au roy de France à Meleun sur Saine où il estoit. Le roy reçut le moine liement et luy fist bonne chière, puis entra en une chambre pour estre plus privéement, et appela aucuns de ses privés, et fist ouvrir la boiste, et aussi regarder de quel séel elle estoit séellée. Si trouva-l'en que c'estoit le séel Pierre de la Broce. Si ouvri-on les lectres, mais ce qui dedens estoit escript ne voult-on point descripre né faire assavoir[67]. Moult se merveillèrent ceux qui les lectres virent de ce qui estoit dedens. Tantost le roy se parti de Meleun et s'en vint à Paris, et séjourna ilec trois jours. D'ilec se parti et ala au bois de Vincennes. Là fu mandé Pierre de la Broce, et pris et mené en prison; après il fu mené à Yanville[68], et fu mis en la maistre tour. [Note 67: _Ne voult-on point faire assavoir_. «Et adhuc est ignoratum.» (Gesta Ph. III.)] [Note 68: _Yanville_. Janville, dans le Beauvaisis.] Nouvelles vindrent à l'évesque de Baieux que Pierre de la Broce son cousin estoit en prison. Si s'en ala au plus tost qu'il pot à la court de Romme, et se mist en la garde de l'apostole. Ne demoura guaires que Pierre de la Broce fu mené à Paris. Si furent mandés pluseurs des barons de France pour oïr le jugement Pierre de la Broce, et pourquoy c'estoit et comment il avoit desservi mort. Quant les barons furent assemblés, Pierre fu tantost délivré au bourrel de Paris qui pent les larrons, à un bien matin, ains souleil levant. Si le convoièrent au gibet les ducs de Bourgoigne et de Breban et le conte d'Artois, et pluseurs autres barons et hommes nobles. Le commun peuple de Paris s'esmut de toutes pars, et coururent hommes et femmes après; car il ne povoient croire que homme de si hault estat fust devalé au bas. Le bourrel luy mist la corde entour le col, et luy demanda s'il voulloit riens dire, et il dit que nennil. Tantost le bourrel osta l'eschielle, et le laissa aler entre les larrons. Nul ne se doit fier en hautesce mondainne né en son grant estat. Car la roe de fortune qui ne se tient en un point né en un estat l'aura tantost dévalé et mis au bas. Tous ceux que Pierre de la Broce avoit mis à court né de riens avanciés furent boutés hors du service, né nul n'en demoura que l'en péust savoir[69]. [Note 69: Le chroniqueur de Saint-Denis, dans toute l'histoire de Pierre de la Brosse, a omis celles des réflexions de Nangis qui pouvoient rendre problématique le crime de cet infortuné favori. «Cujus mortis causa apud vulgus _incognita_, magnam cunctis qui audierunt admirationem et murmurationis materiam ministravit.» Ce qu'il y eut de mieux prouvé dans toute l'affaire, ce fut la haine vouée par tous les grands à Pierre de la Broce. Les révélations de la béguine de Nivelle, les propos du comte d'Artois, les mystérieuses dépêches apportées par un moine dont on ne cite pas même l'abbaye, tout avoit été mis en usage auprès du plus crédule des rois, tandis que Marie de Brabant faisoit aisément tourner contre le favori le crédit que lui donnoit l'amour de son époux. Cependant, tous nos historiens modernes ont, à qui mieux mieux, déversé l'injure sur le malheureux Pierre de la Brosse. Il faut pourtant en excepter M. Daunou, _Histoire littéraire_, t. XIX, pag. 407 et 408, et M. Achille Jubinal, éditeur d'un recueil curieux de pièces de vers faites à l'occasion de cette illustre disgrâce. C'est pourtant une réhabilitation possible que celle du ministre de Philippe-le-Hardi: indépendamment de l'auteur des _Gesta_, nous avons le témoignage d'un contemporain bien plus illustre, de Dante lui-même qui se trouvoit à Paris peu d'années après l'événement. Dante a placé Pierre de la Brosse dans son Purgatoire parmi les négligens: voici la précieuse mention qu'il lui a consacrée: Vidi............. l'anima divisa Dal corpo suo per astie et per inveggia, (Come dicea,) non per colpa commisa; Pier della Broccia dico, e qui proveggia Mentr'è di qua la donna di Brabante, Si che però non sia di peggior greggia. «Je vis l'ame qui fu séparée du corps par ressentiment et par envie, ainsi qu'on le disoit. Je parle de Pierre de la Brosse; et puisse la dame de Brabant, pendant qu'elle vît encore, pourvoir à ne pas être un jour rejetée dans une plus coupable troupe.» Ce tercet du Dante suffit pour faire pencher la balance en faveur de la Brosse.] XXVII. ANNÉE 1278 _Du soudan de Babiloine._ Bondodar, le soudan de Babiloine, avoit destruit la cité d'Antioche, puis se tourna devers les chrestiens, et leur fist assez de maulx et de grief. En ce temps meisme que Pierre de la Broce fu destruit, les Tartarins furent moult courouciés de ce que Bondodar menoit si grant maistrie en la terre d'Oultre-mer, si assaillirent Turquie et luy mandèrent bataille. Le soudan assembla tant de gent comme il pot avoir, et vint contre eulx en bataille; les Tartarins leur coururent sus et en detrenchièrent et occistrent une grant partie; le soudan meisme fu navré à mort, et se fit porter à Damas: ilec mourut des plaies qu'il ot eues. Son fils fu élu à soudan après la mort de son père: mais il ne le tint mie longuement en paix, car pluseurs admiraulx firent conspiration contre luy, et le assistrent en un chastel que l'en nomme le Crac qui siet assez près de Babiloine: tant crut et moulteplia le descort entre eux que l'une partie occist l'autre. XXVIII. _De la voie que le roy de France fist au Mont de Marchant._ Le roy Phelippe assembla grant partie de ses barons et s'en ala en Gascoigne à une ville qui est nommée le Mont de Marchant[70]. D'autre part vint le roy d'Espaigne avec des plus nobles hommes de son païs et commencièrent à parler de l'injure et du descort que le roy d'Espaigne faisoit à ma dame Blanche et à ses enfans. Le roy d'Espaigne estoit à séjour à Bayonne, si comme messages aloient et venoient d'une part et d'autre. Si comme les deux roys estoient ainsi comme à accort, les messages vindrent et apportèrent commandement de l'apostole que les deux roys féissent paix et s'accordassent ensemble bonnement sus paine d'escommeniement, si que ce fust au prouffit et à louange de saincte églyse. [Note 70: _Mont de Marchant_. Mont-de-Marsan.] Quant le roy de France oï tels paroles, si ne voult qu'il en fust parlé, ains se départi tantost du Mont de Marchant, et s'en ala tantost à Thoulouse. Si luy vint le roy d'Arragon, luy et grant compaignie de nobles hommes, pour l'y faire révérance et honneur. Le roy le receut moult liement et luy donna grans dons, et luy fist grant courtoisie. Quant le roy d'Arragon ot esté avec le roy de France tant comme il luy plut, si prist congié et s'en retourna en sa terre, et trouva sa femme qui avoit nom Constance, fille de Mainfroy le dampné et rescommenié: si luy dit[71] coment et en quel manière il porroit avoir le royaume de Secile. Et le roy Pierre luy demanda sé elle avoit oï nulle nouvelle certaine de Palerme et Messines? et celle luy respondi que si il les voulloit aidier que il le recevroient à seigneur et à roy, et seroient de tout leur povoir contre le roy Charles, né jamais né le tendroient à seigneur. [Note 71: _Si luy dit_. Alors Constance lui dit.] XXIX. ANNÉE 1280 _Incident du fleuve de Saine._ Selon le temps de grace mil deux cens quatre vins, le fleuve de Saine issy hors de son chanel et espandi par tout le païs. Et vint à si grant ravine à Paris, qu'elle rompi la maistre arche de Grand pont et quassa et froissa des aultres jusques à six, et rompi de Petit pont la greigneur partie, et enclost Paris de toutes pars, si que nul ne pooit aler né venir fors que par navie. L'an de grace mil deux cens quatre ving et un, monseigneur de Mont Pincien[72] en Brie, prestre et cardinal de Saincte-Cecile, fu sacré à apostole, et fu appellé Martin. [Note 72: _Mont Pincien_. «Montpincem» vel «Monspicii.» Variantes: _Mont-payen_. Il s'agit ici de Martin IV (Simon de _Brie_, de _Montpencien_, ou de _Montpilloy_, en Champagne).] XXX. _Coment ceulx de Secile se retournèrent contre le roy Charles._ Celle année meisme, Pierre roy d'Arragon fu moult entalenté[73] des malices sa femme, et la crut de quanque elle disoit. Elle affermoit certainement et faisoit entendant à son baron qu'elle estoit hoir du royaume de Secile, et le tenoit pour trop failly, pour ce qu'il ne s'offroit à eux pour estre leur seigneur, comme ceux qui le requeroient chascun jour. [Note 73: _Entalenté_. Excité, animé, aiguillonné par.] Quant le roy ot oï et sceu et escouté teles paroles, si envoia deux chevaliers pour veoir la contenance et la manière du pays; et furent moult bien receus et honnourés des plus haulx hommes de la contrée, et promistrent et jurèrent que il recevroient le roy comme leur seigneur. Quant les messages orent fournie leur besoigne, si s'en retournèrent et emmenèrent avec eux des plus haulx hommes et des plus renommés de Secile, pour mieux affermer et enteriner la besoigne. Si tost comme la chose fu affermée et asseurée d'une part et d'autre, ceux de Palerme et de Messines et des autres bonnes villes, signèrent[74] les huis des François par nuit; et quant ce vint au point du jour, qu'il porent environ eux veoir, si occirent tous ceux qu'il porent trouver, né n'en furent espargniés né vieulx né jeunes, que tous ne feussent mis à l'espée, néis les femmes enceintes des François furent toutes occises, que nulle n'en demoura. [Note 74: _Signèrent_. Marquèrent.] Aucuns en y avoit qui, par grant félonnie, les aouvroient par les costés, et en sachoient les jeunes créatures et les jectoient contre les parois et en faisoient hors issir les entrailles. Le roy[75] appareilla sa navie et tant de gent comme il pot avoir pour aidier au roy de Secile, contre le roy Charles, sé mestier en feust; si envoia endementiers à l'apostole qu'il luy féist secours et aide, et que il luy octroiast les dismes de saincte églyse en son royaume; que son propos estoit d'aler oultre-mer sur les Sarrasins. [Note 75: _Le roy_. Pierre d'Aragon.] L'apostole qui jà se doubtoit de luy né ne savoit s'il disoit voir ou non, luy respondi que moult volontiers luy aideroit des biens de la crestienté et de saincte églyse, mais que il commençast la besoigne, et que il peust appercevoir la fin où il tendoit. XXXI. ANNÉE 1282 _De la venue au roy d'Arragon en Secile._ Quant Pierre d'Arragon ot oï et veu la volenté l'apostole, il entra en mer, et furent les voiles dreciées. Les vens ne luy furent de riens contraires, si s'en vint tout droit au port de Thunes devers les destrois des montaignes. Si trouva ilec moult grant foison de Sarrasins qui vouldrent deffendre le port, car il cuidoient qu'il voulsissent prendre port à terre, si combatirent à luy: en ce poindre il perdi trois mille hommes par nombre. Ilec demoura et actendi ne say quans jours, et manda ceux de Messines et de Palerme qu'ils ne se doubtassent de riens du roy Charles, car il avoit bien si grant gent et si grant force qu'il estoit certain d'avoir la victoire et la seigneurie. Si comme ces choses estoient en tel point, nouvelles vindrent au roy de Secile que tous les François avoient esté occis qui estoient en Secile, et que toute Secile estoit tournée contre luy, et que le roy d'Arragon estoit en possession du royaume de Secile. Il manda tantost toutes ces choses à l'apostole Martin, et à son nepveu le roy de France. L'apostole ala tantost à Orbetine[76] et assembla tout le peuple du païs et leur admonesta et dist que nul fust contre le roy Charles né de riens son contraire, car le royaume tenoit-il et devoit tenir de l'églyse de Romme, et que en l'aide de ceux de Secile né en leur commandement ne fussent en riens obéissans en nulle manière; et ce commandoit-il et voulloit que ce fust, sus paine de sentence d'escommeniement. [Note 76: _Orbetine_. «Urbem veterem.» C'est Orviete.] Quant il ot ainsi sermoné et amonesté le peuple, si envoia un de ses cardinaulx en la contrée, maistre Girart de Parme, évesque de Saincte-Sabine, pour ce qu'il rappellast ceux du royaume de Secile à paix et à concorde envers le roy Charles. Si comme ce cardinal vint vers le rivage de la mer, ceux de Messines et de Palerme luy vindrent au devant à l'encontre, pour ce qu'il ne vouldrent en nule manière qu'il passast oultre; et luy distrent que le roy d'Arragon estoit tourné et entré en Secile, et avoit tous le païs tourné à luy pour la raison de sa femme qui déust estre droit hoir du royaume. Le cardinal vit bien que ceux de Secile tenoient le roy d'Arragon pour leur seigneur, et que nulle paix né nulle amour ne trouveroit à eux; si s'en retourna et raconta à l'apostole coment les choses estoient alées: et avec tout ce, la plus grant partie de la Calabre s'estoit à eux accordée. XXXII. _Coment Messines fu assise du roy Charles._ Si comme ces choses estoient en ce point, le roy Charles envoia son fils, prince de Salerne, pour avoir secours et aide contre ses ennemis. Avec ce, il assembla tant de gent et tels comme il pot avoir, si passa le far de Messines. Les bourgois de la ville furent sousprins et esbahis de sa venue, né n'estoient point garnis d'armes né d'autres choses deffensables. Si fu bien dit et raconté au roy et à sa gent qu'il pourroit de legier prendre la ville, mais le roy ot pitié de destruire si noble cité, si envoia à ceux de dedens messagiers, et leur fist dire qu'il leur seroit assez débonnaire et leur pardonnerait de legier son mautalent. Les bourgois requistrent et demandèrent espace tant qu'il eussent parlé ensemble; le roy leur octroia volentiers. Endementiers, il se garnirent d'armes et mandèrent secours par toute la terre de Secile, tant qu'il furent garnis; et quant il furent garnis, si ne vouldrent faire chose que le roy leur requist. Le roy avoit mauvaisement retenu ce proverbe que on dit en France: «Qui ne fait quant il puet ne fait mie quant il vuelt.» Le roy commanda que la cité fust assaillie, mais nulle riens n'y porent mesfaire, tant que le roy ot conseil du conte de l'Aceurre[77] qui puis fu prouvé pour traitre comme il apparut puis le décès du roy Charles, qu'il s'en retournast en Calabre. Lors se traïst le roy arrières, et se mist ès plains Saint-Martin, que ceux de Puille né de Calabre ne se retournassent contre luy; et ilec attendist tant que son fils fust retourné de querre le secours de France. Et fist despecier toutes les nefs qui estoient sur le rivage du Far, garnies d'armes et d'autres biens pour secourre la terre d'Oultre-mer; que il ne venissent par aucune aventure ès mains de ses ennemis. [Note 77: _De l'Aceurre_ ou d'_Acerres_. «Comitis Acerrarum.»] Quant le roy Charles ot laissié le siège de Messines, le roy d'Arragon plain de orgueil et de beuban se fist couronner du royaume de Secile en despit de luy, et luy manda par ses lettres que il ne feust si hardi sur sa vie perdre que plus y demeurast. Les nouvelles en vindrent à l'apostole, si se conseilla à ses cardinaulx que il pourroit faire du roy d'Arragon qui tant estoit contraire à saincte églyse: et si l'escommenia et condempna du royaume d'Arragon, et le donna à Charles conte de Valois, fils au roy Phelippe de France, et en fist lettres sceellées de tous les sceaulx des cardinaulx de Rome. XXXIII. _Du poisson semblable au lyon._ Il avint, au mois de février en l'an de grace mil deux cens quatre-vingt et un, que un poisson fu pris en la mer qui avoit semblance de lyon. Il fu aporté devant l'apostole à Orbetine, et disoient les mariniers quant il fu pris qu'il jectoit merveilleusement horribles et espoventables cris. En ce meisme temps il fu si grant descort, à Paris, entre les nations des Anglois et des Picars escoliers, que l'en cuidoit bien que l'estude se deust du tout départir de Paris; et furent mis en prison au chastelet de Paris, pour la doubtance qu'il ne s'entre océissent. Le soudan de Babiloine se combati aux Sarrasins, si fu occis de sa gent jusques à cinquante mil, et le chacièrent huit journées dedens sa terre. Le soudan rassembla sa gent et tout son povoir, et se combati de rechief aux Tartarins. Tant se combatirent que les Tartarins furent vaincus, et perdirent de leur gens environ trente mille. En celle saison et en ce temps commença saint Loys à faire miracles au royaume de France. XXXIV. ANNÉE 1283 _Du secours qui vint de France au roy Charles._ Pierre conte d'Alençon, frère du roy de France, et Robert conte d'Artois, le duc de Bourgoigne[78], le conte de Dampmartin[79], le conte de Bouloigne, le seigneur de Montmorency[80] et moult d'autres nobles hommes, avec grant foison de gens de pié, vindrent en icel temps meisme pour secourre le roy Charles de Secile; et passèrent tout oultre parmi Lombardie à bannières desploiées, sans nul encombrement. Tant chevauchièrent qu'il vindrent ès plaines de Saint-Martin où le roy estoit. [Note 78: «Othelinus.»] [Note 79: «Johannes.»] [Note 80: «Mathæus. (Gesta Ph. III, p. 541.)] Le roy fu moult lie de leur venue: si s'appareilla tantost et ordonna ses batailles rengiées, et passa tout oultre parmi Calabre jusques à la Gatonne[81], et se mist en grant paine de trouver ses ennemis. Ses adversaires qui bien savoient sa venue, né s'osèrent combatre né approchier d'eux, ains fuioient dès que il les véoient venir aux chastiaux et aux forteresces. Les autres qui estoient en leur navies, si se boutoient en leur galies et puis tournoient en fuie. Le roy d'Arragon qui bien savoit le pouvoir du roy Charles et la hardiesce des François, se pourpensa par quel barat né coment il le pourroit conchier né décevoir; car il n'avoit talent d'aler contre luy à bataille. Si luy manda que s'il estoit si osé né si hardi, que volentiers se combatroit à luy corps à corps; et que il prist cent chevaliers des plus hardis qu'il pourroit trouver qui se combatroient contre cent des plus esleus de son royaume, et que ce fust le premier jour de juing, ès landes de Bordeaux, et que celui qui seroit vaincu jamais n'eust point d'honneur, né ne portast couronne. Quant le roy de Secile oï ce, si en fu moult lie et respondi tantost que bien le vouloit. [Note 81: _A la Gatonne._ «Usque Alagatonne et alibi equitabat.»] Les convenances furent jurées et promises de chascune partie. Tantost, le roy Charles manda toute l'affaire au roy de France, et luy manda qu'il fist faire cent armeures de fer, les plus belles et les meilleures que l'en pourroit trouver né soubtillier. L'apostole Martin qui bien sot la besoigne n'en fu point lie, car il se doubta moult et pensa que le roy d'Arragon ne le faisoit fors par boisdie[82]. [Note 82: _Boisdie_. Simulation. Variante: _Loberie_.(Msc. 9650.)] XXXV. _Coment le roy Charles vint à Bordiaux contre le roy d'Arragon._ Quant le roy de France ot entendu ce que son oncle luy mandoit, si se merveilla moult coment le roy d'Arragon osoit emprendre si grant besoigne contre le roy Charles, né contre les nobles combateurs qui tant de biaux fais de chevalerie avoient fais. Si fist tantost aprester ce qu'il luy avoit mandé, et se garni de chevaux et d'armes, et fist assavoir à sa baronnie la besoigne si comme elle aloit. Et si leur manda qu'il fussent avec luy à l'encontre de son oncle, au jour nommé qui estoit assigné aux deux parties. Le roy Charles bailla en garde sa terre au prince de Salerne son fils, et au conte d'Alençon et au conte d'Artois; si s'en vint droit à Rome. L'apostole Martin le blasma moult forment de celle besoigne qu'il avoit ainsi emprise, et les cardinaux luy monstrèrent qu'il povoit bien la chose laissier ester. Quant l'apostole vit qu'il n'en laisseroit riens à faire, si luy bailla Jehan Colet[83] prestre et cardinal de saincte églyse et de saincte Cecile, et luy donna plain povoir d'escommenier et de condempner le roy d'Arragon, sé il ne faisoit satisfacion des injures que il faisoit à saincte églyse. [Note 83: _Colet_. Ou _Chollet_.] L'an de grace mil deux cens quatre-vings et trois vint le roy Charles ès landes de Bordiaux, au lieu et en la place qui avoit esté accordée et jurée des deux parties. En la présence du roy de France et de ses barons se offri et présenta par devant le seneschal de Gascoigne qui tenoit la court contre le roy d'Arragon. Mais le roy d'Arragon ne vint né ne contremanda né ne s'excusa de riens, fors que tant que, la nuit de devant, il estoit venu au séneschal repostement, né n'avoit avec luy que deux chevaliers et luy dist qu'il venoit acquiter son serement, et qu'il n'oseroit plus demourer pour la doubtance du roy de France; né plus n'en fist, ains s'en parti tantost. Le roy Charles et ses barons attendirent celle journée sa venue, et toute la nuit et toute la sepmaine. Quant le roy de France vit ce, si en fu moult courroucié, si commanda à Jehan Nougne qui des parties d'Espaigne estoit venu, ainsi comme nous avons devant dit, qu'il entrast en Arragon et qu'il prist chevaliers et sergens tant comme il vouldroit. Celluy Jehan Nougne s'en ala en Navarre et se féri au royaume d'Arragon, et ardi et prist et roba tout avant luy; hommes et femmes s'en fuirent devant luy, et laissièrent leur biens et leur maisons, car garde ne se donnoient de telle venue. Tant ala avant, luy et sa gent, qu'il trouvèrent une tour bien garnie de biens, si se férirent ens et robèrent quanqu'il trouvèrent, qu'il n'y laissièrent riens: puis boutèrent le feu dedens et la tresbuchièrent à terre. Bien est la vérité que sé il fussent alés plus avant, il eussent tout pris le royaume d'Arragon, car le roy Pierre ne s'en donnoit garde né n'estoit de riens pourvéu. XXXVI. _De Gui de Montfort._ Ainsi comme en tour celle saison, Guy de Montfort, fils le conte de Lincestre, fu mis hors de prison où il avoit esté longuement pour Henry d'Alemaigne que il avoit occis au moustier saint Laurent à Viterbe; et luy commanda l'apostole que il alast contre Guy de Freutemont[84] qui voulloit oster et fortraire aucunes églyses qui appartenoient à l'églyse de Rome. Guy de Montfort s'appareilla et vint contre Guy de Freutemont. Quant Guy de Freutemont sot sa venue, si se doubta moult, pour la grant paour qui estoit en luy; si luy rendi toute la terre qui appartenoit à l'églyse de Rome, et se soubmist et mist du tout à faire sa volenté et de l'églyse, et de son commandement; et par ceste manière conquist Guy de Montfort toute la terre qui appartenoit à l'églyse de Rome, fors une cité qui est nommée Urbaine[85]. Le conte Guy de Montfort assist la cité. Si comme il tenoit le siège, nouvelles luy vindrent que le père sa femme estoit mort, si se parti du siège et vint contre le conte de Saint-Flore qui sa terre troubloit et empeschoit comme il povoit. [Note 84: _Freutemont_. »De Monte Feltri.»] [Note 85: _Urbaine_. »Urbinati civitas.» C'est _Urbin_.] En icelluy meisme temps, Pierre conte d'Alençon qui estoit en Puille pour garder la terre trespassa de cest siècle, et reçut mort; et fu enterré en une abbaye de moines blans que le roy Charles y avoit fondée qui est nommée Mont Roial. Les os et le cuer furent aportés aux frères meneurs à Paris, et mis en sépulture. Madame Jehanne contesse de Blois sa femme demoura vefve, plaine de saincte vie et de grant bonté. Le roy de France tint celle année parlement à Paris des barons de France pour ce que il sceussent que le royaume d'Arragon estoit donné à Charles son fils, de par la court de Rome. Monseigneur Collet, cardinal, prescha de la croix pour aler sur le roy d'Arragon, si comme homme dampné et escommenié que il estoit. XXXVII. _Coment le prince de Salerne fu pris._ Puis que le roy Phelippe fu croisié pour aler en Arragon, le roy Charles prist congié et luy dist qu'il estoit temps de retourner à son fils et aux barons qui l'attendoient, et le roy luy donna volentiers et de gré: si se mist au chemin, et vint en Provence. Ilec prist messages et leur bailla lettres ès quelles il estoit contenu qu'il mandoit salus à son fils Charles, et luy mandoit que pour riens du monde especiaument, il ne se combatist à ses ennemis en mer; et qu'il avoit grant nombre de galies au port de Marseille qui toutes estoient appareilliés de venir prochainement à luy. Ainsi comme les messages s'en alèrent hastivement par mer, les espies de Secile leur vindrent à l'encontre, si les pristrent et trouvèrent toute la priveté et le secret du roy Charles, et qu'il vouloit faire et coment. Dont se hastèrent moult huit galies d'armes et de gent, si vindrent bien près de Naples; et commencièrent à crier et à menacier, pour savoir sé il peussent à ce esmouvoir les François qu'il venissent à eux combatre. Les François et le prince qui ilec estoit demouré, pour ce que le conte d'Artois estoit alé en Calabre pour certaine cause, si fu moult esmeu de leur cri et de la noise qu'il demenoient; si prist trop grant hardiesce en luy et entra avec les François combateurs en mer. Mais il ne se sorent ainsi aidier de bataille comme s'il feussent à terre, si furent tantost pris et menés à Messines, et moult bien emprisonnés et gardés de nuit et de jour. La nouvelle en vint à Constance, la femme au roy d'Arragon, qui demouroit à Salerne avec ses enfans Jaques et Mainfroy: si les fist mener bien tost près de Naples et dire à ceux qui menoient le prince par mer: «Rendez nous la suer ma dame Constance que vous tenez, ou nous couperons de maintenant la teste au prince». Adonc en y ot un qui prist une hache, et mist la teste au prince sur le bort de sa nef ainsi comme s'il luy voulsist couper: la femme au prince qui trop grant paour ot que on ne coupast la teste à son baron, si leur manda que volentiers la leur rendroit, mais pour Dieu que son seigneur ne receust mort. Si la leur rendi et délivra. Au quart jour après que le conte fu pris, vint le roy Charles à Naples; et trouva que la greigneur partie de ceux de Naples s'estoient jà tournée contre luy, et avoient les François boutés hors de la cité. Il sot toute leur mauvaistié, si les chastia moult horriblement, car il les fist pendre et trainer et mourir de divers tourmens: puis se parti d'ilec et s'en vint en Calabre, là où son nepveu estoit, le bon conte d'Artois; et convoita moult coment il peust passer le Far pour asseoir Messines. Mais il ne luy fu point loé, pour les vens qui estoient commenciés, et si estoient grans et horribles, et aussi pour l'yver. Si fist venir ses nefs au port de Brandis que elles ne fussent prises de ses ennemis. Ne demoura guaires que une maladie le prist dont il mourut l'an de grace mil deux cens quatre vings et quatre; et fu le corps appareillié et enterré en la cité de Naples, en la maistre églyse. Nouvelles en vindrent à l'apostole Martin qui en fu moult dolent, pour la grant loiaulté et valeur qui estoient en luy. Si se revesti et célébra son service. Quant la chose fu ainsi avenue, l'en fist tuteur et deffenseur le conte d'Artois de tout le royaume de Secile. Après, tant comme il fu au pays, les ennemis ne furent oncques si osés qu'il y méissent pié né n'osèrent oncques venir à bataille contre luy; et dist-on communément que s'il ne fust au pays demouré, que toute Puille et toute Calabre se fust tournée. En celle année meisme, le premier fils au roy Phelippe qui ot à nom Phelippe, espousa madame Jehanne, fille au roy de Navarre et conte de Champaigne. XXXVIII. ANNÉE 1284 _De la mort l'apostole Martin: après luy fu esleu pape Honnoré._ L'an de grace mil deux cens quatre vings et cinq, le jour de l'Annonciation Nostre-Dame, qui fu le jour de Pasques, l'apostole Martin chanta la messe. Si comme il ot chanté, une trop grief maladie le prist, si vit bien qu'il luy convenoit mourir: ses phisiciens le vindrent veoir, si congnurent moult obscurement et moult troublement la cause de la maladie et affermèrent et distrent que nul signe de mort ne apparoit en luy; et il mourut le mercredi ensuivant, environ la quatrième heure de la nuit. Il apparu bien que nostre sire l'ama, car pluseurs malades et enfermes qui le requeroient de bon coeur, garissoient de leur maladies. Après luy fu fait pape messire Jeroime[86] de l'ordre des Frères meneurs, si fu appelle Honnoré. Moult volentiers et moult doucement admenistra, et envoia au conte d'Artois et à sa suite des biens de l'églyse, pour parfaire et pour garder la besoigne qu'il avoient emprise. [Note 86: _Jeroime_. Ou plutôt _Jacques_ Savelli. C'est son successeur, Nicolas IV, qui se nommoit Jérôme d'Ascoli.] XXXIX. ANNÉE 1285 _Coment le roy Phelippe de France assembla grant ost pour aler au royaume d'Arragon._ Assez tost après, en l'an de grace mil deux cens quatre vings et six[87], Phelippe le roy de France assembla environ la Penthecouste à Thoulouse si grant multitude de gent que c'estoit merveille à veoir; pour ce qu'il vouloit entrer en Arragon qui avoit été donné à Charles son fils et octroié. S'entente estoit d'avoir tantost besoignié au royaume d'Arragon, et puis de passer tout oultre au royaume d'Espaigne, pour la grant injure que le roy Alphons, roy d'Espaigne, luy avoit faicte de Blanche sa suer. Avec le roy ala messire Jehan Colet[88], cardinal de Rome, et toute la noble chevalerie de France. Si fu l'ost moult bien garnie par devers la mer de galies et de vitailles et de toutes autres choses qui mestier leur avoient. Le roy laissa la royne Marie sa femme à Carcassonne avec grant foison de nobles dames qui aloient avec leur barons; si s'en ala à Narbonne, illec atendi tant que toute sa gent fust assemblée. Si fu commandé que tous ississent de Narbonne et alassent tous armés à bannières desploiées tous prests de combatre. Si entrèrent premièrement en la terre au roy de Maillorgues le frère Pierre le roy d'Arragon, qui se tenoit à la partie au roy de France et saincte églyse. [Note 87: Il falloit: 1285. Le latin dit seulement: «Anno posteriùs annotato.»] [Note 88: _Colet_. Cholet.] Si tost qu'il sot sa venue, si s'en vint contre le roy au plus honnourablement qu'il pot, et envoia ses deux nepveus en la ville de Perpignan, et leur fist feste et honneur. Au roy d'Arragon vindrent messages en Secile où il estoit, et luy dénoncièrent que le roy de France venoit en son royaume d'Arragon à si grant gent que nul ne les povoit nombrer né esmer; si dist à Constance qu'elle gardast bien le prince de Salerne et sa terre, et il iroit deffendre son royaume contre le roy de France. Il se mist en mer, si ot bon vent; si entra en sa terre, et garni les entrées par devers ses adversaires au mieux qu'il pot. Quant Constance fu demourée, si se mist en moult grant paine de garder la terre et le pays et de savoir la volenté et le couvine de ceux de Secile; si s'apparçut bien que ceux de Secile se réconciliassent volentiers à leur seigneur; lors se pourpensa qu'il estoient plains de faulseté et qu'il n'estoient point estables; si fist metre le prince en une galie et l'envoia en Arragon où il fu estroictement gardé une pièce de temps. XL. _Coment la cité de Gennes fu destruicte._ Tant ala l'ost de France qu'il vindrent à Perpignan; si se conseilla le roy par quelle part il entreroit mieux en Arragon. Si luy fu conseillé que son ost alast droit à Gennes[89] l'orgueilleuse, pour ce que elle se tenoit à Pierre d'Arragon, et elle estoit et elle devoit estre au roy de Maillorgues, et que l'en tournast celle part. Celle terre est assise en la terre de Roussillon et en la contrée. Quant le roy de France sot que le roy d'Arragon avoit ainsi tollu et soustrait à son frère celle terre, si commanda que l'on alast celle part. Ceux de Gennes virent bien et aperceurent que l'ost venoit vers eux, si se traistent aux portes et coururent aux murs et aux deffenses, et monstrèrent qu'il la vouloient tenir et deffendre. Tantost que le roy fu venu, il fist faire commandement que l'en alast à l'assaut; ceux de dedens se deffendirent bien et viguereusement, si que riens n'y perdirent celle journée; mais l'endemain par matin les François coururent à l'assaut. Quant ceux de la ville virent ce, si requistrent et demandèrent au roy qu'il leur donnast repis jusques à trois jours, tant qu'il eussent parlé ensemble, et qu'il fussent tous d'un accort: et puis si livreroient la ville au roy et à son commandement. Le roy leur octroia volontiers. Endementres que les trièves duroient et qu'ils ne furent point assaillis, il se mistrent au plus haut de la ville et mistrent le feu sur une tour, si que le roy d'Arragon le peust veoir qui n'estoit pas moult loing d'ilec; car il avoient espérance qu'il les venroit secourir. Quant le roy apperceut leur barat, si commanda tantost que on alast à l'assaut; le légat sermonna et prescha aux François, et prist tous leur péchiés sur luy qu'il avoient oncques fais un toute leur vie, mais que il alassent sus les ennemis de la crestienté, bien et hardiement, et que il n'y espargnassent riens, comme ceux qui estoient escommeniés et dampnés de la foy crestienne. [Note 89: _Gennes_. «Urbem Januam cognominatam.» Je crois qu'il faudroit lire ici _Elne_. C'est aussi l'avis de M. de Marca.] Quant les François oïrent ce, si crièrent à l'assaut à pié et à cheval, et jettèrent et lancièrent à ceux de dedens. Tant approchièrent des murs qu'il y furent: si drecièrent les eschicles contre mont, et hurtèrent aux murs tant qu'il en firent tresbuchier une grant pièce et un grant quartier. Il brisièrent les portes et abatirent les murs en pluseurs lieux, si se boutèrent ens de toutes pars, et si commencièrent à crier: _A mort!_ et à occire hommes et femmes sans espargnier. Quant le peuple de la cité se vit ainsi surpris, si commencièrent à courre vers la maistre tour ou églyse, où il cuidèrent avoir garant: mais riens ne leur valut, car les portes furent tantost brisiées. Si se férirent en eux les François et n'y espargnièrent hommes né femmes, né viel né jeune, que tout ne missent à mort fors que un tout seul escuier qui estoit nommé le bastart de Roussillon, qui monta haut sus le clocher du moustier. Avec luy avoit ne scay quans compaignons qui se deffendoient merveilleusement bien et asprement. Tantost commanda le roy que il fust espargnié sé il se vouloit rendre. Tantost il se rendi et pria que l'en luy sauvast la vie. En celle manière fu la cité destruicte, et le peuple afolé et mort. Bien estoient ceux de Gennes deceus et engigniés qui s'estoient apuyés à l'aart de seu[90] qui faut au besoing, et s'estoient en riens fiés au roy d'Arragon. [Note 90: _A l'aart de seu_. A la branche de jonc. «Stultus et insipiens populus qui se super baculum arundineum conquassandum, citò Petrum de Aragonniâ innitebat.» (Gesta Ph. III, p. 545.)] XLI. _Coment François passèrent les mons de Pirène._ Sitost comme la cité de Gennes fu destruicte, le roy et son ost se mistrent tautost à la voie pour aler vers les mons de Pirène. Adonc se conseillèrent les barons là où il pourroient plus légièrement passer les montaignes et à moins de péril: car les montaignes estoient si hautes qu'il sembloit qu'elles se tenissent au ciel; né au pas de l'Écluse ne pouvoient-il riens faire né passer, qui estoit le droit chemin qui peust entrer ens. Mais les Arragonnois avoient mis au devant tonniaux tous plains de sablon et de gravelle et de pierres grosses, si que en nulle manière les gens n'y povoient passer fors en péril de mort. Et avec tout ce, ceux d'Arragon avoient toutes leur tentes et leur paveillons tendus sus les montaignes, dont il povoient appertement veoir l'ost des François: et moult bien cuidèrent que les François déussent passer par ce pas de l'Ecluse qui tant est périlleux. Si comme il estoient en grant pensée qu'il feroient, le devant dit bastart dist qu'il savoit bien un passage un pou loing de l'Ecluse par où tout l'ost pourroit seulement passer sans nul péril. Le roy le sot: si fist faire semblant à sa gent qu'il voulsissent passer par le pas, si que ceux d'Arragon qui estoient sus les montaignes les peussent véoir: le roy prist avec luy de ses chevaliers et de ses gens d'armes, et se mist au chemin avecques le bastart de Roussillon, et vindrent au lieu que le bastart avoit nommé; si n'estoit l'ost que par une mille loing. Le bastart ala devant et le roy après, par une voie si estrange, plaine d'espines et de ronces, qu'il sembloit que oncques homme n'y eust alé. Tant alèrent à grant paine et à grans travaux qu'il vindrent par dessus les montaignes, et par ilec firent passer tout l'ost sans nul dommage, que ce sembloit bien que ce fust impossible. Ceux d'Arragon qui le pas de l'Ecluse gardoient, regardèrent par devers les montaignes, si apperceurent l'ost de France qui jà estoit au dessus, si furent tous esbahis et orent si grant paour que il tournèrent en fuie né n'en porent riens porter, tant se hastèrent. Les François vindrent à leur paveillons et prindrent quanqu'il trouvèrent, et puis tendirent leur tentes et leur paveillons au plus haut des montaignes, mais de boire et de mengier orent il assez pou. Si se tindrent illec trois jours et se reposèrent pour le grant travail qu'il avoient eu. Si comme il orent passé ce pas et il se furent reposés, le roy commanda que on alast droit à une ville que l'en nomme Pierre Late. Il approchièrent de la ville; ceux qui bien les virent fermèrent les portes et firent semblant que il voient grant volenté d'eux tenir contre les François. Tantost fu la ville assise et tendirent leur tentes le soir. L'endemain fu accordé qu'il assaillissent, pour ce que l'en disoit que le roy d'Arragon estoit en la ville. Quant ceux de Pierre Late virent la grant puissance, si leur fu avis qu'il ne se pourroient tenir né deffendre: si attendirent tant que l'ost des François fu acoisié, si s'en issirent par devers les courtils environ mie nuit, et boutèrent le feu en la ville, pour ce qu'il vouloient que les biens qui demouroient en la ville si fussent perdus et ars et que les François n'en peussent avoir prouffit né aucun amendement. Les François virent le feu de leur tentes, si s'armèrent dès maintenant et vindrent courant là où le feu estoit. Si ne trouvèrent qui de riens leur fust à l'encontre: si prisdrent la ville et la mistrent en la seigneurie et en la puissance du roy de France. Endementres qu'il se contenoient ainsi, le roy de Navarre, le premier fils au roy de France, assailli bien et asprement une ville qui a nom Figuières, et la tint si court qu'il vindrent à sa mercy, et il les envoia à son père le roy de France pour en faire sa volenté. XLII. _Coment le roy de France assist Gironne._ Quant Pierre Late fu prise et Figuières, si fu commandé que on chevauchast droit à une ville qui estoit nommée Gironne. L'ost s'arrouta et errèrent tant que il vindrent à un petit fleuve. Si ne porent passer pour ce qu'il estoit creu des iaues qui descendoient des montaignes. Si s'arrestèrent ilec et demourèrent trois jours. Quant il fu descreu et apeticié, si approchièrent tant comme il porent de la cité de Gironne. Quant ceux de la cité virent les François, si boutèrent le feu ès forbours et ardirent tout; pour ce le firent que la cité fust plus fort et mieux deffensable contre ses ennemis. Les François s'approchièrent de la cité et tendirent tentes et paveillons, et avironnèrent la ville de toutes pars. Par maintes fois assaillirent la ville et souvent, et si n'y fourfirent oncques la montance d'un festu, car la ville estoit trop merveilleusement fort, et la gent qui dedens estoient se deffendoient trop merveilleusement bien. Le chevetaine de tous ceux estoit nommé Raimon Rogier[91] qui estoit chevalier au conte de Fois. Cil deffendoit la ville si bien que tous les François le tenoient à bon chevalier et à vaillant. [Note 91: Les scribes ont fait ici une lacune qui rend les phrases suivantes inexplicables. Il falloit: «Le chevetaine estoit nommé Raimon de Cerdonne (ou Cardonne), qui estoit chevalier au conte de Foix et parent au chevalier du roi Raimon Rogier, etc.» Ainsi lit-on dans les _Gesta Ph. III, p._ 546.] Le conte de Fois et Raimon Rogier aloient souvent parler en la cité à Raimon de Cerdonne, et faisoient semblant qu'il y aloient pour le prouffit le roy: mais ce ne pot-on savoir certainement, ains disoit le commun de l'ost qu'il y aloient pour le prouffit de la ville. Le roy de France vit bien que tous les assaus que l'en faisoit ne povoient de riens empirier la ville, si fist aprester un engin si subtil et si bon que il peust abatre les murs de la cité. Quant l'engin fu fait, ceux de la ville espièrent tant qu'il fu nuit, et issirent de la cité et vindrent à l'engin et boutèrent le feu dedens. Quant l'engin fu embrasé, il jectèrent dedens le maistre qui l'avoit fait, pour ce qu'il ne vouloient mie qu'il en fist jamais un autre tel. Quant le roy oï ce, il en fu si très couroucié qu'il jura que jamais ne laisseroit le siège jusques à tant qu'il eust prinse la ville. Si comme il estoit devant la cité, laquelle il cuida affamer, son ost commença à empirier, et à soustenir labour de chaut et de pueur des charoignes parmi les champs mortes, et les mousches qui les mordoient toutes plainnes de venin: si commencèrent à mourir en l'ost et hommes et enfans, et femmes et chevaulx; et l'air y devint si corrompu que à paine y demouroit nul homme sain. Pierre d'Arragon estoit en aguait repostement coment et en qu'elle manière il porroit grever ceux qui aportoient le sommage[92] en l'ost. Si advenoit souvent qu'il en venoit sans conduit, et tantost il les prenoient et les metoient à mort et emportoient le sommage. Le port de Rose estoit à trois milles de l'ost, là avoit le roy sa navie qui administroit l'ost de quanque il falloit pour vivre. [Note 92: _Le sommage_. Les provisions.] XLIII. _De la mort Pierre d'Arragon la veille de l'assomption Nostre-Dame._ Pierre le roy d'Arragon estoit en moult grant aguait par quelle manière et coment il peust soustraire et oster la vitaille qui venoit du port de Rose au roy de France. Si avint un jour qu'il assembla sa gent à pié et à cheval; et furent bien trois cens à cheval et deux mille à pié, et s'en vint celle part où il cuidoit mieulx trouver le sommage. Et se tint ilec repostement tant que il peust trouver ou attendre ce que il queroit. Une espie apperceut bien tout son affaire et son contenement, et s'en vint hastivement au connestable de France qui avoit à nom Raoul d'Eu, et à Jehan de Harecourt qui estoit mareschal de l'ost, et leur dist la place et le lieu où il estoit en aguait. Quant il orent ce oï, si prisrent avec eux le conte de la Marche et bien jusques à cinq cens hommes armés de fer, et vindrent là où le roy d'Arragon estoit en aguait. Quant il furent près, si congnurent bien que le roy d'Arragon avoit trop greigneur nombre de gent que il n'estoient; et avec tout ce il ne cuidoient point né ne savoient que le roy d'Arragon fust en la compaignie. Si ne sorent que faire ou de combatre ou de laissier. Quant Mahieu de Roye chevalier preux et sage leur dist: «Seigneur, véez-la nos ennemis que nous avons trouvés, et il est veille de l'assumption Nostre-Dame, la doulce vierge pucelle Marie qui à la journée d'huy nous aidera; prenez bon cuer en vous, car il sont escommeniés et dessevrés de la compaignie de saincte églyse; il ne nous convient point aler Oultre-mer pour sauver nos ames, car cy les poons-nous sauver.» Adonc s'accordèrent tous à ce qu'il disoit, et coururent sus à leur ennemis moult fièrement. Si commença la besoigne fort et aspre, et s'entredonnèrent moult de grans colées. Le fais de la bataille chéy sur les Arragonnois, il tournèrent en fuye; mais les François les tindrent court et les enchacierent de près: si en navrèrent moult, et en demoura au champ jusques à cent de mors, sans ceux qui furent navrés en fuiant. Le roy Pierre fu navré à mort né ne pot estre prins né retenu; car luy-meisme coupa les resnes de son cheval et se mist à la fuie. Ne demoura guaires qu'il mourut de la plaie qui luy fu faite. Les François se partirent du champ et s'en vindrent à leur tentes et gardèrent combien il leur failloit de leur gent; si trouvèrent qu'il n'en y avoit occis que deux tant seulement. De ce furent-il moult lies et contèrent au roy la manière et coment il avoient ouvré, et quelle manière de gent il avoient trouvé. Le roy en fu moult merveilleusement lie, et mercia la doulce dame de l'onneur et de la victoire que Nostre-Seigneur luy avoit donnée à luy et à sa gent; encore eust-il esté plus lie sé il eust sceu que le roy Pierre eust esté navré à mort. XLIV. ANNÉE 1285 _Coment Gironne fu rendue._ Si comme le siège estoit devant Gironne, viande commença à apeticier à ceux de la cité. Le conte de Fois et Ramon Rogier savoient bien tout leur couvine et coment il leur estoit, et que il ne se povoient plus tenir né durer. Si s'en vindrent au roy et luy distrent que, s'il luy plaisoit, que on parlast à ceux de la cité et aux chevetains, savoir mon sé il se vouldroient rendre né venir à mercy. Le roy leur octroia par le conseil de ses barons: si s'en alèrent en la cité et entrèrent ens et contèrent leur raison et qu'il queroient. Quant il orent parlé ensemble, le conte de Fois et Raimon Rogier vindrent au roy et luy distrent de par ceux de la cité qu'il leur donnast trièves jusques à tant qu'il eussent mandé au roy d'Arragon s'il les vendroit secourre né deffendre; et sé il ne leur vouloit aidier ou ne povoit, il luy rendroient volontiers la cité, et se mettroient de tout en son commandement. Le roy leur donna trièves moult volontiers, et il envoièrent tantost au roy d'Arragon qu'il les venist secourre et aidier, ou il les convenoit rendre la cité, né ne la povoient plus tenir contre le roy de France, car il n'avoient de quoy vivre né de quoy il feussent soustenus. Les messages trouvèrent que le roy Pierre estoit mort et pluseurs autres de ses nobles hommes; si en furent moult esbahis et moult courouciés: arrière s'en retournèrent et contèrent à Raimon de Cerdonne et à autres pluseurs barons, coment le roy leur seigneur estoit mort, et de la bataille qu'il avoit faicte contre les François, et avoit perdu tous les meilleurs chevaliers qu'il eust jusques à cent. Quant ceux de la cité sorent ces nouvelles, si mandèrent au roy que volentiers se rendroient sauves leur vies, mais que ce fust en telle manière qu'il emportassent tous leur biens seulement et tous les harnois et toutes leur choses. Le roy qui pas ne savoit la povreté de la vitaille qu'il avoient, s'i accorda par le conseil au conte de Fois et Raimon Rogier. Tantost comme la paix fu faicte et ordennée, les François entrèrent ens et regardèrent à mont et à val coment il leur estoit: si ne trouvèrent point vitaille laiens dont il peussent vivre trois mois. Par ce peut-on veoir appartement que le roy de France fu deceu et trahy, dont le conte de Fois et Raimon Rogier furent très faulx et très mauvais; car il savoient bien tout l'estat de la cité et coment il leur estoit. XLV. ANNÉE 1286 _Du trépassement le roy Phelippe de France et de sa sépulture._ Après ce que la cité fu rendue, le roy commanda que elle fust garnie et enforciée de gent d'armes et de vitaille, car il avoit en propos de soi yverner ès parties de Thoulouse. Cecy fu loé au roy d'aucuns qui guaires n'amoient son profit; et que il donnast congié à la greigneur partie de sa navie qui estoit au port de Rose. Si comme pluseurs des galies se furent parties, la gent et ceux d'environ coururent sus à celles qui leur estoient demourées, et prisrent armes et quanqu'il y avoit dedens, et firent grant bataille et fort contre les autres. Si occistrent grant foison de François, et prisrent à force l'amirant des galies, qui estoit nommé Enguerran de Baiole, noble chevalier et vaillant; et Aubert de Longueval fu occis, chevalier esprové en armes qui se mist trop avant sus les Arragonnois; car il se fioit ès autres chevaliers qui assés près de luy estoient; mais le seigneur de Harecourt qui estoit mareschal de l'ost le laissa occire pour ce qu'il le haioit. Quant la gent le roy virent et apperceurent qu'il ne pourroient pas ilec longuement demourer, si rachatèrent Enguerran une somme d'argent, et puis boutèrent le feu ès garnisons, et embrasèrent toute la ville de Rose. Si comme il estoient au chemin et si comme il s'en aloient, si grant ravine de pluie les prist que à paines se povoient-il soustenir né à pié né à cheval; n'en leur paveillons ne povoient-il demourer, tant estoient grevés. Le roy fu moult dolent et moult courroucié de ce qu'il avoit pou ou noient fait en Arragon; car il luy estoit bien advis qu'il deust avoir pris tout Arragon et toute Espaigne, à ce qu'il avoit tant de bonne chevalerie et si avoit grant peuple mené avec luy: si fu moult pensis dont ce povoit venir, ou par aventure, par mauvais conseil ou par fortune. Ainsi qu'il estoit en telle pensée, si chéy en une fièvre, si qu'il ne pot chevauchier; et convint qu'il fust porté en une litière. La fièvre crut et mouteplia si que pour l'air qui tant estoit desatrempés et plain de pluie, il luy engregea, et puis devint plus fort malade. Tant alèrent et chevauchièrent qu'il vindrent au pas de l'Ecluse qui est avironnée toute de montaignes qui sont nommées les mons de Pirène. Haut au dessus des montaignes estoient les Arragonnois qui estoient en aguait coment il pourroient grever les François: quant aucun pou se esloingnoient de l'ost ou dix ou douze, tantost leur couroient sus et les occioient et ravissoient tout quanqu'il povoient tollir ou trouver. A grant douleur et à grant paine vindrent jusques à Perpignan; ilec s'arrestèrent pour reposer. Le roy Phelippe fu moult forment malade et enferme, si ne voult point tant attendre qu'il perdist son sens et son avis, si fist son testament comme bon chrestien et ordenna: après il receut en grant devocion le sacrement de saincte églyse. Tantost comme il ot eu toutes ses droictures, il rendi la vie et s'acquita du treu de nature qui est une commune debte à toute créature. Les barons de France furent moult dolens et moult courouciés de sa mort, car de jour en jour courage et volenté luy mouteplioit de bien faire et grever ses ennemis. Nul ne pourroit penser la douleur que la royne sa femme ot au cuer, né les plains né les larmes que elle rendi; tant mena grant dueil et si longuement que à paine pot avoir remède de sa vie. Le roy fu conroié si comme il affiert à tel prince: les entrailles furent enterrées en la maistre églyse de Narbonne; les ossemens en furent apportes à Saint-Denis en France et furent mis en sépulture d'encoste son père, le saint roy Loys. Mais ainsois qu'il fussent mis en sépulture, grant discencion et grant descort s'esmut entre les moines de Saint-Denis et les frères Prescheurs de Paris; la cause fu pour ce que le roy Phelippe, le fils du bon roy, avoit donné et octroié, ainsi comme despourveuement, à un frère de l'ordre des Prescheurs le cuer son père pour ce que il fust mis au moustier des frères Prescheurs de Paris. Les moines de Saint-Denis le vouloient avoir, et disoient que puisqu'il avoit esleu sa sépulture en l'églyse de Saint-Denis, son cuer ne devoit point reposer ailleurs né gésir. Mais le jeune roy ne voult point estre desdit à son commencement, si commanda qu'il fust baillié et délivré aux frères Prescheurs de Paris. [93]Pour ceste chose furent meues à Paris pluseurs questions entre les maistres en théologies: assavoir mon sé le roy povoit donner et octroier le cuer de son père propre sans la dispensacion de son évesque souverain. Et après ce, les ossemens furent enterrés à Saint-Denis en France delez son père, le saint roy Loys, joignant sa femme Ysabeau d'Arragon royne de France. Lesquels Phelippe et Ysabeau sont maintenant eslevés de terre par deus piés ou environ, en belle tombe de marbre bis, en biaux ymages d'alebastre, richement et merveilleusement ouvrés de très noble et gentil oeuvre. Lesquels aucuns venans à l'églyse de Saint-Denis en France peuvent veoir ainsi gentement mis à la destre partie du moustier en une huche, delès saint Loys. Duquel cuer au roy Phelippe il fu après déterminé par pluseurs maistres en théologie que le roy né les moines ne le pourroient donner sans la dispensation du pape. [Note 93: Les détails suivans ne se retrouvent plus dans les _Gesta Philippi tertii_ qui s'arrêtent avec le précédent alinéa.] Et lors après, Phelippe, successeur de son père, fu couronné à Rains, entre luy et la royne Jehanne sa femme, en roy de France, le jour de la Tiphaine. Icelluy roi Phelippe qui mourut en Arragon ot deux femmes, dont la première fu la royne Ysabel, fille le roy d'Arragon, dont il ot trois enfans: Loys qui mourut en son enfance, Phelippe-le-Bel qui régna après luy, et Charles conte de Valois. Iceste royne Ysabel mourut au retourner de Tunes, et furent ses os enterrés en l'églyse monseigneur saint Denis en France, si comme je vous ay dit devant; l'autre royne que ce roy Phelippe ot après fu la royne Marie, fille le duc de Breban. Duquel roy demourèrent à la royne trois enfans: Loys le conte de la cité d'Evreux, Marguerite la royne d'Angleterre, et madame Blanche qui fu mariée au duc d'Austeriche qui fu fils au roy Aubert[94] d'Alemaigne. Quinze ans régna icelluy roy Phelippe et fu enterré en l'églyse monseigneur saint Denis en France, delès son père le roy saint Loys, en la manière que je vous ay dit dessus. [Note 94: _Aubert_. Albert.] _Cy fenist l'istoire du roy Phelippe, fils saint Loys._ CI COMENCE L'HISTOIRE DU ROY PHELIPPE-LE-BEL. _Coment Edouart, fils au roy d'Angleterre, fist hommage au roy de France._ [95]Après le roy Phelippe qui fu fils monseigneur saint Loys, régna en France Phelippe le biau son fils, et régna vingt-huit ans, et comença à régner en l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur Jesu-crist mil deux cens quatre vings et six. Et en ceste année, Alphons, fils du roy d'Arragon, comença à régner au royaume d'Arragon après la mort son père; et Jaques son frère avec Constance sa mère occupa la terre de Secile, contre l'inibition et le comandement de l'églyse de Rome. En ce temps ensement, pape Honnoré la sentence que son devancier avoit prononciée contre Pierre d'Arragon et Alphons son fils, et Jaques et Constance leur mère, en icelle fermeté et en tel enditement[96] confirma. En ce meisme an, Edouart, fils au roy d'Angleterre, fist hommage au roy de France de la duchié d'Acqutaine et de toutes autres qu'il avoit au royaume de France, et que de ce roy y tenoit et possédoit; et puis celuy Edouart s'en viut à Bourdiaux la maistre cité de Gascoigne, et y tint un grant parlement: au quel lieu il reçut pluseurs messages d'Arragon, Secile et Espaigne, et fu souspeçonné qu'il ne pourchaçassent aucune traïson envers le roy Phelippe de France de son royaume; mais toute voies procura icelluy Edouart la délivrance du prince de Salerne son cousin qui estoit pris des Seciliens, envers Alfons, le roy d'Arragon, qui tenoit icelluy en sa prison. Et en cest an ensement, au mois de septembre, trespassa de ce siècle l'abbé Mahy de Saint-Denis en France, et principal conseillier du royaume de France. Lequel abbé Mahy, le moustier de Saint-Denis, de moult de temps devant passé comencié de merveillable et coutable oeuvre, à par un pou de la moitoienne partie jusques au derenier consumma; et parfist s'abbaie laquelle en moult de choses et en édifices avoit trouvée ainsi comme degastée de nouviaux murs et de maisons et de salles; et de belle et noble oeuvre rappareilla, et la rendi en son temps ainsi amendée et enrichie, de moult bonnes rentes l'acrut et esleva: par l'endoctrinement duquel et meismement de sa religion les moines embeus et entechiés, furent pluseurs après ce establis et fais abbés en divers moustiers. (Après lequel fu abbé de Saint-Denis monseigneur Regnaut Giffart de la nascion de Paris.) [Note 95: Une partie de cette vie de Philippe-le-Bel semble traduite de la _Chronique universelle_ de Nangis. J'indiquerai par des parenthèses ou par des notes les additions et les points originaux. Voyez le latin de Nangis dans le _Spicilège_ d'Achery, in-fº, tome III, p. 47. Le texte françois est bien moins naturel que celui qui précède, et je ne puis me persuader qu'il soit également l'ouvrage de Nangis. Il accuse un écrivain qui connoissoit mal le génie de l'idiome vulgaire et qui, nourri dans les cloîtres, vouloit lui donner les _formes_ de la langue latine, dont il ne connoissoit pas très bien le _fond_.] [Note 96: En _icelle fermeté_ ... «Eâdem firmitate et edicto simili confirmavit.»] II. _Coment le roy de Chipre fu couronné._ En l'an de grace après ensuivant, mil deux cens quatre-vings et sept, à Acre la cité de Surie, le roy de Chipre[97] se fist, au préjudice du roy de Secile, couronner en roy de Jhérusalem. Et pour ce que icelle chose les Templiers et les frères de l'Ospital l'avoient souffert, leur choses et leur biens qu'il avoient par Puille et par la terre du royaume de Secile furent pris en la main le roy[98]. [Note 97: _Le roy de Chipre_. Henry, frère du dernier roi, Jean.] [Note 98: _En la main le roy_. Celui de Naples. Pour comprendre le mécontentement du roy, il faut consulter, à la date de 1278, la _Chronique universelle_ de Nangis, qu'alors ne suivoit pas notre _Chronique de Saint-Denis_. «Filia principis Antiochiæ Maria dicta, de Jerusalem in Franciâ exulans, jus regni Jerusalem quod sibi competebat Carolo regi Siciliæ contulit, eo pacto quod quamdiû ipsa viveret, ipse eidem annuatim quatuor millia librarum Turonensium, super proventus reddituum comitatûs sui Andegaviæ assignaret.» (Achery, _Spicilege_, t. III, p. 44.)] III. _De la bataille de Lembourc._ [99]En celuy an, quant messire Henry de Lucembourc fu mort, il luy demoura trois fils, des quiex l'ainsné estoit conte de Lucembourg, et avoit à femme la fille monseigneur Jehan d'Avesnes, de laquelle il ot le très noble empereur Henry conte de Lucembourc. Et les autres deux frères, par l'enortement de leur deux soeurs, la contesse de Flandres et la contesse de Hainaut, se traistrent à leur oncle le conte de Guerle[100], et luy requistrent que, pour Dieu, il leur voulsist aidier encontre le duc Jehan de Breban, qui par force leur tolloit la conté de Lembourc[101], et ne leur en vouloit faire nulle raison. Tantost le conte de Guerle, qui à cuer prist ceste chose, manda tous ses parens et amis, et assembla si très grant ost que ce fu merveille à veoir; et estoit s'entencion de destruire la duchié de Breban; car l'en tenoit le conte de Guerle pour un des plus riches hommes d'Alemaigne. Quant le duc de Breban sot que si grant gent venoient sur lui, tantost assembla tant de gent comme il pot avoir, et se traist vers Lembourc en une ville que on nomme Ouronne[102]. Quant le conte Guy de Flandres vit les grans assemblées des deux parties, si parla à sa femme et à la contesse de Hainaut, lesquelles soustenoient de corps et d'avoir leur frères, et eust moult volentiers traictié de la paix, car moult faisoient leur frères par leur conseil. Et les contesses respondirent au conte: «Sire, pour Dieu, ne vous en mellés, encore n'est-il mie temps de parler de la paix, né encore ne sont pas fèves meures»; et le conte n'en parla plus. Si approchièrent les deux osts qui haioient l'un l'autre de mortel haine. Quant les batailles furent rengiées les unes contre les autres, le conte de Guerle commanda à ses banières qu'il alassent avant, et le duc de Breban si fist les siennes aler avant; ilec comença la bataille fort et crueuse et dura grant pièce, mais à un poindre que le conte de Lucembourc fist, fu abatu de son cheval et illec fu tué. Combien que le conte de Guerle eust plus de gens assés que le duc de Breban n'avoit, ainsi comme Dieu le voult se tourna la desconfiture sur luy, et furent les trois fils de Lucembourc mors en la bataille, et pluseurs autres chevaliers; et y fu pris l'archevesque de Couloigne. Et quant le conte de Guerle vit la desconfiture, si tourna en fuie; mais Guy de Saint-Pol vit qu'il s'enfuioit et le suivi luy douziesme de compaignons, et le prist en fuiant et l'amena en prison au duc. Quant le duc ot eue celle victoire et conquis Lembourc par bataille, tantost fist escarteler les armes de Lembourc aux siennes et laissa son cri de _Louvain_ et cria _Lembourc à celuy qui l'a conquis_. Quant le conte Guy de Flandres oï les nouvelles, tantost vint à la contesse qui riens n'en savoit, et ele luy dit: «Sire, avez-vous oï nulles nouvelles?» Le conte respondi: «Certes, dame, oïl, mauvaises; l es fèves sont meures, car vos frères sont mors.» Tantost s'en courut la contesse en sa chambre, faisant le plus grant deuil du monde. Mais les amis qui virent la guerre mal séant, firent traictier de la paix, et après ce long traictié fu la pais accordée et faicte par telle manière: Que Henry, le fils au conte de Lucembourc qui avoit es té mort en la bataille, prendroit à femme la fille au duc de Breban. Et en ot le dit Henry un fils et une fille; et fu le fils appelé Jehan et ot à femme la roine de Behaigne[103], et la fille fu mariée au roy Charles de France. Et le conte de Guerle et l'arcevesque de Couloigne se rançonnèrent[104] de grant avoir et partant furent délivrés. Cette bataille fu faicte à Ouronne en Breban, l'an de l'incarnation mil deux cens quatre vingt et sept selon aucunes croniques, et, selon les autres, mil deux cens quatre vingt et huit[105]. [Note 99: Ce troisième chapitre ne se trouve pas dans la _Chronique universelle_ de Nangis; il justifie le récit des _Chroniques de Flandres_.] [Note 100: _Guerle_. Gueldres. En latin _Gelria_.] [Note 101: _Lembourc_. Et non pas _Luxembourg_, comme ont mis sottement les éditions gothiques. C'est la première fois que je relève leurs bévues, et certainement je pouvois en retrouver l'occasion à chaque page. J'ai tenté de faire mieux, et si plus tard quelques hommes studieux profitent de mes veilles, ils me rendront la justice que je n'obtiens pas encore.] [Note 102: _Ouronne_. Ce doit être _Wering_ sur le Rhin, entre _Cologne_ et _Dusseldorf_.] [Note 103: _Behaigne_. Bohême.] [Note 104: _Se rançonnèrent_. Se rachetèrent.] [Note 105: Vely, qui n'a connu d'autre récit de la bataille que celui de Villani, a fait ici autant d'erreurs que de phrases.] En ce meisme an, les Gréjois se départirent de la subjection du pape et de toute la court de Rome, et firent un pape nouvel et cardinals nouviaux. En ce meisme an, en la cité de Triple, fu veue d'un abbé[106] de Cistiaux et de deux moines avec luy une vision merveilleuse de la main d'un escrivant sus le corporal, là où le moine avoit devant soy le corps Jhésuchrist consacré; et estoit escript de la dicte main sus le corporal une pronostication de pluseurs choses à venir moult merveilleuse et forment obscure. [Note 106: _D'un abbé_. Par un abbé.] IV. ANNÉE 1289 _Coment le prince de Salerne fu délivré de prison._ Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cens quatre vingt et huit, Charles le prince de Salerne, environ la Purification à la benoicte vierge Marie, mère Nostre-Seigneur, fu délivré de la prison au roy d'Arragon, en telle manière qu'il li rendroit une grande somme de pécune, et la paix de ses Arragonnois envers l'églyse de Rome et le roy de France à son povoir procureroit; laquelle chose s'il ne povoit procurer dedens trois ans, si comme il en fu contraint à jurer, retourneroit arrières en prison jusques à tant que il eust ces choses accomplies. Si fu pourforcié à baillier hostages, c'est assavoir trois de ses fils et quarante nobles hommes qui pour luy demourèrent. En cel an meisme[107], une cité d'Oultre-mer qui est appelée Triple fu prise du soudan de Babiloine et destruite, où il y ot moult de crestiens occis et les autres furent achétivés. De laquelle prise la cité d'Acre et ceux dedens furent moult espoventés. Si requistrent lors trève de deux ans du soudan, et les orent par son octroi. [Note 107: Le 26 avril 1289. (Voy. M. Michaud, _Hist. des Croisades_, t. V. p. 157.)] En ice meisme an, environ l'ascension Nostre-Seigneur, l'en fist assembler une grant multitude de galies pour guerroier les Sicles de la cité de Néapole[108]; et y ot un chevalier de Puille appelé Regnaut de Avelle, lequel chevalier, par le conseil et commandement du conte d'Artois, entra en mer ès dites galies avec grant quantité de gent d'armes, et fist siége devant Cathinense[109], une cité de Secile, et la prist et la garni de ses gens, et puis fist retourner ses galies à Néapole, qui estoient voides, afin que pluseurs gens d'armes qui à luy devoient venir trouvassent vaissiaux plus près: car il avoit pou de gent tant pour metre en garnison que pour combatre; si atendoit aide. Mais endementiers qu'il attendoit son aide, les Sicliens asségièrent ledit chevalier en la cité où il estoit. Adonc se comença le chevalier à deffendre viguereusement; mais en la fin, il fu si asprement mené qu'il se rendi, sauve sa vie et tous ses biens. Si venoit en son aide le conte de Bregne[110], Guy de Montfort, Phelippe fils au conte de Flandres et pluseurs autres batailleurs du royaume de France. Les quiex furent rencontrés des Sicliens en mer, et se combatirent: mais les François furent desconfis et furent pris de Rogier de Laure[111], lequel estoit amirant des Sicliens, et les fist metre en diverses prisons. Mais tost après il furent rachetés tous, excepté Guy de Montfort que l'on ne voult délivrer pour nul pris; et disoit-on que cestoit à la prière le roy d'Angleterre qui avoit ledit Guy de Montfort en haine, et morut prisonnier. [Note 108: On voit que Nangis n'a pu mettre en pareil françois la phrase suivante de sa chronique latine: «Multis undecumque galeis, circâ Ascensionem Domini apud Neapolim, ad expugnandum Siculos, congregatis Apuliæ, etc.» (Spicileg. t. III, p. 48.)] [Note 109: _Cathinense_. «Cathinensem civitatem.» C'est Catane.] [Note 110: _Bregne_. «De Bregna.» C'est _Brienne_.] [Note 111: _De Laure_. «De Laurea.» C'est le fameux amiral ou Amirante sicilien que nos historiens françois appellent _Doria_, mais que les Italiens écrivent mieux de _Lauri_.] (En ce meisme an morut Ranulphe, évesque de Paris, et puis après li fu Adeulphe, lequel morut dedens un an.) V. _Coment les chrestiens rompirent les trives aux Sarrasins._ Après, en l'an de grace mil cinc cens quatre vingt et neuf, mil deux cens soudoiers, en secours de la Terre Saincte, du pape Nicolas furent envoiés en Acre; les quels tantost, contre la volenté de ceux du Temple armés, avec belle compagnie de chevaliers issirent d'Acre et rompirent les trives du soudan ottroiées; et puis coururent vers les manoirs et les chastiaux des Sarrasins, et, sans miséricorde, les Sarrasins de chascun sexe, et uns et autres qu'ils trouvèrent, occistrent, qui se cuidoient reposer seulement et paisiblement sus les trives baillées entre eux et les crestiens. Et en icel an, Charles prince de Salerne, délivré de la prison au roy d'Arragon, vint à Rome; et, ilec le jour de Penthecoste, fu couronné en roy de Secile du pape Nicolas, et fu absous du serement qu'il avoit fait au roy des Arragonois. En icel an aussi, Jacques l'occupeur de Secile, avec grant ost entrant en la terre de Calabre, assist la cité de Jayette[112], contre lequel le roy Charles courut hastivement et délivra ceux qui estoient asségiés: car, comme il s'appareillassent d'une part et d'autre pour batillier, si vint un chevalier de par le roy d'Angleterre qui procura trives entre eux deux, jusques à deux ans. [Note 112: _Jayette_. Gaëte.] Et, après, en ce meisme an, le soudan de Babiloine[113] quant il cognut et sot ce que les crestiens avoient fait vers Acre à ses serjans, si fu moult dolent et manda maintenant à ceux d'Acre que s'il ne lu y rendoient ceux qui avoient détruit et occis de sa gent, que dedens l'an leur cité ameneroit à ruine, et trébucheroit autressi comme il avoit fait Triple; laquelle chose il ne voudrent faire, et pour ce, il coururent en l'ire et au courrous merveilleusement du soudan. [Note 113: _Le soudan de Babiloine_. Kalaoun.] En icel an ensement, Loys l'aisné fils le roy Phelippe de France, et de Jehanne sa femme, roy ne de Navarre, fu né en la quarte none d'octobre. VI. ANNÉE 1290 _Coment Acre fu detruite par le soudan de Babiloine._ Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cens quatre vingt et dix, au temps d'iceluy roy de France, en l'an de son règne quatriesme, avint ce qui s'en suit ci après: Quant le terme fu approchié que le soudan de Babiloine avoit menacé ceux d'Acre à guerroier, si s'en issi hors de Babiloine pour aler à Acre, et se hasta moult avec grant multitude infinie de gent mescréant. Mais comme il fu jà en une voie, il fu contraint d'une grant maladie, et chéi malade au lit de la mort; et lors pour ce n'oublia pas la besoigne qu'il avoit emprise, ainsois envoia vers Acre sept admirals des quiex chacun de eux avoit dessous luy quatre mille hommes à cheval et vingt mille hommes à pié bien armés: lesquiex environ mi-mars vinrent à Acre et l'assaillirent et travaillèrent de moult divers assaus, jusques à l'autre moitié de l'autre mois ensuivant: mais rien digne de mémoire n'i firent; et lors endementiers, comme le soudan regardast et aperçut la mort venir à luy prochaine, si appella tous ses amis et tous les admirals de son ost, et fist souslever son fils[114], qui ilec estoit présent, en son lieu, prince, soudan et gouverneur principal de toute sa gent; et, ce fait, assez tost après morut. Adonc le nouviau soudan quant il ot son père mis en terre, dès maintenant avec un merveilleux et innombrable ost esmut sa voie vers Acre et aprocha une lieue près de la cité, et ilec fist tendre et fichier ses tentes, et ses instrumens fist apareillier entour la cité et assaillir les crestiens qui dedens estoient, du quart jour de may par dix jours, continuelment envoiant et gettant dedens la cité grosses pierres, à perrières et à engins, dont il leur firent grand dommage, et lessièrent avoir à ceux de la cité moult petit de repos, pour laquelle chose il furent durement espoventés. Et lors firent transporter en Chipre par la navie les trésors de la cité, avec les merceries et les sainctes reliques, les viels hommes et les vielles femmes et les petis enfans, et tous ceux qui à bataillier n'avoient mestier. Et moult en y ot, quant il apperçurent qu'il y avoit discorde et contens entre ceux de la cité, si s'en départirent tant à pié comme à cheval, avec tous leur biens que avec eux emportèrent; et ainsi ne demoura en la cité d'Acre que douze mille hommes ou environ, desquels il en y avoit cinq cens à cheval et le demourant à pié nobles batailleurs. Adonques au quinziesme jour du mois de may, les maistres des Sarrasins donnèrent à grant empointe un si très grant assaut à ceux qui gardoient les murs et les deffenses de la cité, que, par un pou, la garde au roy de Chipre ottroiant, sé la nuit très oscure ne fust venüe, et une empointe d'aucune deffense d'autre part ne les eust secourus, certainement les adversaires fussent entrés en la cité. Adonc en celle nuit, le roy de Chipre bailla sa garde à deffendre au menistre de la chevalerie des Tyois[115]; et, si comme il disoit qu'il devoit revnir l'endemain au matin prochain avec tous les siens, à par un pou avec trois mille d'autres s'en fui par mer laidement et vilainement. Et lors à l'endemain, les Sarrasins venant de toutes pars pour la cité assaillir, quant il virent pou de deffendeurs de la garde au roy de Chipre qui aux creniaux né aux deffenses fussent, si s'atournèrent ilec de toutes pars pour la cité assaillir, et emplirent les fossés tout entour de bois et d'autres choses, et percièrent tantost les murs. Adonc entrèrent communément en la cité, et dechacièrent et boutèrent les crestiens par un pou jusques au milieu de la cité; mais ainsois ot fait de çà et de là grant abatéis et occision de leur gent, et furent déboutés et chaciés hors de la cité en la vesprée d'iceluy jour, par le mareschal et le menistre de la chevalerie de l'Ospital; et ensement le firent le jour ensuivant ainsi. Et adecertes, au tiers jour ensuivant, les Sarrasins revenans de toutes pars entrèrent à l'assaut en la cité par la porte Saint-Anthoine, et aux Templiers et aux Ospitaliers se combatirent viguereusement, et les craventèrent de tous poins et occistrent le peuple. Et ainsi les desloiaux mescréans pristent la cité et la trébuchièrent et destruirent, avec les murs et les tours et les maisons et les églyses jusques aux fondemens tout ce dessus dessous; dont ce fu très grant domage. Et lors les patriarches et les menistres de l'Ospital qui navrés estoient à mort fouirent au repaire avec pluseurs autres, et périrent en la mer. Et ainsi Acre la cité qui estoit le secours et l'aide de crestienté en ycelles parties d'Oultre-mer, par nos péchiés ce requérant, fu destruite des ennemis de la foy; car il ne fu de tous les crestiens qui à ses angoisses secouréust[116], dont ce fu duel et pitié. [Note 114: _Son fils_. Khalli.] [Note 115: _Des Tyois_. C'est-à-dire: Au chef de la milice des chevaliers Teutoniques. «Teutonicorum militiæ ministro.»] [Note 116: _Qui à ses angoisses secoureust_. «Non fuit qui ejus succurreret angustiæ, ex omnibus christianis.»] Et en icest an ensement, Charles le conte de Valois, frère le roy Phelippe, à Charles le roy de Secile quita le droit qu'il avoit ès royaumes d'Arragon et de Valence; et lors espousa une des filles à ce roy Charles, au chastel de Corbueil, au jour de l'endemain de l'Assompcion à la benoite vierge Marie que l'en dist la mi-aoust: pour lequel mariage faire et ensement le quitement des deux royaumes fait du conte Charles, donna iceluy roy de Secile à iceluy Charles les contés d'Anjou et du Maine à perpétuité tenir. [117]En ice meisme an, en la kalande de juignet, il ot un juif à Paris en la paroisse de Saint-Jehan en Grève[118], lequel fit tant par devers une femme crestienne que elle li aporta le corps de Jhésucrist en une oeste[119] sacrée, laquelle elle avoit reçue en la sepmaine peneuse en la avommichant, et la bailla au juif. Quant le juif l'ot par devers soy, si mist ladite oeste en plaine chaudière de yaue chaude, le jour du vendredi aouré; et quant ladite oeste fu en l'yaue boullant, il la commença à poindre de son coutel, et lors devint l'yaue aussi comme toute vermeille. Et après ce, il osta ladite oeste de la chaudière, et la commença à batre d'une verge: laquelle chose fu toute prouvée contre le juif par l'évesque Symon Matiffait. Si avint que du conseil et de l'assentement des preudeshommes qui à Paris estoient régens en théologie et en décret, ledit juif fu condamné à mourir et fu ars devant tout le peuple; et estoit appellé Le bon juif, et sa femme avoit à non Bellatine, laquelle avoit une fille à l'aage de douze ans ou environ que ledit évesque Simon fist baptisier; et la fist demourer avec les Filles-Dieu à Paris. [Note 117: Cet alinéa n'est pas dans le texte latin de Guillaume de Nangis.] [Note 118: Il demeuroit dans la rue _des Jardins_, nommée depuis _des Billettes_.] [Note 119: _Oeste_. Hostie.] VII. ANNÉE 1291 _Coment pape Nicholas envoia ses messages aux prélas et aux barons de France, et de leur responses._ En l'an de grace en suivant mil deux cens quatre vingt et onze, pape Nicolas, quant il ot sceu et cogneu la destruction d'Acre la cité d'Oultre-mer, si se conseilla par ses lettres apparans[120] aux prélas du royaume de France qu'il li démonstrassent quelle chose seroit mieux profitable et nécessaire au recours et au recouvrement de la Saincte Terre; et les depria humblement que à ce esmeussent le roy de France, les barons et les chevaliers et eux meismes, et nomméement le menu peuple, pour la Saincte Terre recouvrer. Auxquiex commandemens et prières les arcevesques et les prélas très doucement octroians, chascun maistre[121] par sa diocèse, les évesques, les abbés, les prieurs et les sages clers assembla; et lors quant leur concile fu ainsi assemblé et célébré, si mandèrent au pape ce qu'il avoient fait, et conseillèrent en ceste manière: c'est à savoir qu'il convendroit premièrement, les princes et les barons de toute crestienté ensemble comméus[122] à paix et à concorde rappeler; et meismement rapaisier les Grieux, les Seciliens et les Arragonois; et ainsi dès maintenant ce fait, sé le souverain l'ottroioit ou jugeoit estre chose nécessaire, la croix de son auctorité par tout l'empire de crestienté seroit preschiée et à prendre admonestée. [Note 120: _Apparans_. Patentes.] [Note 121: _Maistre_. «Metropolitanus.»] [Note 122: _Comméus_. Excités. «Commotos.»] En icest an, les gens de Valentianes en Haynant, se rebellèrent contre leur conte, pour ce qu'il s'efforçoit de les grever sans cause; et se tindrent grant pièce contre li, et boutèrent les gens dudit conte hors de leur ville; et en firent protecteur et advoué Guillaume le fils au conte de Flandres. Et en ce meisme an, puis que Jehanne, contesse de Blois et d'Alençon fust morte, ses cousins, c'est à savoir Hue de Saint-Pol et ses frères et messire Gauthier de Chastillon, partirent ensemble l'héritage de la dite dame; et depuis, le dit Hue conte de Saint-Pol laissa à Guy son frère la dite conté de Saint-Pol, et fu fait le dit messire Hue conte de Blois. En ce meisme tems le pape Nicolas mouru, et fu l'églyse de Rome vacant par deux ans et plus de pasteur. Et en cest an meisme Raoul de Sacony[123], roy d'Alemaigue, moru, et fu après luy roy d'Alemaigue Adolphe[124]. [Note 123: _Raoul de Sacony_. Rodolphe de Hapsbourg.] [Note 124: _Adolphe_. C'est Adolphe de Nassau. Ce dernier alinéa n'est pas dans Nangis.] VIII. ANNÉE 1292 _Coment la gent au roy d'Angleterre entrèrent soudainement au païs de Normendie et ailleurs._ Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cent quatre vingt et douze, Edouart, le roy d'Angleterre, de malice et de fraude que il avant et de grant pièce avoit conceu, si comme aucuns disoient, fist un grant appareil, en feignant que il vouloit aler hastivement en la Terre saincte, et là endroit profiter[125]; et par ses hommes de Baionne, une cité de Gascoigne, et autres pluseurs de son royaume, à nefs et à galies, à appareil batailleur en grant multitude, fist les subgiés du roy Phelippe de France de la terre de Normendie et des autres lieux, par mer et par terre félonneusement assaillir et traitreusement envaïr, en occiant moult de eux, et en prenant moult grant foison et detenant pluseurs de leur nefs et fraignant et despeçant, et les maistres des galies, avecques leur biens et leur merceries, en Angleterre menèrent et transportèrent. Et ensement les devant dis hommes du roy d'Angleterre envaïrent traitreusement et faussement une ville du royaume de France que on appelle la Rochelle, et y firent pluseurs assaus, en occiant aucuns de la ville: et en icelle ville firent pluseurs dommages. Laquelle chose comme elle venist en la connoissance au roy de France, si manda au roy d'Angleterre et aux tenans son lieu en Gascoigne, que certain nombre des devant dis maufaiteurs hommes qui ainsi avoient sa gent occis et mehaigniés, envoiast à Pierregort[126] en sa prison, pour faire de eux ce que raison diroit et justice requeroit. Auquel mandement le roy d'Angleterre et sa gent furent négligens d'obéir, et par contumace et en despit le refusèrent; pour laquelle chose le roy de France fist par son connestable Raoul, seigneur de Neele, en sa main toute Gascoigne saisir, ainsi comme appartenant au fié de son royaume; et fist semondre Edouart le roy d'Angleterre à venir en son parlement. Et en icest an ensement, comme Jehan le conte de Hainaut delez la confinité de sa terre, les gens et les sougiés du roy de France et les églyses en sa garde establies molestast et grevast, né ne les voulsist aux prières né au commendement du roy amender, Charles de Valois, frère au roy Phelippe de France, assembla à Saint-Quentin, un chastel de Vermandois, grant ost contre le conte, par le commendement du roy Phelippe: lequel Charles, comme il déust de bataille assaillir, Jehan le conte de Hainaut la puissance du roy de France doubtant, vint sans armes dévotement à Charles; et s'en vint à Paris avec luy au roy, et tout ce qu'il avoit meffait envers luy et envers ses soujets, à tout son bon plaisir luy amenda et à sa plaine volenté. [Note 125: _Profiter_. Aller, se diriger. «Celeriter proficisci.»] [Note 126: _Pierregort_. Périgueux.] Et en ce meisme an, en la cité de Roen en Normendie, pour les exactions que on appelle male toulte desquelles le peuple estoit moult[127] durement grevé, contre les maistres de l'eschiquier ministres le roy de France le menu peuple s'esmut et s'esleva; et dès maintenant les cueilleurs de celle pécune batirent et les deniers par places espandirent, et au chastel de la cité les menistres et les maistres assistrent. Mais après ce, par le maire (ou baillif), et les plus riches hommes de la ville, furent apaisiés et se retraistrent; et lors en y ot pluseurs de pendus et moult par diverses prisons du royaume de France furent emprisonnés. [Note 127: _Male toulte._ «Malam toltam» De là le respectable nom de maletôte.] IX. ANNÉE 1293 _De la bataille du conte d'Armignac et du conte de Fois._ En l'an de grace mil deux cens et quatre vingt et treize, le conte d'Armignac contre le conte Raymont Bernart de Fois, lequel il avoit appellé de traïson à Gisors, environ la Penthecoste, devant Phelippe le roy de France et les barons, fu contraint à combattre encontre le dit conte de Fois en champ, seul à seul. Mais aux prières du conte Robert d'Artois, la besoigne et le descort d'iceux le roy de France prist sur luy, et de la bataille qu'il avoient jà commenciée les fist retraire. Et adecertes en cest an, Edouart le roy d'Angleterre pluseurs fois et solempnellement à la court le roy de France fu semons, pour les injures et malefaçons les quelles ses hommes avoient faites aux hommes du royaume de France et de Normendie et d'ailleurs; venir n'i voult, ainsois au commandement le roy de France despit et contredit. Mais pour ce que à fausse conscience et à conseil plain de fraude peust l'iniquité qu'il avoit commenciée parfaire, dist-l'en qu'il manda au roy de France que il luy quittoit quelconque chose qu'il tenoit de luy en fié né poursivoit; car il cuidoit et espéroit ce et plus par force d'armes acquerre et ce, sans hommage de quiconque, dès ore mès tenir. Et en cest an ensement, au mois de juignet, Noion, une cité de France, fu toute arse et embrasée fors les abbaïes de Sainct-Eloi et de Sainct-Barthélemi. Et aussi en icest an meisme, Henri d'Espaigne, lequel le roy de Secile avoit tenu en prison par l'espace de vint-six ans, s'en ala à son neveu Sancion[128] le roy d'Espaigne. Et en ice meismes an, Guillaume l'évesque d'Aucuerre moru, auquel succéda en la dite éveschié Pierre évesque d'Orliens, et renonça à l'éveschié d'Orliens: et fu mis en sa place Frédéric le fils au duc de Lorraine, qui en discorde avoit esté esleu évesque d'Aucuerre, après la promocion du devant dit Pierre. [Note 128: _Sancion_. Sanche, roi de Castille.] X. ANNÉE 1294 _Coment le roy Edouart s'esmut, et coment le conte d'Acerre[129] fu destruit pour ses mesfais._ [Note 129: _D'Acerre_. Nangis le nomme «Comes Acerrarum in Apuliâ.» La ville d'Acerres ou l'Acerres est en effet dans la Pouille. (Voyez déjà plus haut, vie de Philippe III, § 35.)] Après, en l'an de grace mil deux cens quatre vingt quatorze, Edouart le roy d'Angleterre contre le roy Phelippe de France apertement et puissamment s'esmut, et envoya en Gascoigne, par navie, moult très grant foison de sa gent les quiex l'île de Ré vers La Rochelle en Poitou, qui de la part le roy de France se tenoit, destruirent toute, et occirent la gent et l'embrasèrent et brulèrent par feu. Et puis d'ilec vers Bourdiaus nagièrent[130] les Anglois, et le chastiau de Blaives et trois villes ou chastiaus sus la mer occupèrent et prisrent, et les gens du roy de France qui les gardoient deschacièrent et gettèrent vilainement, en occiant aucuns par la tricherie des Gascons. Et comme après il venissent à Bourdiaus, né ilec pour Raoul, le seigneur de Neelle, connestable de France qui dedens estoit, ne péussent aucune chose attempter né faire, lors vers la cité de Baionne retournèrent leur navie, laquelle, par la traïson de ceux qui estoient ens la cité, reçurent dès maintenant abandon, et assaillirent longuement les François qui en la forteresse du chastel estoient; et à la fin après ce d'ilec les enchacièrent. [Note 130: _Nagièrent_. Naviguèrent.] Et en icelui an aussi, le conte d'Acerre en Puille, lequel Charles, le roy de Secile, avoit establi garde de sa conté de Prouvence, fu trouvé et esprouvé très pesme[131] sodomite et traitre de son seigneur; et fu pris par le commandement du roy, et fu de son derrière[132] jusques à la bouche en une broche de fer ardant transfichié, et après fu ars. Adonques en icel tourment regéhi coment Charles le roy de Secile, père d'icelui Charles, il avoit retrait par traïson de la cité de Messines qu'il avoit assegiée; et coment, après Charles prince de Salerne son fils, s'estoit laissié prendre[133]; et coment il destourna les Seciliens qui icelui prince pris vouloient restablir en honneur royal, et les Arragonois aussi de leur terre chacier les desloa. [Note 131: _Pesme_. Très-mauvais. «Pessimus.»] [Note 132: _Derrière_. Les éditions gothiques ont substitué _dos_. Nangis dit: «A posterioribus.» (Spicileg., t. III, p. 50.) Deux lignes plus bas, au lieu de _En icel tourment regehi_, elles portent: «En celle gehine recongneut.» Et les faiseurs de Glossaires d'enregistrer, sur cette autorité, le substantif _gehine_ pour _gehenne_!] [Note 133: _S'estoit laissié prendre_. Et comment il s'étoit laissé prendre avec le prince de Salerne, pour mieux nuire à ce dernier. Ce crime est peu probable.] XI. _Coment le conte de Flandres s'alia au roy d'Angleterre._ En cest an ensement, Gui le conte de Flandres, occultement ct céléement, contre son seigneur le roy de France au roy d'Angleterre alié, vint avec sa fille à Paris; laquelle il vouloit envoier en Angleterre pour espouser au roy d'Angleterre Edouart. Lors par le commandement le roy Phelippe roy de France, avec icelle furent détenus en garde, mais icelle fille après ce demoura avec les enfans le roy, pour estre enseigniée et nourrie avec eux; et le conte assez tost après fu délivré. XII. _Coment Charles de Valois ala en Gascoigne._ Et ensement en cest an, Charles de Valois, frère Phelippe le roy de France, en Gascoigne, à moult grant ost, fu de par son frère destiné et envoié. Rions[134], un chastel très fort, lequel les Anglois par la traïson des Gascoins détenoient, clost lors par siège, et avec sa gent viguereusement et appertement assega. Et adecertes ilec estoient Jehan de Saint-Jehan[135] et Jehan de Bretaigne et moult d'autres de par le roy d'Angleterre nobles batailleurs. [Note 134: _Rions_. Les manuscrits de la Chronique françoise de Nangis portent _la Riole_ et _Riel_. Mais ce doit être, d'après le latin _Rionsium_, la petite ville de _Rions_, entre Bordeaux et La Réole.] [Note 135: Jean de Saint-Jean, lieutenant des Anglois en Gascogne.] [136]Et en cest an, Jehan duc de Brebant, qui semons avoit esté aux noces de une des filles au roy d'Angleterre laquelle Henry conte de Bar prenoit à femme, en joustant contre un chevalier qui estoit nommé Bourgondes fu féru d'un cop de lance à la mort, et mourust dedens six jours en un chastel qui est appelle Bar en Lorraine. [Note 136: Cet alinéa n'est pas traduit de Nangis.] Et en icel an meisme, depuis que l'église de Rome ot vaqué de pasteur par l'espace de deux ans, de trois mois et de deux jours, il y ot un pape qui fu appelle Célestin. Ycelui Célestin fu de la nascion de Puille et fu moine et père d'une petite religion[137] laquelle par luy avoit esté instituée et estoit appelée Saint-Benoist ès montaignes[138]; et là menoit moult apre vie d'ermite. Iceluy Célestin estoit appellé frère Pierre de avant qu'il fust esleu à pape, et estoit homme de grand humilité et de grande renommée et de piteuse et saincte conversation. Si avint en ce temps que les cardinals qui moult estoient obstinés en l'élection d'un pape, si comme il sembloit, en une journée se fussent assemblés en consistoire, non pas pour le eslire, car en traitant de l'élection oncques n'avoit esté faite dudit frère Pierre mencion; si avint que d'aventure un cardinal en plain consistoire commença à raconter de la saincte vie et de la renommée dudit frère Pierre; et adoncques, par divine inspiration, si comme l'en croit, tous les cardinals, à un seul veu et à une voix, avec grant effusion de larmes se consentirent audit frère Pierre, et fu esleu en pape, et avoit bien largement soissante-neuf ans d'aage. Mais encore estoit-il sain et haitié et assez fort; il n'estoit pas grant clerc, mais il estoit de très grant discrécion. Icestuy pape ordena douze cardinals, outre le nombre qui y estoit; et la décrétale que son prédécesseur avoit fait sus l'eslection du pape, laquelle estoit demourée en suspense, il la confirma et voult que elle fust tenue et gardée. [Note 137: _Religion_. Maison religieuse.] [Note 138: Ces religieux, du nom adoptif de leur fondateur, prirent le nom de _Célestins_.] Item environ l'advent Nostre-Seigneur, ledit pape en plain consistoire, devant tous, renonça à tout office et bénéfice de papalité. Après lequel fu Boniface le huitième, né de Champaigne[139], lequel fu le cent quatre-vingt et dix-septième pape. Or avint que le dit Célestin qui pape avoit esté s'en vouloit retourner au lieu dont il estoit venu, et le pape Boniface son successeur ne le voult pas souffrir: mais le fist honnestement et à très grande diligence en honneste lieu estre gardé. [Note 139: _Champaigne_. Campanie.] Et en ce meisme an, Raoul de Grantville, de l'ordre des Prescheurs, lequel, par le commandement du pape Célestin déposé, avoit esté à Paris consacré en patriarche de Jhérusalem quant il vint à Rome fu de par le pape Boniface dégradé. En iceluy an mourut le roy d'Alemaigne. Si s'assemblèrent les esliseurs à Coulogne, et s'accordèrent, tous et eslirent un vaillant homme, mais il n'estoit mie moult riche, et fu appellé Adoulphe[140]. Tantost comme il fu coroné à Ais, si fist assembler les barons d'Alemaigne et leur monstra que le roy de France avoit grant partie de l'empire par devers luy, laquelle chose il ne pooit soufrir pour le serrement qu'il avoit à l'empire fait. Et tantost eslurent deux chevaliers, et leur baillèrent des lettres au roy, et les envoièrent par devers le roy de France à Corbuel. Ilec luy présentèrent les lettres de par le roy d'Alemaigne, lesquelles estoient sus ceste forme: «Adoulphe, par la grace de Dieu, roy des Romains tous dis accroissans[141], à très grant prince et puissant seigneur Phelippon roy de France. Comme, par vous, les possessions, les droitures, les juridictions et les traites des terres de nostre empire, par empeeschement noient convenable, sont détenus par moult de temps, et follement sont fortraites, si comme il apert clerement en divers lieux; nous signifions à vous par ces présentes lettres, que nous ordennerons à aler contre vous avec toute nostre puissance, en poursuivement de si grant injure que nous ne poons souffrir. Donné à Nurenberge la seconde kalende de novembre, l'an de l'Incarnacion mil deux cent quatre-vingt et quatorze.» [Note 140: C'est ici la répétition de la mention de l'élection d'Adolphe de Nassau.--Le latin de Nangis dit seulement, au lieu du long récit qui va suivre: «Romanorum rex Adulphus, regi Angliæ Eduardo pecuniâ contra regem Franciæ confederatus, fecit regem Franciæ ex parte suâ, post octavas Nativitatis Dominicæ diffidere; sed auxiliariis sibi deficientibus, nequivit perficere quod optabat.» (Spicileg, t. III, p. 50.)] [Note 141: _Tous accroissant_. «Semper Augustus.»] Quand le roy de France ot receus ses lettres, si manda son conseil par grant délibéracion, et leur bailla la réponse de leur lettres. Tantost les chevaliers se départirent de court et vindrent à leur seigneur, et luy baillèrent la lettre de réponse. Il brisa le seel de la lettre qui moult estoit grande; et quant elle fu ouverte, il n'y trouva riens escript, fors _Troup Alemant_. Et ceste réponse fu donnée par le conte Robert d'Artois, avec le grant conseil du roy. Si avint que le roy d'Angleterre qui guerre avoit au roy de France envoia par devant ledit Adoulphe, roy des Romains, en luy requérant que, pour une somme de deniers, il se voulsist aler avec luy contre le roy de France. Lequel Adoulphe luy ottroia, car il avoit bien en mémoire la response des lettres qu'il avoit envoiées au roy de France, comme dessus est devisé. Si envoia deffier le roy de France de par luy[142]; mais quant il cuida assembler grant quantité de gens d'armes pour accomplir ce qu'emprins avoit, pluseurs luy défaillirent qui ne vouloient pas estre avec le roy d'Angleterre. (Si ne pot parfaire ce qu'il avoit empris en son entencion. Mais, après une pièce de temps, se fist la pais entre le roy de France et ledit Adoulphe, par ceste manière que ledit Adoulphe auroit à femme la soeur au roy de France; et par tant fu la paix confermée). [Note 142: Le récit de nos chroniques contredit celui des historiens modernes, qui présentent les premières lettres de l'empereur comme un effet du traité honteux fait par lui avec le roi d'Angleterre.--Au reste, je dois à l'obligeance de M. Michelet, chef de la section historique aux archives du royaume, la preuve que notre chroniqueur a suivi un bruit populaire mal fondé, en citant le mot encore aujourd'hui célèbre de Philippe-le-Bel. L'original de la véritable réponse de ce prince est conservé dans le Trésor des Chartes. (J. 6.0, nº 14.) «Philippus d. g. Fr. rex, magnifico principl A. regi Alemanniæ. Nuper vestras, ut primâ facie apparebat, patentes recepimus litteras, in hæc verba: Adolphus, etc. (comme plus haut.) Quare mittimus ad vos, religiosos viros dilectos nostros fratres Simonem de ordine hospitalis ... ac Galcherum de ordine militiæ Templi de Remis domorum preceptores, ad sciendum si à vobis tales litteras processerunt. Quæ si de vestrâ conscientiâ emanarint, nisi de contrario nos certificaveritis, cum eâ carum tenore diffidationis materia colligatur, vobis intimamus quod tanquam diffidati à vobis deinceps erga vos proponimus nos habere. Datum Parisiis, die Mercurii, antè mediam qundragesimam, anno Domini Mº CCº nonagesimo quarto. (1295.)» _Scel en cire blanche pendant sur simple queue._] XIII. ANNÉE 1295 _Coment Charles le frère au roy de France fist pendre pluseurs Gascoins devant le chastel de Rions, et coment il l'assist._ L'an de grace ensuivant mil deux cent quatre-vins et quinze, Raoul, le seigneur de Neelle, connestable de France,--qui de Bourdiaux, en l'aide de Charles le frère le roy de France Phelippe, à Rions venoit par une ville des Anglois garnie que l'en appelloit Podency, à laquielle il avoit tenu le siège par huit jours,--fist convenance aux Anglois qui avec les Gascons la deffendoient, que s'en iroient seurement, leur vies sauves. Et lors, ce fait, si la reçut le jour des grans Pasques, dont laissa aler les Anglois, et amena les Gascons par nombre soixante, à Rions à messire Charles; lesquiels celuy Charles, au quinziesme jour après Pasques, fist tous en gibet, devant les portes de Rions, pendre et encrouer au vent. Et quant ceux du chastel virent ce et cognurent ce, et sorent que à Podency les Anglois eussent trahi, lors envers la gent du roy d'Angleterre, qui dedens le chastel estoient avec eux, s'esmurent à grant despit et desdaing. Pour laquielle chose Jehan de Saint-Jehan et Jehan de Bretaigne, comme la nuit fu venue, en leur nefs fuians par mer s'en eschapèrent. Mais il furent ensuivis des Gascons, et pluseurs des Anglois ainsois qu'il entrassent ès nés furent occis. Adonc, au vendredi ensuivant, les François appercevans en celle nuit avoir eu discorde et contens au chastel, et que pou estoient aux deffenses, assaillirent le chastel apertement et dès maintenant y entrèrent, et occirent moult des Gascons, et si soubmistrent la ville et le chastel et toute la seigneurie en la seigneurie au roy de France. Après ce, Charles, conte de Valois, après la prise du chastel de Rions, assist la ville de Saint-Sever, et l'assailli tout le tems d'esté par divers assaus, et fist tant que par force il la fist venir abandon. Mais après ce, quant il s'en fu retourné en France, la gent de la ville tricheresse reprenant l'esperit de rebellement, de la féauté et seigneurie de France rassaillirent[143]. [Note 143: _Rassaillirent_. Mauvaise traduction du latin de Nangis: «Gens villæ à fidelitate regi Franciæ pollicitâ, resilivit.»] Et en ce tems, Sancion, le roy de Castelle, mourut. Du quiel deux enfans petis d'aage qu'il avoit engendré de une nonain[144] qu'il avoit joint à luy par mariage, Henri son oncle du quiel nous avons dit dessus, qui estoit eschapé de la prison au roy de Secile, garda et deffendi comme tuteur. [Note 144: _Une nonain_. Je crois qu'avec le latin notre chroniqueur a pris le nom propre de la reine Marie de _Molina_, pour l'indication de sa profession de religieuse. «Pueros de _quâdam sanctimoniali_ feminâ.»] XIV. _De la navie au roy de France qui s'esmut pour aler en Angleterre._ En celluy an meisme, la navie au roy de France à Douvre un port d'Angleterre appliquant, tout ce qui estoit hors des murs ravi. Et comme iceluy grant navie peust de legier toute Angleterre prendre et occuper, si fu desvée à aler oultre, de l'autorité Mahi de Momorenci et de Jehan de Harcourt, mareschaux de cette navie, et furent deboutés à eux retourner sans rien faire. Et adecertes, en cest an, la royne Marguerite, femme monseigneur saint Loys, mourut à Paris; et en l'église Saint-Denis, devant son seigneur, fu honnorablement enterrée. Et icelle royne Marguerite, ainsois que elle mourust, establi et fonda à Paris, devant St-Marcel, une abbaïe de Seurs meneurs[145], où elle très honnorablement vesqui[146]. Et en cest an ensement Alfons le roy d'Arragon mourut; et lors Jaques l'occupeur de Secile, son frère, se transporta en Arragon et reçut la hautesce de la dignité royale: lequel, quant il ot fait pais au roy de Secile Charles, si espousa une de ses filles, et les ostages que Alfons son frère, le roy nouvellement mort, avoit receu du roy de Secile, délivra; et l'autre son frère Frederic occupa Secile après luy. [Note 145: Les cordelières.] [Note 146: M. Geraud, dans son _Paris sous Philippe-le-Bel_, a eu tort de contester tous ces faits, qui sont également rapportés par le continuateur de Nangis.] XV. ANNÉE 1296 _Coment le roy d'Escoce fu pris et amené au roy d'Angleterre. Et parle après de pluseurs incidences._ Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cent quatre-vingt et seize, les Escos au roy de France aliés envahirent le royaume d'Angleterre et dégastèrent; et ainsi comme il s'en revenoient d'iceluy envaïssement, Jehan leur roy, traï d'aucuns, fu pris et au roy d'Angleterre envoié. Et en icest an ensement, Alfons et Ferrant fils Blanche fille du saint roy Loys de France, et de Ferrant l'ainsné fils au roy de Castelle, de long-temps mort, qui du droit de la dignité royale et de excellence à eux donné par Alfons leur aïeul, estoient du tout en tout privés et degetés, et pour ce en France estoient comme essiliés; quant il entendirent du roy leur oncle qui mort estoit, si prisrent leur erre[147] et requistrent et envaïrent Espaigne; et firent convenances à Jaques le roy d'Arragon. Et lors par l'aide de luy et de son frère Pierre, et ensement du fils Jehan le petit[148] d'Espaigne, le royaume de Legions[149] premièrement envaïrent, et à eux du tout en tout le soumistrent; lequel Alfons l'ainsné à Jehan son oncle, qui en s'aide estoit venu par mer, ottroia et donna à tenir de luy en fié. Pour ce fait, il attrait merveilleusement les cuers de sa gent à luy. [Note 147: _Erre_. Course. Variante du msc. 9650: _Cuer_.] [Note 148: _Le petit_. Erreur de Nangis. «_Johanni minimi_.» C'est le Juan Nunes dont il a déjà été parlé.] [Note 149: _Legions_. Léon.] En ce meisme an mourut pape Célestin qui déposé s'estoit par avant de la papalité; et en icel an Pierre et Jaques dits de la Colompne, cardinals, afermoient la déposition du pape Célestin avoir esté indeuement faite; et que la promocion de Boniface estoit injuste et irraysonnable: et par ce maintenoient la cour de Rome estre en erreur. Quant le pape Boniface sot ce, si les priva de tout honneur et office de cardinalté et de tous bénéfices de saincte églyse. En ce meisme an, Florent le duc de Hollande, et assez tost après son fils, furent d'un chevalier traiteusement tués. Laquelle mort Jean conte de Haynaut voult vengier par droit d'affinité et de lignage, et fist tant qu'il conquist à soy Frise et Hollande. Et en iceluy meisme an, la cité de Pamers fut séparée de l'éveschié de Thoulouse, et en y ot propre évesque en la dite cité par l'autorité du pape Boniface. XVI. _De la baillie du centième et du cinquantième._ En icest an ensement, fut une exaction que l'en appelle maletoulte, par le royaume de France, premièrement seulement des marcheans; de rechief le centième et le cinquantième de tous les biens de chascun, tant de clers comme de lais, pour cause de la guerre en ice temps décourant entre le roy Phelippe de France et le roy d'Angleterre, fu commenciée. Pour laquelle chose, pape Boniface fist un décret par sentence que sé les roys et les barons de toute crestienté, dès lors en avant, des prélas ou des abbés ou du clergié, sans le conseil de l'églyse de Rome, telles exactions prenoient, ou les évesques, abbés ou clergié telles choses leur donnoient, la sentence et excommeniement par ice fait encourroient; de laquelle, fors au péril de la mort, ne pourroient de nul estre absols fors que du pape de Rome ou de son commandement espécial. XVII. _De la prise Jehan de Saint-Jehan et de pluseurs autres._ En icest an ensement, Emons, le frère au roy d'Angleterre qui estoit envoyé en Gascoigne contre la gent au roy de France, mourut à Bayonne. Après la mort duquel endementiers que les villes et les chastiaux, les gens au roy d'Angleterre tenans sa partie appareilloient à garnir de vitaille, Robert conte d'Artois qui un pou devant avoit esté envoyé du roy de France, estoit là venu. Quant il entendi ce par ses espieurs, il empescha incontinent et isnellement les Gascons et gens du roy d'Angleterre. Car comme il fussent sept cents hommes à cheval et cinq mille à pié, le gentil conte avec sa gent qu'il amenoit fors batailleurs, si fort envaï l'ost des ennemis que les Gascons s'enfuirent; et les enchaça, et des greigneurs d'Angleterre à mort accraventa bien cent ou environ; et ilec fu pris Jehan de Saint-Jehan, et Guillaume le jeune de Mortemer avec autres nobles d'Angleterre; et furent envoiés ainsi comme chaitis en France. Adont le conte de Lincole et Jehan de Bretaigne furent chaciés de la bataille, et là laissièrent et perdirent toute leur garnison avec leur appareil de bataille que il menoient; et pour certain sé la nuit ne feust si tost venue et les bois n'eussent esté si près, nul de ceste multitude de gent n'en fust eschapé. Adont ne fu dès lors en avant qui envers le conte d'Artois où les François osassent en bataille aler né venir. XVIII. _Du renoncement Robert fils au conte de Flandres à l'omage le roy de France._ En cest an ensement, Gui le conte de Flandres, par Robert son fils déceu si comme l'en dit, appareilla appertement à soi mouvoir et eslever contre son seigneur le roy de France Phelippe, et luy manda par ses patentes lettres à Paris que nulle chose il ne tenoit de luy en fié, né en autre quelconque chose ou manière il ne se réputoit à luy estre sougiet. Et en cest an ensement, au moys de décembre, en la veille Saint-Thomas apostre, avint aussi à Paris que le fleuve de Seine s'escrut en tele manière que de nul aage né remembrance de home ne treuve l'en en escript si grant croissance né ravine d'iaue à Paris avoir ondoié: car toute la cité fu si de toutes pars raemplie, ençainte et avironnée, que de nulle part en la ville sans navie l'en ne pooit entrer, né par un pou par toutes les rues ne pooit aucun aler sans aide de batiaux. Et lors pour la pesanteur de l'yaue et la grant ravine du fleuve, les deux pons de pierre, et avec ce les moulins qui dessus estoient fondés et fais, et le Chastellet de Petit pont, de tout en tout trébuchièrent et chéirent; et lors il convint par huit jours des viandes de hors aporter ès nefs et ès batiaux, pour secourre à ceux de la cité de Paris. XIX. ANNÉE 1297 _Coment Alfons d'Espaigne rendi tout pour délivrer son oncle de la prison._ En l'an de grace après ensuivant mil cent et quatre-vingt et dix-sept, Alfons et Ferrant frères, et neveus le saint roy Loys, viguereusement et forment envaïssans Espaigne embatirent paour à tous les ennemis de leur renom et de leur advènement; auxquiels vint lors leur oncle messire Jehan qui escrut et enforça moult et eux et leur gent: car par iceluy reçurent abandon villes et chastiaux pluseurs; lequel messire Jehan, comme follement après alast sur les anemis, il fu pris: et Alfons le sien neveu noble et gentil ne le pot autrement ravoir sé toutes les choses qu'il avoit conquises ne rendist et restablist. Et lors, par la grant libéralité et franchise de son cuer trait et demené, pour iceluy rendi tout, estimant greigneurs estre les richesses d'amis que de avoir des choses de ce monde muable copie né habondance[150]. Lequel Jehan, le vice d'ingratitude encourant, s'en vint droit à ses ennemis et le royaume de Légions qu'il avoit pris du don de son nepveu rendi aux anemis d'iceluy Alfons. Adonques Alfons, quant il ot toutes ces choses perdues, par son grant courage seurmontoit toutes choses adverses, ramenant à mémoire le très haut lignage des rois de France dont il estoit descendu. Comme il n'eust ville né chastel où il trouvast refuge, lors, contre l'opinion des siens qui conseil luy avoient donné de retourner en France ou en Arragon, aux chams devant un chastel se mist et arresta, et fist tendre ses trés et fichier ses tentes; mieux voulant, pour droit et pour justice et son droit requerant, mourir que retourner sans honneur et sans victoire. Duquel Alfons le seigneur du chastel apercevant la sagesce, luy et sa gent, par sa pitié, introduit et mena en son chastel, par l'aide duquel Alfons après ce fist moult de dommages à ses anemis. Et endementiers qu'il estrivoit à ses anemis et moult forment les guerroioit, Ferrant son frère s'en vint en France requerre aide; et d'ilec ala à la cour de Rome pour aide et secours aussi querre, mais d'une part et d'autre pou de profit en raporta. [Note 150: Rien de plus mauvais que cette traduction du continuateur de Nangis. Il faut entendre ici: «Estimant plus grandes les richesses d'amis que l'abondance des choses de ce monde.» Cette pensée étoit alors une espèce de proverbe; on la reconnoît dans les beaux vers de _Garin le Loherain:_ N'est pas richesse et de vair et de gris, Mais est richesse de parens et d'amis: Li cuers d'un home vaut tout l'or d'un païs.] XX. _Coment le conte de Bar entra en Champaigne à armes._ En icest an, Henri conte de Bar qui avoit la fille au roy Edouart d'Angleterre espousée, avec grant multitude de gent armée en la terre de Champaigne, qui appartenoit par droit héritage à tenir à Jehanne royne de France, comme anemi entra et occist moult d'hommes, et meismement une ville embrasa et ardi. Auquel fol efforcement réprimer et retargier fu envoié par Phelippe roy de France Gauchier de Cressi, seigneur de Chatillon, qui avoit en sa compaignie les Champenois; et par force et par feu, la terre au conte de Bar dégasta; et ainsi le fist retourner pour sa terre garder. XXI. _Coment le roy Phelippe assist Lille en Flandres._ Et en icest an meisme, Phelippe le Bel roy de France, contre Gui le conte de Flandres qui de sa féauté estoit départi, assembla à Compiègne moult grant ost. Et ilec en la feste de Penthecoste Loys son frère conte de la cité d'Evreux, et l'autre Loys ainsné fils Robert conte de Clermont, avec six vings autres, fist nouviaux chevaliers. Et ce fait, d'ilec s'en ala en Flandres, et maugré les ennemis entra en la terre appertement et viguereusement, et assist Lille, en la vigile monseigneur saint Jehan l'apostre. Et lors fu détruite une abbaïe de nonnains que l'en appelloit Marquete[151]. Et environ Lille jusques à quatre lieues, François par fer et par feu tout dégastèrent. Et lors Gui conte de Saint-Paul, et Raoul seigneur de Neelle connestable de France, et Guy son frère mareschal, avec grant foison d'autres, esloignèrent l'ost environ quatre lieues sur le fleuve[152] de la ville de Commines, et se combatirent à leur ennemis, et de eux cinq cens en vainquirent et plus, et pluseurs en occistrent, et leur tentes retindrent, et pristrent pluseurs soudoiers du royaume d'Alemagne chevaliers et escuiers de grant renom, lesquiels avec eux amenèrent au roy de France présentement. [Note 151: _Marquete_ ou _Marque_, entre Bouvines et Mons en Puelle.] [Note 152: _Le fleuve._ La Lys.] XXII. _Coment Robert conte d'Artois se combati à Furnes contre les Flamans._ En ce meisme temps, pape Boniface canonisa à Sienne la vieille[153] le saint roy Loys de France. Et en icest an ensement, comme le roy Phelippe-le-Biau fust devant Lille, Robert noble conte d'Artois laissa Gascoigne à nobles et loyaux hommes du royaume de France, et lors vers St-Omer, sa terre propre, se reçut et revint, et appella avec luy son fils Phelippe avec grant plenté de chevaliers et nobles hommes. Lequel conte Robert envahi Flandres de celle part. Contre lequel Guy conte de Flandres envoia tant à cheval comme à pié grant multitude de gens d'armes, et de costé la ville de Furnes se combatirent contre le conte d'Artois. Lors ilec, les batailles ordenées de une part et d'autre fu moult la bataille aspre et merveilleuse. Mais les Flamans, combien que il fussent six cents à cheval, et seize mille à pié, de la gent au conte d'Artois furent tous occis; car le gentil conte noblement se prouva, si que moult, tant chevaliers comme escuiers, avec Guillaume de Juillers, et Henri conte d'Aubemont furent pris. Lesquiels, conroiés à Paris en charetes, et ailleurs par diverses prisons envoiés, à la loenge et à la victoire de noble homme monsieur Robert conte d'Artois, chevalier esmeré[154], avoient mis devant leur visage, la banière et l'enseigne au bon conte. Et lors le conte d'Artois prist la ville de Furnes l'endemain; et après ce, occupa Cassel avec toute la vallée. Adonc endementiers ceux de Lille qui moult estoient grevés et traveilliés de divers assaus de la gent au roy de France, comme il véissent souventes fois leur murs rompre et quasser à pierres; né Robert, l'ainsné fils au conte de Flandres qui avec eux estoit au chastiau, n'osast contre les François issir à batailles, si firent lors convenances au roy de France que de leur biens né de leur vies ne fussent privés, né ne fussent sousmis né malmenés né maumis; et sousmistrent eux et leur biens au roy de France. Mais Robert, qui pou de chevaliers avoit, issi de la ville et à Bruges où son père estoit tout oiseux se reçut. Adecertes, le roy d'Angleterre Edouart qui estoit venu avec le conte de Flandres, fu déceu, si comme aucuns dient; car pour certain il luy avoit mandé qu'il tenoit pris le conte Robert d'Artois et Charles de Valois, le frère au roy de France; lesquiels il devoit tenir à Bruges en prison, si comme il disoit, ou pour ce que plus sauvement peust estre cru. Iceluy roy d'Angleterre estoit là venu pour aidier le conte de Flandres en sa guerre. Et lors quant le roy de France oï les nouvelles de l'advènement au roy d'Angleterre, si garni Lille de sa gent et s'esmut pour aler vers le chastel de Courtray, lequel dès maintenant il prist abandon: et d'ilec après se hasta pour aler Bruges asseoir. Et endementiers, Edouart roy d'Angleterre et Gui le conte de Flandres laissièrent Bruges, et avec leur gent alèrent à Gant pour la forteresse du lieu, où il furent receus; de laquelle chose ceux de Bruges furent espoventés, et au roy humbles et dévos coururent, et eux et leur ville en sa puissance sousmistrent. En laquelle ville le roy de France fist un pou son ost prendre récréation, et puis prist isnelement son erre pour aler vers Gant. Mais si comme il s'en alast ainsi à une petite vilete, luy vindrent messages de par le roy d'Angleterre requerans trièves, auquel, pour cause de yver prochain, et pour l'amour du roy de Secile, qui pour ce venoit en France, à paines, jusques à deux ans, à luy et au conte de Flandres octroia trièves: et lors, ce fait, environ la feste de Toussains, le noble roy de France Phelippe-le-Biau retourna en France. [Note 153: _Sienne la vieille_. C'est la leçon du nº 218; les autres portent: _A sa vie_, et le latin: «Apud urbem veterem.» Orvieto.] [Note 154: _Esmeré_. Eprouvé.] XXIII. _Coment le pape Boniface envoia au roy de France la régale._ Et en icest an ensement, quant les prélas du royaume de France furent à Paris assemblés, si leur monstra le roy Phelippe lettres contenant coment pape Boniface à luy et à son premier hoir, successeur au royaume de France, avoit ottroié à prendre et à lever les dismes des églyses, toutes fois que leur conscience les jugeroit et créroit estre nécessaire, ou le vouldroient faire; et derechief comme iceluy pape, en l'aide de ses despens qu'il avoit fait en sa guerre, toutes les rentes lui concédoit de l'églyse que l'on appelle régale, les escheoites et les obventions d'un an des prouvendes, des prévostés, des archidyaconés, des doiennés, des bénéfices, des églyses, et de quelconques dignités ecclésiastiques par tout le royaume de France, la guerre durant et vacant, excepté les éveschiés, les moustiers et les abbaïes. Après, en icest an ensement, pape Boniface aucunes constitucions nouvelles, lesquelles avec courage diligent et avecques grand cure, pour l'estat et pour le profist de l'universelle églyse avoit fait compiler et ordener par sages gens en droit canon et en droit civil, au mois de may le tiers jour, en plein consistoire et devant tous qui présens estoient, à lire bailla: et lors quant ces constitucions furent parleues souventes fois par grant diligence, des cardinals approuvées, fist son décret iceluy pape, et ordenna que au cinquiesme livre des Décrétales (si comme au tems présent le povez encore véoir), ces constitutions fussent ajoustées. Et en icest an meisme, les deux devant dis cardinals de la Columne, déposés par le pape Boniface se transportèrent en une cité de Tuscie[155], laquelle est appelée Nepesie, contre les quiex pape Boniface fist croiserie et envoia un grant ost de ceux de Italie, et escomenia les deux devant dis de la Columne et les réputa et les condampna comme scismatiques. Et en ice meisme an, en la vieille cité[156] sainct Loys jadis roy de France fu par le pape Boniface canonizé. En icest an meisme, Aubert duc d'Austrie en bataille tua Adolphe le roy d'Alemaigne, et fu roy d'Alemaigne après luy, et régna douze ans ou environ. [Note 155: _Tuscie_. Toscane.--_Nepesie_. Nepi.] [Note 156: _La vieille cité_. C'est-à-dire en _Orvieto_. «Apud _Urbem veterem_.»--Répétition.] XXIV. ANNÉE 1298 _Coment pape Boniface voult que ceux qui se confessoient aux frères Prescheurs se reconfessassent à leur curés._ En l'an de grace ensuivant mil deux cens quatre vingt et dix-huit, le privilège donné aux frères Meneurs et aux frères Prescheurs de confessions oïr, de pape Boniface fu rapellé, et fist son décret iceluy pape que celui qui se confesseroit à ces frères, se confessast derechief et regehist ces meismes péchiés à son propre prestre et curé. XXV. _Coment sainct Loys fu levé de terre._ En icest an ensement ci devant nommé, sainct Loys, jadis glorieux roy de France, qui en l'an devant prochain avoit esté escript au catologue des Saincts et canonisié avec très grant liesce et exaltacion du roy de France Phelippe-le-Biau et des princes et prélas de tout le royaume, avec grant multitude de peuple à Sainct-Denis en France assemblés, l'endemain de sainct Barthélemi l'apostre, de terre fu eslevé, passé vingt-huit ans que au royaume de Tunes dessous Cartage s'endormi en sa derrenière fin en Nostre-Seigneur. Lequel sainct roy, glorieux confesseur de Nostre-Seigneur, de come grant mérite il fu et eust esté envers Dieu, les miracles pleinement fais le démonstrèrent; et toutes voies plus espéciaument après l'exaltacion de son corps eslevé de terre, en diverses parties du monde est démonstré. Car si grant grace de curacion de malades s'escrut que n'estoit nul qui de luy requerre cust fiance et loyaument santé et aide luy requist, que, sans demeure, ne se aperceust de la requeste qu'il avoit faite. XXVI. _De la mort Phelippe fils Robert le conte d'Artois._ En icest an ensement, moru Phelippe, le fils au noble conte Robert d'Artois qui plus de fils n'avoit; et en l'églyse des frères Prescheurs à Paris fu enterré et enseveli. Et icelui, de sa femme Blanche fille de Jehan duc de Bretaigne, laissa deux fils et deux filles: une en fu mariée après à Loys conte de la cité d'Evreux, frère le roy de France; et l'autre fille prist à mari Gasce[157] fils Raymon Bernart conte de Fois. Et aussi en icest an, Robert conte d'Artois prist la tierce femme à mariage, la fille Jehan conte de Hainaut. [Note 157: _Gasce_. Ou plutôt _Gaston_. «Gasto.»] Et en cest an ensement, en la fête sainct Andri apostre, avint en une cité d'Italie en laquelle le pape demeuroit pour le temps, laquelle est appelée Reate[158], si grant et si horrible mouvement de terre que l'en cuidoit que les murs de la ville et les maisons deussent chéoir; et s'en fuioient les gens de la cité aux champs. [Note 158: _Reate_. «Reata.» Sans doute _Rieti_.] Et en ce meisme an, Raoul le fils aisné au roy d'Alemaigne Aubert, prist à femme madame Blanche seur au roy de France Phelippe de par son père. XXVII. ANNÉE 1299 _Coment le fils au roy de Secile envoia en Secile, et de la prise au prince de Tarente._ Après, en l'an de grace ensuivant mil deux cens quatre vingt et dix-neuf, le duc de Calabre Robert, fils Charles le roy de Secile, à galies et à gens armés et appareillés, en Secile entra; et ilec occupant plusieurs chastiaux, les gens estant en iceux maintenant introduisit et mist à sa volonté. Duquel la beneurée haultesce comme son frère, Phelippe prince de Tarente, attendist, endementiers que icelui le suivoit sans conseil, avec toute sa gent, en mer, des Seciliens fu pris. XXVIII. _De la paix entre le roy Phelippe de France et Edouart d'Angleterre._ En icest an ensement, entre le roy Phelippe et le roy Edouart d'Angleterre par aucunes condicions fu pais faite; et lors icelui roi d'Angleterre Marguerite seur au roy de France à Cantorbie espousa: de laquelle il engendra un fils qui ot nom Thomas. XXIX. _Coment le roy des Tartarins fu crestienné._ En icest an ensement, le roy des Tartarins Cassahan qui grant Champ[159] estoit appellé, merveilleusement et par miracle, si comme l'en dit, à la foi crestienne avec grant multitude de sa gent fu converti par la fille le roy d'Arménie qui estoit crestienne, qu'il avoit espousée. Lors avint que un innombrable ost et merveilleux assembla contre les Sarrasins, et ot son mareschal de tout son ost le roy d'Arménie crestien; et premièrement vers Halappe se combati à eux, et après à Camel, et non pas sans grant occision et abatéis de sa gent, et en rapporta victoire. Et puis quant il ot son ost rappareillié et rassemblé et ses forces reprises, il ensuivi les Sarrasins jusques à Damas où le soudan avoit cueilli et amené grant ost: et lors icelui roy des Tartarins ot ilec encontre le soudan et ses Sarrasins moult merveilleuse bataille et aspre; cent mille des Sarrasins et moult plus furent détrenchiés et occis, et le soudan chacié de la bataille, avec pou de sa gent en Babiloine se receut. Et ainsi les Sarrasins furent par la volenté de Dieu du règne de Surie gettés, et icelle Sainte Terre fu sousmise en la main des Tartarins et en leur subjection. Et à Pasques ensuivant, si comme l'en dit, en Jérusalem le service de Dieu les crestiens avec exaltacion de grant joie célébrèrent. [Note 159: _Grant Champ_. Grant Kan. «Magnus canis.» Le bruit de la conversion de Casan étoit généralement répandu, et il faut avouer que son ardeur pour les intérêts du christianisme justifioit parfaitement cette opinion. (Voy. _Hayton_, histoire de l'Orient, et M. _Michaud_, Histoire des croisades, tom. V, p. 207 et suiv.)] XXX. _Du parlement le roy de France et de Aubert roy d'Alemaigne._ En celui an, Aubert le roy des Romains et Phelippe-le-Biau roy de France, environ l'Avent Nostre-Seigneur, à Valcoulour assemblés avec les nobles de l'un et de l'autre royaume, aliances constituèrent; ilec, otroiant le roy Aubert et les barons et les prélas du royaume d'Alemaigne, fu dit avoir esté ottroié que le royaume de France qui seulement jusques au fleuve de Muese en icelles parties s'estent, des ore en avant jusques au Rin esloignast les termes de sa puissance. Et ilec ensement, à Henri conte de Bar furent ottroiées trèves du roy de France jusques à un an seulement. XXXI. _Coment Charles conte de Valois prist Douay et Béthune, et desconfit Robert fils du conte de Flandres._ En icest an ensement, quant le terme des trèves fu passé qui estoit entre le roy de France et le conte de Flandres, Charles conte de Valois fu envoié de par son frère le roy de France Phelippe en Flandres, après la Nativité Nostre-Seigneur, à tout grant ost des François: et tost comme là endroit fust venu, il reçut Douay et Béthune abandon. Et après vers Bruges à toute sa gent, assés près de Dam un port de mer, contre Robert fils au conte de Flandres ot aspre et cruelle bataille; et comme d'une part et d'autre pluseurs fussent navrés, toutes voies les Flamens fuirent de bataille, et à Gant tantost se reçurent. Et en ice tems, Ferri l'évesque d'Orliens fu occis d'un chevalier, duquel il avoit la fille corrompue, si comme l'en disoit, laquelle estoit par avant vierge. Auquel succéda maistre Bertaut de Sainct-Denis, docteur en théologie, renommé entre tous en son tems, lequel estoit par avant arcédiacre de Reins. XXXII. _Coment le conte de Flandres et ses deux fils se rendirent._ Après, en l'an de grace ensuivant mil trois cens, Charles de Valois, frère le roy Phelippe de France, quant il ot pris le Dam, un port de Flandres, et comme il ordenast à asseoir Gant, Gui le conte de Flandres lors apercevant son orgueil, à celuy Charles avec ses deux fils, Robert et Guillaume, s'en vint humblement, et le remenant de sa terre rendi en la main de Charles conte de Valois, par aucunes convenances entregettées. Lesquiex, amenés à Paris au roy de France, requistrent pardon de leurs meffais et miséricorde; et il la receurent très piteusement: mais jusques au tems d'avoir miséracion et pardon furent mis par divers lieux en prison sous gardes. XXXIII. _Du grant pardon de Rome._ Et adecertes en cest an, pape Boniface fist indulgence et pardon général, et ottroia plénière indulgence de tous les péchiés à tous vrais repentans et confés, venans, par l'espace de ce présent an et par chascun an centiesme à venir, ès églyses des benois apostres sainct Père et sainct Pol à la cité de Rome, par veu de pélerinage, humblement et dévotement. XXXIV. _Coment le duc d'Osteriche prist Blanche, la seur au roy de France, et de l'absolucion Rogier de Lor._ En icest an ensement, Raoul duc d'Osteriche, fils Aubert roy des Romains, espousa à Paris Blanche la seur au roy de France Phelippe-le-Biau. Et aussi en icest an, Rogier de Lor qui de piéça pour les Seciliens, envers le roy de Secile et ses gens avoit guerroié, fu maintenant absout du pape, et fu fait amirant de la navie au roy de Secile; et lors vingt galies des Seciliens en mer assailli et débati, et cinq cens de eux et plus occist. XXXV. _Coment Charles de Valois prist à femme l'empereris._ En icest an ensement, Charles de Valois, quant sa première femme fu morte, prist, après, la seconde, c'est à savoir Katherine fille Phelippe fils Baudoin, jadis empereur de Grèce, essillié et débouté; à laquelle Katerine atouchoit le droit de l'empire de Constantinoble. XXXVI. ANNÉE 1300 _Coment les Sarrasins de Lucere furent occis._ Adecertes en icest an, les Sarrasins de Lucere[160] une cité de Puille, qui ilec du tems de l'empereur de Rome Fédéric assemblés, sous le treu des roys de Secile vivoient selon leur lois, de Charles roy de Secile furent livrés à mort ceux qui crestiens ne vouldrent devenir. [Note 160: _Lucere_. «Luceriæ civitatis Appuliæ.» Aujourd'hui _Lucera_.] XXXVII. _Coment le soudan de Babiloine sousmit à luy toute la Saincte Terre._ Et aussi en icest an, le Soudan de Babiloine, quant il ot repris son pooir et rassemblée sa gent, les Sarrasins, les Crestiens et les Hermines[161] du royaume de Jhérusalem et de Surie enchaça par force, et la terre sousmist en sa seigneurie[162]. [Note 161: _Hermines_. Arméniens.] [Note 162: Ici s'arrête la chronique de Guillaume de Nangis dont les continuations sont anonymes. Nous indiquerons, par des parenthèses ou par autant de notes, les passages de notre texte qu'on ne retrouve pas dans ces continuations latines publiées par Achery, _Spicilege_, tome III, in-folio, page 54 et suivantes.--Ainsi, la fin de ce chapitre semble appartenir en propre au chroniqueur françois de Saint-Denis; et l'on pourroit assez bien démontrer combien on avoit peu l'habitude de consulter ce fameux travail en rappelant que la légende du Juif de Magdebourg a dérouté l'attention si multiple de M. Francisque Michel, quand dans son introduction aux ballades d'_Hugues de Lincoln_ il entreprit de citer toutes les histoires analogues, racontées par les écrivains du moyen-âge.] En icelui an meisme, le jour du vendredi aouré, les Juis de la province de Madaburges firent tant par dons et par promesses par devers une nourrice, que elle leur livra un petit enfant de l'aage de deux ans et demi ou environ, à faire leur volenté; et estoit le dit enfant fils d'un chevalier puissant homme. Quant les Juis orent le petit enfant receu de la dite nourrice pour en faire leur volenté, si le crucifièrent et le firent mourir. Quant le père sot la mort de son enfant, si fu moult courroucié et fist semondre tous ses amis, pour vengier la mort de son fils: dont il avint que le dit chevalier sot que les Juis estoient assemblés: si s'en ala par nuit où il estoient à toute sa compaignie, et fist garder que nul n'en eschapast de tous ceux qui estoient assembles, et tantost fist mettre le feu en toutes les maisons là où il estoient assemblés, et ilec furent ars trois cens Juis ou environ, et aucuns Crestiens avec eux, les quiex il tenoient prisonniers en leur maisons pour debtes. Si avint que le prince de celle région sot que l'en avoit ainsi ars les Juis et aucuns Crestiens, si en fu courroucié, et condamna le dit chevalier père du dit enfant et tous ceux qui participans avoient esté de la mort des Juis, par certain tems à estre essilliés et povres et vivre d'aumosnes. XXXVIII. ANNÉE 1301 _Coment Charles de Valois ala à Rome._ Après, en l'an de grace ensuivant mil trois cens et un, le frère le roy de France Loys, conte de la cité de Evreux, la fille Phelippe fils au noble conte d'Artois qui Marguerite avoit non espousa. Et en icest an ensement, Charles conte de Valois avec moult de nobles, environ la Penthecoste, se parti de France et vint à Rome, ordenant[163] après de l'empire de Constantinoble guerroier, qui à sa femme appartenoit, sé le pape l'ottroioit. Lequel conte Charles du pape Boniface et des cardinaux avec très grant honneur et révérence fu reçu, vicaire et deffendeur de l'églyse fu establi; et par tout l'an les adversaires de l'églyse de Rome en Touscane guerroia. [Note 163: _Ordonant._ Se préparant à.] XXXIX. _Coment le roy de France reçut les hommages de ceux de Flandres._ En icest an aussi, Phelippe-le-Biau le roy de France visita le conte de Flandres; et de ceux des chastiaux et des villes, et des nobles du pays reçut les feaultés et les hommages, et puis Jaques de Sainct-Pol, chevetaine, laissa garde de tout le païs; et ce fait, il s'en retourna en France. Et en icest an, le conte de Bar Henry, quant il cognut et sot ce que Phelippe-le-Biau, roy de France, ordenoit pour envoier grant ost en sa terre degaster, si s'en vint à luy humblement et dévotement, requérant pardon de ses forfais. (Et luy offri pour l'amende, sé il la vouloit prendre, que il iroit avec Charles de Valois en son voyage de Constantinoble, ou ailleurs en la terre d'Oultre-mer à tout deux cens hommes, à ses despens, par l'espace de deux ans, ou en terme tel comme la bénigne volenté du roy le rappelleroit.) Et en icest an vraiment, une comète par pluseurs jours au moys de septembre au royaume de France fu veüe droit à l'anuitier, dresçant et estendant sa queue vers Orient. Et en icest an, le roy d'Angleterre contre les Escos en Escoce pou ou noient tout le tems d'esté profita; si s'en revint sans riens faire, inglorieux et sans honneur. XL. _Coment l'évesque de Pamiés fu mis en prison._ Et aussi en icest an, le premier évesque de Pamiés[164] qui du roy de France paroles contumelieuses et plaines de blasme et de diffame en moult de lieux avoit semé, et pluseurs, si comme l'en disoit, avoit fait esmouvoir contre sa majesté, pour ce fu appelle à la court le roy, et jusques à tant que il se fust espurgié, sous le nom de l'archevesque de Nerbonne, de sa volenté, fu en sa garde détenu[165]. Et jasoit que contre cel évesque les amis du roy de France fussent griefment esmeus, toutesvoies le roy de sa bénignité ne souffri pas icelui évesque en aucune chose estre molesté né malmis, sachant et entendant de grant courage estre injurié en la souveraine poesté et le souffrir, né en seurquetout le prince estre blescié, aucun estre blescié, glorieux[166]. Et en icest an ensement, au moys de février, l'archédiacre de Nerbonne envoié de par le pape Boniface, vint en France dénonçant de par ice pape au roy de France qu'il rendist icelui évesque sans delay; et luy monstra les lettres ès quelles le pape de Rome mandoit au roy de France que il vouloit qu'il sceut tant ès temporelles choses comme ès spirituelles estre soumis en la jurisdiction du pape de Rome, et ensement au roy dist, si comme ès lettres estoit contenu, que des églyses des ore mais en avant né des provendes vacans en son royaume, jasoit ce qu'il eust la garde de eux, les usufruits, les profis ou les rentes à luy ne préist né présumast détenir, et que tout ce gardast le roy aux successeurs des mors; et, avec tout ce, rappelloit celui souverain pape de Rome toutes les faveurs, graces et indulgences lesquelles pour l'aide du royaume de France au roy avoit ottroié, pour la raison de la guerre, en dénéant luy que aucune collacion de provendes ou de bénéfices ne entreprist à lui usurper, tenir et poursuir; laquelle chose des ore en avant sé faisoit, le pape tout ce vain et faux tenoit, et luy et ceux qui à ce seroient consentans hérites les réputoit. Et lors icelui arcédiacre devant dit, message du pape Boniface, semont tous les prélas du royaume de France, avecques aucuns abbés et maistres en théologie et de droit canon et civil, à venir à Rome ès kalendes de novembre prochain venant, personelment pour eux devant le pape comparoir. Et en icest an ensement, au moys de janvier, l'éclipse de la lune du tout en tout horriblement fu faicte. Et après ce, Phelippe roy de France rendi au message le pape l'évesque de Pamiés, et leur commenda que hastivement de son royaume départissent. Et après ce, en la mi-caresme ensuivant, icelui roy de France Phelippe-le-Biau assembla à Paris tous les barons chevaliers nobles, tous les prélas, les frères Meneurs, les maistres et le clergié de tout le royaume de France, auxquels il commanda que il déissent et demandassent vraiement et privéement aux personnes ecclésiastiques de qui il tenoient leur temporel ecclésiastique, et aux barons et chevaliers de qui leur fiés appelloient né disoient à tenir: car adecertes la magesté royale doubtoit, pour ce que le pape luy avoit mandé tant des temporels comme des espirituels à luy estre sousmis, que ne voulsist le pape de Rome dire que le royaume de France fust tenu de l'églyse de Rome. Et comme tous les prélas et ecclésiastiques déissent avoir tenu du royaume de France, lors le roy leur en rendi graces, et promist que son corps et toutes les choses qu'il avoit exposeroit et mettroit, pour la liberté et franchise du royaume en toute manière garder. Les barons et les chevaliers, par la bouche du noble conte d'Artois, après ce respondirent, disans que de toutes leur forces estoient près et appareilliés pour la couronne de France, encontre tous adversaires, estriver et deffendre. Et ainsi quant celui concile fu deslié et finé, fist lors crier la magesté royale que or né argent né quelconque marchandise du royaume de France ne fussent transportés; et cil qui contre ce feroit tout perdroit, et toutesvoies à tout le moins, en grant amende ou en grant paine de corps seroit puni. Et dès lors en avant fist le roy les issues et les pas et les contrées du royaume de France très sagement garder. [Note 164: _Pamiers_. Bernard de Saisset.] [Note 165: _En sa garde detenu_. «Dùm aliquandiu, sub nomine Narbonnensis Archiepiscopi fuisset detentus, tandem, de mandato Regis, papæ restituttur, ac de regno recedore sub debitâ et indictâ sibi celeritate jubetur.» Le reste de l'alinéa ne se retrouve pas dans le latin, et prouve que notre moine de Saint-Denis n'avoit pas besoin de traduire, pour écrire péniblement en françois.] [Note 166: C'est-à-dire: Sachant et comprenant que c'étoit le fait d'un grand coeur de souffrir des injures, quand on étoit tout puissant; et que surtout il étoit glorieux à un prince de ne laisser blesser nul autre que lui-même.] Et en icest an ensement, quant les fils de Sancion, le roy d'Espaigne pieça mors, furent légitimés par le pape Boniface, Ferrant l'aisné tint le royaume paternel. Mais Alfons et Ferrant neveus au roy Loys de France de sa fille, debatans vigueureusement leur droit, celui Ferrant laissièrent petitement régner en repos né paisiblement, mais tous jours viguereusement contre luy guerroièrent. En cest an meime resplendissoient en France deux nobles dames veuves: c'est assavoir Blanche jadis fille monseigneur saint Loys, laquelle habitoit et demouroit en saincte conversacion à Saint-Marcel près Paris, ilec vacant au service de Dieu et en oroison: et à Tonnère en Bourgoigne estoit Marguerite, seconde femme du premier Charles roy de Secile, en l'hospital des povres, lequel elle avoit fait faire; et là faisoit service aux povres dudit hospital, et leur administrent partie de leur nécessaire, en propre personne, très dévotement et en grant humilité. Et en ce meisme an, le mardi après Noel devant le point du jour, pluseurs maisons hautes, fortes et garnies de moult de biens furent ars et gastées par meschief, en la rue de Saint-Germain-l'Auxerrois[167] à Paris. [Note 167: _Saint-Germain_. Le manuscrit 8380 porte: _En la rue de l'Escole-Saint-Germain._] XLI. ANNÉE 1302 _De l'occision de Bruges et de la fuite Jacques de Saint-Pol._ En l'an après ensuivant mil trois cent et deux, Charles conte de Valois, par le commandement de pape Boniface, de Touscane s'en ala en Secile, et le chastel de Termes[168] le jour d'un mardi devant l'Ascension Nostre-Seigneur il reçut abandon, endementiers qu'il appareilloit à luy faire assaut. [Note 168: _Termes_. Ce doit être _Taormino_.] Et en icest an ensement, à Courtray[169] un chastel en Flandres, par les exactions non deues qu'il appellent maletoute, les gens du pays, par le gardien de Flandres, Jacques de Saint-Pol chevalier, contre le commandement du roy et la coustume de ce pays, estoient contrains et grevés. Et comme ne peust la clameur du peuple souventes fois estre oïe envers le roy de France, pour le très haut linage du devant dit Jacques; si en advint que le menu peuple s'esmut pour celle cause envers les grans et esleva, dont il y ot grant plenté de sanc espandu; et tant de povres gens comme de riches furent occis les uns des autres. Desquiels aspretés et mouvemens fais, sé il peust estre fait apaisier, comme Phelippe-le-Biau roy de France eust destiné et envoié nobles hommes mil et plus, appareilliés de toutes armes, avec Jacques de Saint-Pol; et fussent de ceux de Bruges, à grant révérence, dedens la ville paisiblement introduis; et disoient les Flamens de Bruges eux vouloir de toutes choses au commandement du roy de France pour bonne volenté et courage obéir: hélas! en icelle nuit du jour ensuivant que nos François estoient venus, comme il se reposassent et dormissent seurement, et ceux qui leur armes avoient ostées, par un pou furent tous traitreusement occis. Car adecertes, si comme l'en dit, ceux de Bruges, en ce soir avoient entendu Jacques de Saint-Pol de Flandres soi avoir vanté que l'endemain il de voit pluseurs de eux faire pendre au gibet. Pour ceci ainsi comme tous desespérés de très grant paour, presumèrent et entreprissent à faire telle desloyale felonnie: et toutes fois s'en eschapa le dit Jacques, par qui celle rage estoit esmeue, avec pou de compaignie, céléement et occultement, fuiant hors de la ville. Et lors ainsi ceux de Bruges reprenant l'esprit du rebellement, la gent d'un port de mer prochain (que l'en appelle Dam) à eux tantost s'accordèrent, et de maintenant degastèrent et chacièrent d'avec eux les gens du roy vilainement qui députés estoient et establis à la garde du port. Et lors après ce fait, les Flamens de Bruges et aucuns autres Flamens, Guy de Namur fils Guy conte de Flandres qui en France tenoit prison appellèrent pour venir en leur aide, et icelui comme deffendeur et seigneur receurent; lequel enforcié de grant multitude de soudoiers Alemens et Tyois venans à eux, les encouragea à eux plus fort rebeller; et en toutes les manières qu'il pot les esmut et atisa et donna conseil à eux esmouvoir. [Note 169: _A Courtray_. Il semble qu'on devroit lire ici: _A Bruges_, comme dans la continuation latine de Nangis.] XLII. _De la bataille de Courtray._ Adoncques endementiers, comme ceux de Bruges s'appareilloient à deffendre, querans de toutes pars aides et soudoiers, Robert noble conte d'Artois fu envoié du roy de France avec moult grant chevalerie des francs hommes et grant multitude de gent à pié et vint en Flandres, et entre Bruges et Courtray tendirent paveillons et trés; (car adecertes il ne pooient passer, pour l'yaue du fleuve près d'ilec courant, sur laquelle yaue les Flamens avoient rompu un pont. Et lors endementiers comme les François entendissent à appareillier le pont) ceux de Bruges, souventes fois à bataille ordenée encontre courans, à l'euvre, si comme il pooient, destourbans tous les jours, les François appelloient à bataille; et lors, voulsissent ou non, le pont après ce rappareillié (à un mercredi, septiesme jour du mois de juillet), de l'accort de l'une partie et de l'autre, venir à bataille deussent. Ceux de Bruges, si comme l'en dit, estudians et cuidans mourir pour la justice, libéralité, et franchise du pays (premièrement confessèrent leur péchiés humblement et dévotement, le corps de Nostre-Seigneur Jhésucrist reçurent, portant avec eux ensement aucunes reliques de sains, et à glaives, à lances, espées bonnes, haches et goudendars[170], serréement et espessement ordenés vindrent au champ à pié par un pou tous. Adoncques les chevaliers françois, qui trop en leur force se fioient, voiant contre eux iceux Flamens du tout en tout venir, si les orent en despit, si comme (foulons, tisserans et) hommes ouvrans d'aucuns autres mestiers; et lors les devant dis François chevaliers contredaignans, leur gent de pié[171] qui devant eux estoient et aloient, et qui viguereusement les assailloient et moult bien se contenoient, firent retraire, et ès Flamens pompeusement et sans ordre s'embatirent. Lesquiels chevaliers gentils François, ceux de Bruges, à lances agues, forment empaignans et deboutans, gettèrent et abatirent à terre du tout en tout ceux qui à celle empointe furent à rencontre. Desquels la ruine tant soudaine voiant le noble conte d'Artois Robert qui oncques n'avoit acoustumé à fuir, avec la compaignie des nobles fors et viguereux, ainsi comme lyon rungent[172] et esragié, se plonga ès Flamens. Mais pour la multitude des lances que les Flamens espessement et serréement tenoient, ne le pot le gentil conte Robert tresforer né trespercier. Et lors adecertes ceux de Bruges, ainsi comme s'il fussent convertis et mués en tigres, nulle ame n'espargnièrent, né haut né bas ne deportèrent, mais aux lances agues bien ancorées[173] que l'en appelle bouteshaches et godendars, les chevaliers des chevaux faisoient trébuchier; et ainsi comme il chéoient comme brebis, les acraventoient sus la terre. Adonc le bon conte Robert d'Artois, vaillant et enforcié de toutes gens, jasoit ce qu'il fust navré de moult de plaies, toutes voies se combati-il forment et viguereusement[174], (mieux voullant gesir mort avec les nobles hommes qu'il voioit devant luy mourir que à ce vil et villain peuple rendre soy vif enchaitivé). Et lors, quant les autres compaignies qui estoient en l'ost des François, tant à cheval comme à pié, virent ce, à par un pou deux mille haubers avec le conte de Saint-Pol et le conte de Bouloigne, et Loys fils Robert de Clermont pristrent la fuite très laide et très honteuse, laissans le conte d'Artois avec les autres honnorables et nobles batailleurs, Dieu quel dommage et quel doleur! ès mains des villains estre détrenchiés mors et acraventiés. Des quiels la fuie non esperée voians les Flamens adversaires, lors pour ce leur courages enforciés reculèrent, et ceus qui par un pou vaincus s'en vouloient fuir, requerans et venans aux tentes des fuians, trestout ravirent et pristrent. Et adecertes ilec avoit grant copie[175] d'armes et grant appareil batailleur. Par les quiels les Flamens enrichis et des corps occis, quant il les orent tous desnués de leur armes et de leur vestemens, et la bataille du tout en tout vaincue, à grant joie à Bruges s'en revindrent. Et ainsi à grant doleur tous les corps desnués, et tant de nobles hommes demourans en la place du champ, comme il ne fust qui les baillast à sépulture, les corps de eux les bestes des champs, les chiens et les oysiaux mengièrent; laquelle chose en dérision et escharnissement et moquerie tourna au roy de France, et à tout le lignage des mors en reproche perpétuel en tous les jours.) Et adecertes y gisoient mors et acraventés moult de nobles hommes, dieux quel dommage! c'est à savoir: le gentil conte d'Artois Robert, et Godefroy de Breban son cousin avec son fils le seigneur de Virson[176], Adam le conte de Aubemarle, Jehan fils au conte de Haynaut, Raoul le seigneur de Neelle connestable de France, et Guy son frère mareschal de l'ost, Regnaut de Trie chevalier esmeré[177], le chambellanc de Tancarville, Pierre Flotte chevalier, et Jacques de Saint-Pol chevalier, monseigneur Jean de Bruillas maistre de arbalestriers, et jusques au nombre de deux cents et moult d'escuiers vaillans et preux. Toutes voies au tiers jour après ce fait, à ice lieu vint le gardien des frères Meneurs d'Arras, et recueilli le corps du très noble conte d'Artois desnué de vesteures et navré de trente plaies. Lequel gentil conte icelui gardien en une chapelle prochaine d'ilecques de femmes de religion nonains, de petit édifiement[178], si comme il pot, quant il ot le service célébré, mist le corps en sépulture. Et vraiement iceste instance et démollicion et male aventure à François à venir, icelle comete qui à la fin du moys de septembre devant passé à l'anuitier par pluseurs jours fu veue par le royaume de France, et l'éclipse au mois de janvier faite, si comme dient aucuns, le segnifièrent et demonstrèrent. Adonques Gui de Namur enhétié[179] de la victoire des siens et lors son courage embrasé de l'orgueil de occuper toute Flandres, s'efforça de tendre à greigneurs choses; car après il assist ceux de Lille: et maintenant par tricherie et fraude, maintenant eux comme ceux de Tournay, ceux d'Ypre, ceux de Gant, ceux de Douay, et les autres villes de Flandres abandon venir efforça et ensement atrait; et lors vers Arras manda à ses coureurs et fourriers à accueillir la proie. Les quiex comme il s'efforçassent à proier et rober l'abbaïe du mont Saint-Eloy, par la gent de l'évesque d'Arras furent deboutés et déchaciés, si que il convint qu'il retournassent pour garder leur termes. [Note 170: _Goudendars_. «Cum lanceis adjunctis et exquisiti generis quod gothendar vulgò appellent.»] [Note 171: _Leur gent de pié_. L'infanterie françoise toujours chargée de commencer le combat. C'est à cette retraite qu'il fallut s'en prendre de la perte de la bataille.] [Note 172: _Rungent_. Rugissant.] [Note 173: _Ancorées_. Terminées en forme d'_ancres_, à peu près comme des hallebardes.] [Note 174: Tout ce qui suit sur la défection du reste de l'armée n'est rempli dans la continuation latine de Nangis que par la phrase suivante: «Cæteris aciebus exercitus nostri in multo majori numero tam nobilium quam ignobilium turpissimè terga vertentibus, cursuque veloci fugam arripientibus ...»] [Note 175: _Copie_. Abondance.] [Note 176: Ici le texte latin ajoute: _Comite Augi_. Le comte d'Eu.] [Note 177: _Esmeré_. Éprouvé, et _emerito milite_.] [Note 178: Le latin met: _Nondum dedicata_.] [Note 179: _Enhetié_. Réjoui.] XLIII. _Des prélas de France qui envoièrent à court de Rome._ En ce meisme temps les prélas du royaume de France qui en l'an devant prochain estoient appellés et semons de venir à court de Rome, si orent conseil ensemble et regardèrent qu'il n'i pooient aler, tant pour la guerre de Flandres comme pour ce que par les maistres du royaume de France estoit dévée porter or et argent; mais pour ce qu'il ne peussent estre repris de désobéissance envoièrent pour eux trois évesques qui denoncièrent pour eux au pape Boniface la cause de leur demourance. Et à ce pape ensement envoia le roy de France l'évesque d'Aucuerre Pierre, et luy pria que pour s'amour il regardast de la besoigne pour laquelle les dis évesques vouloient assembler jusques à un temps miex convenable. XLIV. _De l'ost de France qui fu à Arras sans rien faire._ Après ce que le bon conte Robert d'Artois fu mort, Phelippe-le-Biau roy de France, qui moult en estoit dolent, après la feste de l'Assumpcion Nostre-Dame, mère de nostre Seigneur, laquelle feste on appelle la mi-aoust, à la cité d'Arras assembla, pour aler contre les Flamens, si grant et si merveilleux ost qu'il peust estre nombré jusques à cent fois mille et quarante fois mille de gens armés chascun selon son pouvoir. Et comme si très bel et si grant ost eust cuidié de maintenant et de légier toutes Flandres et les Flamens destruire, je ne say par quel conseil des quiex, d'ilec jusques à deux lieues seulement avec grant et merveilleux ost, nostre roy Phelippe fist tendre ses tentes, et fu veu tout le mois de septembre despendre et dégaster. Et comme il eust les anemis Flamens assez près de ses ieux par l'espace de tant de temps, qui leur tentes y avoient fichiées, et si estoient logiés au plus près, ne laissa oncques à faire à eux un assaut né aucune ville de ses anemis ne laissa oncques né ne souffri à assaillir. Mais de maintenant donna congié de départir à icest noble ost qui légièrement peust sousmettre tout le monde sé il fust noblement et à droit gouverné, et s'en revint sans riens faire et inglorieux en France arrière. Laquelle chose fu honte aux chevaliers et les esmut en pluseurs escharnissemens et meismement les anemis de la gent au roy de France à moquier eux. Duquel ost le département cognoissans les Flamens adversaires, de maintenant à eux les villes prochaines et les garnisons de la conté d'Artois embrasèrent et ardirent en feu; toutes voies dient aucuns que par la décevance et tricherie Edouart le roy d'Angleterre qui la partie des Flamens nourissoit, le roy de France avoit esté déceu, si s'en départi ainsi; car devant avoit faint ce gourpil[180] par tricherie Angloisienne luy avoir très grant doleur dedens son cuer, estre malade et enfirme pour ce qu'il avoit entendu, si comme il disoit, son serourge et ami, le roy de France, estoit à estre baillié et livré de sa gent meisme ès mains de ses anemis, s'il avenoit qu'il eust bataille contre eux; laquelle chose comme il le racontast ainsi comme à conseil à sa femme, comme cil qui bien savoit que tantost elle le manderoit à son frère: lors icelle qui cuidoit celle chose estre vrai, tantost le manda à son frère le roy de France. Et ainsi, pour celle chose, se départi le roy avec le merveilleux et innombrable ost qu'il avoit assemblé[181]. Mais toutes voies, ainsois que le roy s'esmeut né départist, il envesti et saisi le conte de Bourgoigne Othelin de la seigneurie de la conté d'Artois, pour raison de Maheut sa femme, fille seule du noble conte d'Artois Robert, occis des Flamens de Bruges: sauf le droit que en ice requéroient les fils et les enfans Phelippe frère de celle Maheut, qui par devant estoit mort. Et ensement, le roy de France laissa pluseurs sergens et chevaliers par divers lieux, bien ordenés et appareillés à bataille, qui les efforcemens des Flamens et leur décours en la terre d'Artois constrainsissent et débatissent. Et adecertes iceux, après ce, souventes fois à leur anemis orent assaut, et moult repristrent et restraindrent leur efforcemens: tant que en la veille de saint Nicolas d'yver, de ceux de Bruges huit cens et plus, vers Ayre, en une bataille en occistrent. [Note 180: _Gourpil_. Renard.] [Note 181: Au lieu de toute cette parenthèse, la chronique latine porte: «malignorum ut creditur consilio circumventus.» (Spicileg., t. III, p. 55.)] XLV. _De l'accort entre le roy de Secile et Fedric l'occupeur de Secile._ Et en ce temps ensement, Charles conte de Valois, frère de Phelippe roy de France, qui en Secile un chastel qui est appellé Termes avoit occupé sur les anemis du royaume de Secile, tout le temps d'esté par la terre de Secile à batailles ordenées çà et là aloit, mais nulle ame n'encontra qui encontre luy courust pour batailler. Et adecertes les Seciliens se tenoient ès chastiaux et ès cités, (né ne vouloit Fedric l'occupeur de Secile, ou par aventure n'estoit tant hardi envers le conte Charles, lequel estoit né de son sanc, procréé et descendu, tant faire que il se osast contre lui à bataille issir. Mais à la parfin furent trièves données, et vint icel Fedric à son parlement souplement et humblement, les choses qui sont de paix requerant.) Et lors messire Charles qui, si comme l'en dit, avoit jà oï nouvelles de ses amis occis en Flandres (et que par un pou avoit perdu tous ses chevaux par maladie, si ot compassion du royaume de France et de son frère le roy Phelippe;) adonc, par le conseil de sa gent, entre Fedric et les Seciliens fist et ordena la pais en telle manière qui s'en suit, c'est à savoir: cestui Fedric toute l'île de Secile, toute sa vie, paisiblement et à repos, sans nom royal, tendroit et poursuivroit; et tout ce qui estoit en Calabre et en la terre de Puille, que luy ou son frère le roy d'Arragon jadis avoit acquis, tout au roy de Secile laisseroit; noientmoins que les chaitis, qui de lonc temps ou de petit estoient en prison, seroient délivrés sans nulle riens donner, et délaissiées toutes rancunes et injures d'une part et d'autre. Adecertes avec ces choses, de leur consentement et accort, celui Fedric devoit prendre à femme la fille au roy de Secile qui avoit nom Alienor. Et selon leur povoir estoient tenus Charles conte d'Anjou et Robert duc de Calabre, fils le roy de Secile qui lors y estoit présent avec Charles, labourer loyaument envers le roy d'Arragon et le conte de Braine, que le droit du royaume de Sardaigne, ensement le droit au conte de Braine, ou le droit du royaume de Chypre qui à iceux, si comme l'en dit, apartenoit, donroient et délaisseraient du tout en tout à Fedric, c'est assavoir les royaumes dessus nommés ou l'équipollent: cest otroiement dessus ces choses le pape approuvant. Et sé celle chose ne povoient faire, si seroient tenus iceux Charles et Robert, selon leur povoir, un autre royaume à Fedric acquerre, à un d'iceux royaumes dessus nommés équipollent; et sé ensement ne povoient ces choses acomplir, Charles le roy de Secile seroit tenu à cent mille onces d'or donner après la mort de Fedric en amende de sa rente, pour les enfans procréés de sa fille Aliénor; et ainsi à la parfin la terre de Secile à luy paisiblement revendroit. Et lors de la pais et les autres choses loyaument garder, tant les barons de Secile comme Fedric et les maistres du Temple sur les sains évangiles jurèrent. Et, ainsi ce fait, si les fist Charles, conte de Valois, par son chapelain assoudre, à qui le pape avoit commis s'auctorité: et puis, ce fait, icelui Charles, conte de Valois, repairant de Secile vint à Rome, et au pape et aux cardinaux raconta tout ce qu'il avoit fait, et s'en retourna en France environ la purificacion de la benoicte vierge Marie que l'en dist la Chandeleur. (Mais à celle manière de pais d'entre Charles et Fedric dient aucuns le pape Boniface avoir donné petit ottroiement né assentement.) XLVI. _Du cardinal le Moine qui vint en France en message._ Et adecertes en cest an ensement, les prélas du royaume de France, delès le mandement en l'an devant passé, aux kalendes de novembre non comparons né venans, Boniface riens n'ordena de ce qu'il avoit empensé à faire: et pour ce que à profit venir ne povoient, si comme devant avoient segnefié et mandé, lors à eux le pape, de Rome Jehan le Moine, prestre et cardinal de l'églyse de Rome, en France envoia et destina, qui à Paris au commencement du mois de quaresme vint. Quant le concile fu assemblé, il orent secret conseil avec eux, et au pape par lettres closes ce qu'il avoit oï de eux manda; et tant longuement demoura en France jusques à tant que sur ces choses le pape luy mandast sa volenté et son plaisir. Et en cest an ensement, en Gascoigne, ceux de Bourdiaux qui jusques à maintenant sous le povoir du roy de France paisiblement et à repos s'estoient tenus, quant il oïrent son repaire de Flandres sans riens faire, tous ses gens et les François déboutèrent et chacièrent hors de Bourdiaux, la seigneurie d'icelle cité à eux, par folle présompcion, usurpans et prenans. Car adecertes il doubtoient, si comme pluseurs affermoient, que se la paix du roy de France et du roy d'Angleterre estoit du tout en tout faite, que il de maintenant au povoir du roy d'Angleterre ne fussent sousmis, et que tantost après il ne leur fist ainsi comme il avoit fait jadis à la cité de Londres. (Car l'en dit luy avoir fait pendre les bourgois à leur portes.) XLVII. _De la bataille de Saint-Omer._ En cest an ensement, Othelin le conte de Bourgoigne et d'Artois clost son derrenier jour. Et en cest an ensement, en Flandres, le jeudi absolu, quinze mille Flamens par la gent au roy de France furent occis en bataille[182]: et quant les autres compaignies virent ce, qui, un pou devant, la terre Jehan conte de Hainaut, laquelle il tenoit du roy de France en fié, dégastoient et un sien chastel très fort que on appelle Bouchain avoient jà acraventé, si donnèrent trièves à ceux de Hainaut et s'en retournèrent pour leur termes deffendre. [Note 182: «Apud Sanctum-Audomarum.»] XLVIII. ANNÉE 1303 _Des messages aux Tartarins._ Après, en l'an ensuivant mil trois cens et trois, en la sepmaine de Pasques, vindrent à Paris au roy de France les messages aux Tartarins, disans que sé le roy de France et les barons du peuple crestien leur gens en aide de la Sainte Terre envoioient, le seigneur de eux, le sire de Tartarie, aux Sarrasins à toutes ses forces se combatroit, et seroient fait tant luy comme son peuple de bonne volenté crestiens. XLIX. _De la bataille de Lille et de l'accusement le pape de Rome._ En cest an ensement, à Lille un chastel en Flandres, le jour d'un jeudi après les octaves de Pasques, deux cens hommes de cheval armés et trois cens hommes de pié des Flamens, furent tant occis comme pris de ceux de Tournay et de Fourquent de Melle[183] mareschal au roy de France. Et en cest an ensement, Phelippe-le-Bel qui longuement avoit tenue et occupée la terre de Gascoigne, au roy d'Angleterre Edouart la restabli, et fu réformée amiablement la paix, de la quelle pour icelle terre s'estoient desjoins. Et en ce temps, les barons et les prélas du royaume de France, par le commandement du roy, à Paris au concile se assemblèrent, et ilec fu traitié devant tous: c'est assavoir d'aucuns agravemens du royaume et du roy et des prélas que à eux, si comme l'opinion de moult de gens estoit veu affirmer, le pape de Rome en prochain entendoit faire[184]. Et fu ensement icelui pape d'aucuns chevaliers devant les prélas et la royale majesté de moult de crimes blasmé, diffamé et accusé: c'est assavoir de hérésie, de symonie et d'omicide, et de moult d'autres vilains mesfais droitement sur luy mis et tous vrais, si comme aucuns disoient. Et pour ce que à pape et à prélas hérites[185] selon ce que l'en trouve ès sains canons, ne doit pas estre paiée obédience, fu ilec du commun conseil de tous appellé jusques à tant que le pape de ces crimes et de ces cas que l'en luy avoit mis sus s'espurgast, et qu'il en fust de tout en tout purgié. Et ainsi à la parfin, ce parlement deslié, l'abbé de Cistiaux seul à eux non assentant avec indignacion et desdaing de moult tant du roy comme des prélas, s'en revint à son propre lieu[186]. Et lors le cardinal de Rome Jehan le Moine qui un pou devant ce avoit esté envoié en France, et lors en pélerinage estoit allé à Saint-Martin-de-Tours, quant il oï nouvelles du pape, au plus tost qu'il pot issir du royaume de France s'en issi. Et en cest an ensement, Robert fils le conte de Bouloigne et d'Auvergne, Blanche la fille Robert de Clermont fils du saint roy de France Loys, espousa. [Note 183: _Fourquent de Melle_. «Fulcando de Mala.» Variantes: _du Melle_, _seneschal_ (mss. 8298, et 218 sup. fr.), Fourquault de Neelle (msc. 9650).] [Note 184: C'est-à-dire: De beaucoup d'injures graves que le pape, si comme on voyoit beaucoup de gens l'affirmer, se proposoit de leur faire prochainement.] [Note 185: _Herites_. Hérétiques.] [Note 186: On ne peut douter, d'après le texte latin de Nangis, abrégé peut-être avec réflexion par le chroniqueur de Saint-Denis, que cette décision d'une violence inouie et toujours excusée bien qu'inexcusable, n'ait été prise dans une assemblée générale et représentative de la nation. M. Sismondi ne voit rien ici de commun avec les _Etats généraux_, et, suivant lui, ce qui prouve évidemment que les _Etats généraux_ n'ont pas une origine aussi ancienne, c'est que nul historien contemporain n'a fait la remarque d'une innovation qui pourtant auroit dû sembler de la plus haute importance. Ce raisonnement tendroit plutôt à démontrer que les Etats généraux sont de plus ancienne date; mais écoutons, en tout cas, Nangis: «_In publico parlamento_ Parisius, _Prælatis_, _Baronibus_, capitulis, conventibus, collegiis, _communitatibus_ et universitatibus _villarum regni sui_, necnon magistris in theologiâ et professoribus juris utriusque _aliisque sapientibus_ et _gravibus personis_ diversarum partium ac regnorum præsentibus, importunis denonciatorum clamoribus atque frequentibus pulsatus instantiis, rex ad concilium generale ... appellavit, appellationesque suas, die nativitatis beati Johannis Baptistæ, in horto palatii, Parisius, coram omni clero et populo palâm et publicè legi fecit.» Etc., etc. Est-ce clair? et sinon qu'on ne trouve pas ici la mention de l'_éligibilité_ sous condition de 500 francs d'impôts, ne reconnaîtrons-nous pas une chambre représentative dans ces assemblées dont se servit le roi Philippe-le Bel, une fois pour _excommunier_ le pape, les autres fois pour fonder la dette _consolidée_ de la nation envers la couronne? On me permettra d'opposer encore à l'opinion de M. Sismondi un passage très curieux de la vie de Philippe-le-Bel publiée sous le nom _de Godefroi de Paris_ par M. Buchon. Après avoir parlé de la défense faite au clergé gallican de se rendre à Rome: Lors commencièrent leur sermons A faire chevaliers, en France. Si perdirent leur audience Clers, si furent mis avant lais, Et sus divinité les lais; Les beus derrière la charrue.... Et ce fu de par Pierre Flotte Qui dedens Paris commença A sermonner; ainsois tença, Car son sermon tence sembla; Je ne sais où son tieste embla Car en Bible ne fu pas pris. Toutes voies, assés appris Avoit de sens et d'escripture Et bon sens avoit de nature. Mais l'ordre de chevalerie Ne requiert pas prescherie; Et le monde si se bistourne, Qu'il convient que clergié se tourne Du tout à fere le fet d'armes... Pourquoi la statue de _Pierre Flotte_ ne décore-t-elle pas notre _Chambre des députés?_ Du reste, vous voyez d'après ces vers que les contemporains ont fait la remarque d'_une innovation aussi importante_.] L. _Coment le message de pape Boniface fu mis en la prison le roy._ En icest an ensement, un archédiacre de Constance nommé Nicole de Bonnefaite[187], message du pape Boniface et de luy en France envoyé pour ce que le royaume supposast à entredit, si comme pluseurs l'estimoient, à Troies une cité de Champagne, au royaume de France, fu pris et mis en la prison le roy de France. En cest an ensement, Phelippe, fils le conte de Flandres Gui, qui par pluseurs ans, avec le roy de Secile Charles le secont avoit demouré, et de maintenant usant, si comme l'en disoit, de la pecune pape Boniface et de son aide, avec grant compaignie de Tyois et d'Alemans soudoiers, environ la saint Jean-Baptiste, appliqua en Flandres; duquel le peuple des Flamens accréu moult et enorgueilli, la terre du roy de France prist plus aigrement à envaïr que devant, et lors le chastel de Saint-Omer en la conté d'Artois dès maintenant voullurent asseoir. Et comme non pas sagement passoient et aloient en tour le chastel, dès leur en occistrent ceux du chastel trois mille: de la quelle chose les Flamens trop iriés et courrouciés, comme il ne peussent ilec profiter pour la forteresse du lieu, vers Terouanne, une cité du royaume de France, menèrent leur ost; laquelle au mois de juillet assistrent et consommèrent par embrasement. [Note 187: _De Bonnefaite_. Variante: _Vantant soy de bien faire_ (msc. 9650).--Je n'ai pas trouvé la mention de ce fait dans la continuation de Nangis. La _Mer des Histoires_ et Nicolas Gilles après elle, ayant suivi un mauvais manuscrit des _Chroniques de Saint-Denis_, ont fait deux individus de Nicolas de _Benefract_ et de l'archidiacre de Constance. Dupuy, Baillet et Vely ont fait, de l'archidiacre de _Coutance en Normandie_, un certain Nicolas Benefracto, domestique du cardinal Lemoine. Nicolas était plutôt de Constance, en Suisse, si l'on fait attention à la route qu'il prenoit pour arriver à Paris.] LI. _De l'ost qui fu à Péronne et retourna sans riens faire._ Et adecertes en icest an, Edouart, le roy d'Angleterre, des Escos à luy contrestans ot victoire; et lors prist toute Escoce et la mist en sa seigneurie, exceptés aucunes garnisons assises en palus et sur hautesces de montaignes, environ la confinité de la mer. Et en cest an ensement, Phelippe-le-Biau roy de France, environ le commencement du mois de septembre, proposant de rechief en sa propre personne aler contre les Flamens et ses armes prendre et guerroier-les avec un grant ost et innombrable, prist son erre, et à Pérone, un chastel de Vermendois en la confinité d'icelui[188], l'expédition de son ost assembla: mais ilec, si comme l'en dit, environné de parlement et par l'amonestement du conte de Savoie[189], jusques à la Pentecoste ensuivant trièves donnant et prenant des Flamens seconde fois, sans gloire et sans honneur des Flamens se parti. [Note 188: _D'icelui_. Du Vermandois.] [Note 189: _Avironné de parlement, etc._ «Sabaudiæ comitis maligno consilio circumventus.»] LII. _De la mort le pape Boniface._ Et en icest an ensement, quant le pape Boniface entendi les félonnies et les crimes de luy dit au concile des François, et l'appel qui fu proposé et fait des prélas, si proposa à faire un concile pour remédier à ces choses. Et pour ce qu'il ne luy fust fait injure de pluseurs qu'il avoit courrouciés et meismement des cardinals de la Colompne qu'il avoit déposés, si se douta et lors s'en ala à la cité d'Anaigne[190] dont traioit origine[191] et naissance, et sous la garde de ceux de la cité se reçut, en atraiant à lui par jour les cardinals dehors les murs, et au vespre revenant, les portes de la cité closes. Chascun jour pourchaçoit et délibéroit quelle chose seroit mieux à faire en si grant tourbe de choses: mais comme il cuidast ilec trouver seur refuge et reconfort, si fu ilec de ses adversaires maintenant assis. Et quant ceux de la cité virent ce, si mandèrent aux Romains que il receussent leur pape, aux quiels quant il furent venus, il fu tantost rendu et pris[192]: et eust été d'un des chevaliers de la Colompne deux fois parmi le corps féru d'un glaive, sé un autre chevalier de France ne l'eust contresté: mais toutes fois de ce chevalier de la Colompne en retraiant fu féru au visage, si que il en fu ensanglanté. Et comme il fu mené à Rome d'un chevalier le roy de France nommé monseigneur Guillaume de Nogaret[193], il le suivi humblement et dévotement, auquiel pape l'en dit lui avoir reprouvé et dit en telle manière: «O tu chaitif pape, voy et considère et regarde de monseigneur le roy de France la bonté, qui tant loing de son royaume te garde par moi et deffent.» Duquiel les paroles ice pape après ce ramenant à mémoire, comme il fu à Rome establi en son consistoire, la besoigne du roy de France et de son royaume commist à Mahy-le-Rous diacre-cardinal qui, selon ce qu'il seroit expédient et avenant, de la devant dite besoigne à sa pleine volenté ordeneroit. Et quant il ot ce dit, au chastel de Saint-Ange dedens Rome s'en ala et se reçut; et par le flux de ventre, si comme l'en dit, chéi en frenaisie, si qu'il mengoit ses mains, et furent oïes de toutes pars par le chastel les tonnerres et veues les foudres non acoustumées et non apparans ès contrées voisines. Celui pape Boniface sans devocion et profession de foy[194] mourut. Après laquelle chose, fu pape en l'églyse de Rome le cent quatre-vingt et dix-huitiesme[195], Benedic l'onziesme, de la nacion de Lombardie, de l'ordre des frères Prescheurs que l'en appelle Jacobins. [Note 190: _D'Anaigne_. Agnani.] [Note 191: _Dont traioit origine_. «Unde extrahebat originem.» Voici comment cette phrase est rendue dans les précédentes éditions: _La cité d'Araines où Origenes prinst naissance._] [Note 192: On voit que le vieux historiographe françois essaie de colorer la violence faite au pape par les satellites de Philippe-le-Bel. Mais pour Vely, il va jusqu'à nommer en cette occasion Nogaret: «_Le généreux françois_.» On pourroit en dire presque autant des assassins de Thomas Becquet. Il faut voir le piquant et véridique récit de tout cela dans la chronique métrique attribuée à Godefroy de Paris.] [Note 193: La maison de _La Valette_ prétend descendre en ligne droite de ce Nogaret, dont l'aïeul avoit été brûlé vif, comme hérétique albigeois; mais les preuves ont toujours semblé insuffisantes.] [Note 194: Cette opinion est mal fondée. Boniface dicta avant de mourir une profession de foi très orthodoxe. Mais l'église gallicane qui l'avoit condamné comme hérétique avoit intérêt à dire le contraire.] [Note 195: _L'art de vérifier les dates_, plus croyable ici, compte le cent quatre-vingt-neuvième.] LIII. _Coment le roy visita la terre d'Aquitaine et le païs environ._ En cest an, quant Hue le conte de la Marche fu mort, Phelippe le roy de France par son don reçut la cité d'Angoulesme avec la conté[196]. Et en cest an ensement, Phelippe-le-Biau, roy de France, tout le temps d'iver visita la terre d'Aquitaine et les provinces de Thoulouse et d'Albigois, et avironna le païs jusques à tant qu'il venist aux contrées des Narbonnois; et les courages de moult de gens tant du menu peuple comme des nobles et des barons, qui jà estoient esmeus par le conseil des mauvais, et a par un pou vouloient le roy deffier, referma en la grace de s'amour. Et pour ce que il se monstra à tous libéral, large, favorable et benigne, fu-il de eux grandement et honorablement receu, et de moult de grans dons, se il les voulsist avoir receus, rémuneré; et attrait à luy merveilleusement les cuers de tous. Et adecertes en pou de temps en amour furent envers luy trestous attrais, si que il luy promistrent loyaument en effect luy faire aide de toute leur vertu à leur propres despens contre tous les adversaires du royaume de France et meismement contre les Flamens, les quiels le roy proposoit au temps d'esté ensuivant de rechief guerroier. Et après ce que le roy fust venu à la noble cité de Thoulouse, envers aucuns frères de l'ordre des Prescheurs qui ilec estoient envoiés pour encerchier les hérites, s'éleva et esmut une complainte détestable et diffamable: car, si comme l'en disoit moult, les devant dis frères, tant nobles comme non nobles accusoient de hérésie sans cause, et les faisoient, par les seneschaux et baillis le roy ou par leur sergens, par paines en prison detenir, dont moult de fois avenoit que ceux qui donnoient pécune aux frères s'en eschapoient tantost sans estre mal mis. Des quielles félonnies faites, jasoit ce que le roy par devant ce en eust cogneu, par un noble homme appellé le Vidame de Piquegni, chevalier sage et loyal et très gentil lequel en l'an devant passé avoit ilec envoié, la vengeance à dissimulacion proloigna, jusques à tant que de plus sage et de plus sain conseil fust après ce informé. Et pour ce que le dit chevalier aucuns de prison sans la volenté des frères délivra, comme il usast de l'auctorité et légacion royal en ces parties, ces frères, en ce point non reposans[197], dénoncièrent le dit chevalier par toute la terre publiquement, et manifestement pour escommenié. Encontre la sentence des quiels, cil chevalier feit appel, et lors, la besoigne de son appel maintenant jusques à Rome ensuivi. En la persécucion d'icelle besoigne comme moult entendist, près de Perreuse où lors la court de Rome estoit fu mort[198]. Et ceste besoigne fu puis menée devant le pape Benedic, et fu trouvé que les dis frères enquisiteurs des bougres et herites, estoient faussement encusés de la procuracion des dis bougres, et fu trouvé que le dit Vidame de Piquegni, en donnant faveur aux dis bougres contre droit et contre les ordenances de l'églyse de Rome, avoit brisié les prisons et délivré pluseurs bougres, pour quoy il fu dénoncié pour escommenié par le commandement du pape. [Note 196: _Par son don_. C'est-à-dire par l'effet d'une interprétation fort arbitraire donnée aux anciennes dispositions du précédent comte de la Marche, Hugues XIII de Lusignan. Nos historiens ne manquent jamais de colorer de motifs plausibles les usurpations de nos rois sur les grands vassaux de leur couronne.] [Note 197: _En ce point non reposans_. «Inquisitoribus præfatis, id indigné ferentibus.»] [Note 198: La fin de cet alinéa n'est pas traduite de la continuation de Nangis.] LIV. _De la bataille du convers et du diable._ [199]En cest an meisme, le samedi devant Noël, un convers du val de Sarnay, de l'ordre de Cistiaux, lequiel avoit nom Adam et estoit gouverneur d'une granche qui est appellée Croches assez près de Chevreuse; le quiel Adam se leva devant le jour, le devant dit samedi, nonobstant qu'ilcuidast vraiement qu'il fust jour, et commença à chevauchier et estoit avec luy un varlet à pié. Et quant il ot un pou chevauchié, il vit le diable visiblement en quatre ou cinq formes, assez loing de la dite granche. Et ainsi comme il chevauchoit en disant ses oroisons acoustumées en lieu de matines et de heures, il vit devant soy ainsi comme un grant arbre au chemin par le quiel il aloit; et luy sembloit que le dit arbre venoit bien hastivement à l'encontre de luy. Adonc commença son cheval à frémir et estre ainsi comme demi forsené, par telle manière que à paine le povoit-il mener droite voie: et d'autre part son varlet commença à frémir et à héricier, et avoit très grant horreur, en telle manière que à paine se povoit-il soustenir sur ses piés né après son maistre aler. Si commença le dit arbre à approuchier du dit convers, et, quant il fu un pou près de luy, il luy sembla qu'il estoit brun et ainsi comme couvert de gelée blanche. Comme il le regardoit, il va cheoir emprès luy en telle manière que oncques ne toucha à luy: mais très grant puantise et corrupcion du dit arbre issi. Lors aperçut le dit convers que ce estoit le diable qui luy vouloit nuire; adonc commença à appeller la benoicte vierge Marie le plus dévotement qu'il pot. Si avint, assez tost après qu'il se fust recommendé à Nostre-Dame, qu'il commença à chevauchier moult lentement comme homme espoventé; si vit de rechief le diable qui chevauchoit après luy à son destre costé, et estoit environ deux piés près du dit convers en forme de homme, et ne parla oncques à luy. Adonc ledit convers prit en soy hardiesce, et parla au diable et dist en celle manière: «Meschant, coment es-tu si hardi de moy faire assaut en ceste heure, que mes frères chantent matines et loenges[200], et prient, pour moy et pour les autres frères qui ne sont pas présens, Dieu et la benoicte vierge Marie, à la quielle ceste benoicte journée de samedi est appropriée? Dépars toi, car nulle partie n'as en moy, pour ce que à la Vierge sergent me suis voué.» Lors le diable en pou d'espace se désapparu. Tiercement luy apparu le diable en forme d'un homme de très grant estature, mais il avoit le col gresle et menu, et estoit emprès luy: et lors le convers qui moult se courrouça de ce qu'il luy faisoit tant de molestes et empeschemens, prist un petit glaive qu'il portoit, et le commença à férir forment; mais son cop fu aussi vain comme s'il eust féru un drapel pendu en l'air. De rechief et quartement apparu le diable au dit frère Adam, en habit d'un homme noir né trop grant né trop petit, ainsi comme sé ce fust un moine noir, ses ieux gros et resplandissans ainsi comme deux chauderons de cuivre nouvellement esclaircis, ou nouvellement dorés: adonques le dit convers qui jà estoit moult lassé et troublé de l'ennui que le diable luy faisoit, si se pensa qu'il le ferroit en l'un de ses ieux; adonc il esma[201] son cop pour le férir; mais le chaperon luy chéi devant ses ieux, si perdi son cop. [Note 199: Ce chapitre n'est pas dans la continuation de Nangis. _Le Val de Sernay_ est entre Rambouillet et Chevreuse.--On remarquera d'ailleurs, à compter d'ici, que notre chronique prend une autre allure, et révèle, non-seulement un meilleur écrivain, mais un écrivain original.] [Note 200: _Loenges_. Laudes.] [Note 201: _Esma_. Mesura.] De rechief luy apparu le diable en forme d'une diverse beste et avoit les oreilles larges comme un asne. Adont dit le varlet du convers à son maistre: «Sire, j'ai oï dire que qui feroit un grant cercle, et mettroit au milieu et tout environ le signe de la croix, le diable n'i oseroit approchier. Ce meschant ci vous fait trop de moleste: si vous conseille que vous faciez ce que je vous dis.» Adonc le convers prist son petit glaive qu'il portoit à son costé, au quiel glaive avoit un fer taillant de deux costés et fist un cercle, et fist au milieu et en tour le dit cercle le signe de la croix; et dedens le dit cercle fist entrer son cheval et son varlet, et se mist le dit convers à pié encontre le diable, et luy commença à dire moult de laides parolles et de reproches, et en la fin il luy cracha au visage. Lors le diable mua ses grans oreilles en cornes, et sembloit que ce fust un asne cornu. Quant le convers ot ce apperceu, si luy voult coper une de ses cornes et le féri, mais son cop rebondi ainsi comme s'il eust féru contre une pierre de marbre, et ne luy fist nul mal. Lors le varlet du convers dit à son maistre: «Sire, faites en vous le signe de la croix.» Et adonc se signa ledit convers, et tantost le diable en semblance d'un gros tonniau roullant, vers une ville qui estoit appellée Mollières[202] qui assez près estoit d'ilec, s'en ala; et ne le vit plus le dit convers. Lors se prist le dit convers à cheminer, car il estoit jà jour cler, et s'en vint à son abbé au mieux qu'il pot, le quiel estoit à l'une des granches avecques autres abbés de leur ordre; et là estoit mandé le dit convers de son abbé pour disner avec luy. Et là vint le dit convers assez matin, et leur conta l'aventure qui leur estoit avenue. Si raconte cestui qui fist ceste cronique et qui fu présent quant le dit convers fist foy et serement devant les abbés de son ordre, que ce qui par avant est escript luy estoit avenu en la forme et manière que il le dénonçoit. Et si tesmoigne ceslui qui fist ceste cronique qu'il scet bien le lieu et qu'il vit le cheval qui par avant estoit paisible et débonnaire, et depuis il estoit ainsi comme tout impétueux et demi forsené. Toutes les quielles choses furent confessées et tesmoigniées par le serement du dit varlet qui estoit avec le dit convers quant ces choses luy avindrent. Et fallut que le dit commis fust despouillié de la robe qu'il avoit vestue, tant puoit, et qu'il fust revestu de l'une des robes aux autres frères[203]. [Note 202: _Mollières_. Aujourd'hui _Les Mollières_, à deux lieues de Chevreuse.] [Note 203: Cette légende bizarre et précieuse, surtout par la mention exacte qu'il nous donne du lieu de la scène, a de plus le mérite de nous prouver d'une façon irrécusable que cette partie des Chroniques de Saint-Denis est l'ouvrage d'un écrivain contemporain.] Et en ce meisme an, Guillaume le fils au conte de Haynaut et Gui évesque de Trajette[204], son aïeul[205], furent desconfis des Flamens; les quiels avoient occupé une grande partie de Gerlande: et fu le dit évesque pris, et le dit Guillaume se sauva en un chastel. [Note 204: _Trajette_. Maestricht. «Trajectensis episcopus.»--_Gerlande_ pour Zélande.] [Note 205: _Son aïeul_. «Patruus.»] LV. ANNÉE 1304 _Du conte de Flandres et de son fils qui furent menés en Flandres._ Et en cest an ensement, Gui le conte de Flandres et Guillaume son fils des lieux où il estoient en garde furent délivrés et furent envoiés en Flandres pour le peuple apaisier; mais il ne le pot estre fait. Et pour ce que tousjours en la haine des François montoit le fol orgueil des Flamens, s'en revindrent arrière aux lieux de leur garde le devant dit Gui et son fils sans riens faire. Et en cest an ensement, environ la purification de la benoicte vierge Marie, la fille Gui conte de Flandres, qui à Paris estoit tenue noblement en garde, mourut. En cest an ensement, Regnaut Giffart abbé de Saint-Denis en France, en la veille de la saint Grégoire[206] mourut: après lequel le prieur d'icelui lieu de la nacion de Pontoise fu abbé. [Note 206: Le 12 février 1304.--Son successeur fut Gilles de Pontoise.] LVI. _De la fausse beguine qui se faignoit estre de saincte vie._ L'an mil trois cent et quatre rassembla le duc Guillaume de Haynaut tout son povoir et se combati contre les Flamens en la terre de Gerlande et les vainqui, et si en mist à mort grant multitude. Et en ce meisme an habitoit en Flandres une femme fausse prophète, la quielle estoit en habit de beguine, et faignoit estre femme de saincte vie, et demouroit avec les béguines et faignoit aucunes révélacions fictives et plaines de mensonges par les quielles le roy, la royne et meismement les nobles de France elle trompa; et especiaument en ce temps que le roy de France avoit empensé d'aler combatre les Flamens. Et encore fist-elle tant que, à la requeste des Flamens, Charles conte de Valois, le quiel retournoit de Secile, voult faire empoisonner par un jeune homme que elle luy envoia malicieusement. Mais quant Charles oï parler de celle femme, il la fist prendre et mettre en gehenne, et lui fist faire du feu ès plentes des piés, et adonc confessa sa mauvaistié si comme l'en disoit. Et lors la fist ledit messire Charles mener en prison à Crespi en Valois, et là fu une pièce de temps; mais en la fin il la laissa aler. Et en cest an, Jehan de Pontoise abbé de Citiaux se démist du gouvernement de ladite ordre, pour ce que l'en disoit que il ne s'estoit voulu consentir aux appiaux[207] lesquiex avoient esté fais à Paris contre le pape. Car il luy sambloit véritablement et se doubtoit moult que par le roy ou ses menistres dommage ne fust fait à ses frères en la temporalité, et pour ceste cause il se démist. [Note 207: _Aux appiaux_. «Appellationibus.» On ne peut donner trop d'éloges à la conduite de ce digne abbé de Citeaux.] Et en ce mesme an, le dimenche devant la Nativité monseigneur sainct Jehan Baptiste, furent mises seurs de l'ordre des frères Prescheurs à Poissi, en la dyocèse de Chartres, en une églyse[208] nouvellement édifice du roy Phelippe en l'onneur du glorieux confesseur monseigneur sainct Loys jadis roy de France. [Note 208: _En une église_. «Monasterio.»] Et en cest an, mut une très grant dissencion entre l'Université et le prévost de Paris. Car le dit prévost avoit fait prendre par commandement un clerc et le fist mettre en prison, et puis tantost pendre au gibet: adonc cessa la lecture de toutes les facultés à Paris jusques à tant que par commandement du roy, le dist prévost l'amendast à l'Université et que il leur eust fait satisfaction; et fallut que le dit prévost alast à Avignon pour soy faire absoudre; et environ la feste de Toussains recommencièrent les lectures[209]. [Note 209: Cet événement qui fait si bien connoître la sage étendue des priviléges de l'ancienne Université ne nous est connu que par les chroniqueurs de Saint-Denis. Fleury et Vely, d'après du Boulay, nomment l'écolier pendu _Philippe Barbier_, et le font natif de Rouen. Cependant je lis dans une chronique manuscrite conservée à la B. R. sous le nº 4641-B., et présentant l'histoire des années 1270 à 1353, le passage suivant: «Pou avant l'an 1304, furent pendus _les enfans de la bourgeoise de Paris_, et, celle heure, fu tué Gervaisot Pidoe, et autres. Si fist le prévost, bien pou après, despendre un des enfans qui estoit clerc.»] Et en ce mesme an, en la veille des apostres sainct Pierre et sainct Pol, furent assemblés en l'églyse Nostre-Dame de Paris grant quantité de prélas et de clergié tout de par le roy mandés. Et là furent leues, de par le roy, lettres papales ès quelles, entre les autres choses, estoit contenu: que le pape Bénédic, jà soit ce que sur ce de par le roy n'eust esté requis, absolvoit le roy, la royne, les enfans, les nobles, le royaume, et tous les adhérens, de toute sentence de escomeniement et d'entredit, sé aucune, en eux ou en l'un de eux, avoit esté gettée par le pape Boniface en quelque manière; et avec ce il donnoit au roy les dismes des églyses du royaume jusques à deux ans; et encore luy donna-il les annuelles jusques à trois ans au royaume de France pour ses guerres soustenir: et avec ce luy donna-il l'auctorité que le chancelier de Paris peust licencier les maistres en théologie et en décret; laquelle auctorité le pape avoit réservée par devers soy, si comme l'en disoit. Et en ce meisme an, le pape Bénédic moru à Peruse ès nones de juillet. Si avint que les cardinals n'entendirent pas à l'eslection, mais la targièrent au plus qu'il porent: mais on les fist enclorre, selon la décrétale du pape Grégoire X. Si procurèrent frauduleusement tant que l'en leur administrent vivres occultement et ainsi targa l'élection du pape jusques près d'un an. Et en ce meisme an, Gui de Namur, fils de Gui conte de Flandres, fu pris en bataille de navires par Guillaume fils du conte de Haynau et par la gent le roy de France qui députés estoient à la garde des voies de la mer et des pors d'icelle. LVII. _De la bataille de Mons en Peure[210]: coment les Flamens furent desconfis._ [Note 210: _Mons en Peure_. «Apud Montem qui dicitur _in Pabulla_.» Toutes les anciennes leçons nomment ainsi _Mons-en-Puelle_.] En ce meisme an ensuivant, Phelippe-le-Biau, roy de France, tierce fois après le rebellement de ceux de Flandres, à Mons en Peure au moys d'aoust assembla contre eux grant ost. Adonc, comme à un jour du moys dessus dit, de convenance et d'acort fait de l'une partie à l'autre[211] déussent venir à bataille, ceux de Bruges et les autres Flamens, dès maintenant leur armes prises, toutes leur charrètes, leur charios et leur autre appareil batailleureux tout entour eux espessement et ordenéement mistrent, pour ce que nul ne les peust trespercier ne envaïr sans grant péril. Et lors de toute pars les François comme il deussent entrer en bataille, je ne sai par quel parlement, eux ainsi avironnés, sans bataille et sans aucun assaut jusques vers vespres se tindrent. Et adecertes pluseurs cuidoient, pour les messages d'une part et d'autre entrevenans, que paix fust du tout faicte et fermée; et pour ce se départirent et espandirent çà et là en aucune manière, non cuidans en ce jour plus avoir bataille[212]. Lors les Flamens ce apercevans soudainement s'esmurent, et vindrent jusques aux tentes du roy; et fu le roy si près pris que à paines pot-il estre armé à point; et ainsois que il peust estre monté sur son cheval, pot-il véoir occirre devant luy messire Hue de Bouville chevalier[213], et deux Bourgois de Paris, Pierre et Jaques Gencien, les quiels pour le bien qui estoit en eux estoient prochains du roy[214]; mais quant il fu monté, très fier et très hardi semblant monstra à ses anemis. [Note 211: C'est-à-dire: D'un commun accord.] [Note 212: Le msc. du Suppl. Fr., nº 218, offre ici de précieuses variantes: «Et comme adoncques, toute jour, jusques vers l'eure des vespres nos François ainsi feussent, les Flamens connurent par leur espieurs que le roy de France feust en un lieu avec pou des siens, atendant eux venir humbles et bienveillans, lequiel n'estoit du tout armé, et encore n'avoit son chief armé ... Lors à une grant multitude de compagnies de Flamens vindrent au roy isnelement et l'assaillirent. Et ilec Pierre Gencien et Jaques Gencien bourgois de Paris, armés des armes royaux, qui avoient aidié à armer le corps le roy, et monseigneur Hue de Bouville chevalier, à mort du tout en tout aux piés le roy accraventèrent, et pluseurs autres ensement occisrent, cuidans le roy occire ... Adonc le roy ce aperceut: si monta tantost en son cheval et son chief arma isnelement, et ès Flamens viguereusement et asprement du tot en tot s'embati; et quanques à ycelle empointe, à s'encontre, des Flamens venoient, yceux à mort de toute part acraventoit.»] [Note 213: _Chevalier_. «Militem suum secretarium.] [Note 214: «Fratres, qui pro suæ fidelitatis industriâ, regi semper adstabant.»] Adonc le roy ainsi noblement soy contenant, François ce aprenans qui jà ainsi comme d'une paour se vouloient dessambler et départir, pour le roy secourre isnelement se hastèrent, et du tout en tout à la bataille s'abandonnèrent, et crièrent ensamble: _Le roy se combat! le roy se combat!_ et ainsi la bataille constraingnant et de toutes pars croissant, Charles conte de Valois, Loys conte d'Evreux frères Phelippe le roy de France, Gui conte de Sainct-Pol, Jehan conte de Dammartin, nobles chevaliers et autres grans maistres, pluseurs contes, ducs et barons et chevaliers, avec les autres nobles compaignies à pié et à cheval, ès Flamens lors isnelement se plungièrent et embatirent, et vers le roy se traistrent. Lors adonc iceux nobles, estant avec leur noble et forte compaignie à pié et à cheval, la bataille entre eux merveilleuse, forte et aspre fu faicte; mais les Flamens du tout en tout furent rués jus et acraventés, et de eux fu faicte grant occision et mortalité, et si grant abatéis qu'il ne porent plus arrester. Mais la fuite commencièrent très laide et très honteuse, délaissans charrètes et charios et tout leur appareil bataillereux. Et adecertes, pour voir, sé la nuit oscure venant n'eust la bataille empeschiée, pou de si grant nombre de Flamens en fust eschapé que mors du tout en tout ne fussent. Et ainsi, la bataille parfaicte et fenie, nostre roy Phelippe, noble batailleur, à torches de cire alumées, de la bataille s'en revint aux tentes avec sa noble chevalerie. Et ainsi comme il fu dit pour voir, sé cil roy de France Phelippe-le-Biau ne se fust contenu si noblement ou si vertueusement, ou sé en aucune manière il eust montré la queue de son cheval aux Flamens pour soy en retourner, tout l'ost des François eust ramené ainsi comme à néant, ou, par aventure, desconfit. Adecertes en celle bataille des Flamens fu occis un noble chevalier et le chief ot copé Guillaume de Juilliers[215], noble chevalier, et luy copa Jehan de Dammartin, et pluseurs autres grans Flamens, et de menu peuple grant multitude y furent occis, à par un pou jusques à trente six mille[216]. Et aussi en celle bataille, le conte d'Aucuerre, noble chevalier françois, par la très grant chaleur qui ilec estoit, fu estaint de soif[217]. Et ainsi Phelippe-le-Biau roy de France en l'an de son règne dix-huit, à Mons en Peure en Flandres, usant de l'aide de Dieu, de ces Flamens, sans grant péril de luy meisme, loable victoire en rapporta; et à Paris environ la Sainct-Denis, à grant joie et inestimable revint. [Note 215: _Guillaume de Julliers_. «Comitis Flandrensis nepos ex filiâ, totius exercitùs dux et capitaneus principalis.» Le continuateur de Nangis ne dit pas qu'il ait eu la tête coupée.] [Note 216: _Trente-six mille_. Ainsi portent le plus grand nombre des manuscrits. Cependant le nº 218 porte _deux mille_; c'est trop peu sans doute.] [Note 217: _Estaint de soif_. «Illic autem de nostris Guillermus comes Autissiodorensis et Ancellus comes, dominus Caprusiæ (seigneur de Chevreuse), vir fidelis ac strenuus, probatæ militiæ, regis vexillifer seu deferens auriflammam, extincti, ut creditur, calore nimio vel etiam pressurâ.»] Et en cest an, au moys de décembre, les os de Robert, jadis conte d'Artois, lequel avoit esté tué en Flandres, furent aportés à Pontoise, et en l'églyse de Maubuisson près Pontoise furent enterrés. Et en ce meisme an, après Noel, l'en commença à traictier en parlement à Paris de la paix des Flamens, mais il n'i ot rien consommé né parfait. LVIII. _De la mort la royne Jehanne, femme Phelippe le roy de France._ En cest an ensement, au moys de février, le conte Gui de Flandres, en la prison le roy de France détenu, moru à Compiègne, et par le congié du roy fu son corps porté en Flandres, et en Marquete[218] avec ses ancesseurs fu enterré. Et en ce meisme an, Blanche, duchesse d'Austrie, seur du roy de par son père, laquelle avoit un fils du duc, fu empoisonnée par le dit duc, si comme l'en disoit, et moru au moys de mars. Et en cest an ensement, moru Jehanne royne de France et de Navarre, femme de Phelippe-le-Biau, et en l'églyse des frères Meneurs fu honnorablement enterrée. Et fu vraiement si chière année et si chier marchié de blé que le sextier de froment valoit cent sols parisis, de la foible monnoie decourrant lors à Paris et ailleurs; et dura la chierté près d'un an. Et en cest an ensement, Edouart le viel roy d'Angleterre moru, après lequel fu couronné en roy Edouart son fils le jeune, lequel, après un pou de tems passé, prist à femme Isabel la fille le roy Phelippe de France. [Note 218: _Marquete_. «Marquetæ.» Ou _Marque_, près de Lille.] LIX. ANNÉE 1305 _Du couronnement le pape Climent._ L'an de grace après ensuivant mil trois cens et cinq, entre le roy de France et les Flamens fu faicte une composicion de paix, laquelle toutes fois dura petit: et lors Robert de Béthune et Guillaume son frère, fils le conte de Flandres en l'an précédent trespassé, de la prison le roy furent délivrés. Et après pape Bénédic, le cent quatre vingt et dix-neuviesme pape Climent le Quint, présent le roy de France Phelippe-le-Biau et ses deux frères Charles conte de Valois et Loys conte d'Evreux et moult d'autres contes, princes, dux et barons, chevaliers, abbés, évesques, arcevesques et cardinals, à la cité de Lyon sur le Rosne fu sacré et couronné de dyadème papal. Et lors pour la très grant multitude de gent qui sus un viex mur estoient assemblés pour le dit pape véoir chevauchier par la cité, le viel mur chéi, dont le bon duc de Bretaigne la mort l'acraventa, dont ce fu pitié, doleur et dommage. Et en cest an ensement, Loys, l'aisné fils le roy Phelippe-le-Biau, espousa Marguerite l'aisnée fille au duc de Bourgoigne. Et eu cest meisme an, le roy si fist cesser et apaisier une très grant dissencion qui estoit menée entre le duc de Brebant et le conte de Lucembourc, pour cause de la terre de Louvain. Et en cest an ensement, mut une très grant dissencion à Biauvais entre l'évesque Symon et le peuple de la cité, en telle manière que le dit évesque n'osoit seurement entrer en la cité. Pour laquelle cause le dit évesque fist aliances à nobles hommes, car il estoit noble homme, contre ceux de la cité, et fist tant qu'il prist aucuns bourgois par aguet. Quant le roy sot ce, si manda l'une partie et l'autre, et leur fist commandement qu'il se cessassent, et les fist le roy punir, car il avoient moult excédé l'une partie contre l'autre. En ce meisme an fu très grant sécheresce en France. En ce meisme an, avant que le roy se partist de la court pape Clément, le dit pape luy ottroia le chief de monseigneur sainct Loys son aïeul, pour mettre en sa chapelle, et une de ses costes pour mettre en la principale églyse de Paris: et avec ce, le pape luy ottroia que Jaques et Pierre de la Colompne frères et jadis cardinals, les quiex le pape Boniface avoit dégradés de leur cardinalité, fussent en leur premiers estas restitués; et encore luy ottroia-il, en récompensacion des despens qu'il avoit fait en la guerre de Flandres, le disiesme des églyses et les annuels jusques à trois ans. Et encore ottroia le dit pape au roy et à ses frères que des bénéfices premiers vacans au royaume de France, il en péussent pourveoir leur chapelains et leur clers. Et le roy promist que la monnoie qui estoit foible, il la metroit en bon estat et convenable au miex que bonnement le pourroit faire. Et en cest an, le pape Climent fist dix cardinals nouviaux, outre le nombre qui par avant estoit; des quiex il en envoia les deux à Rome de par luy, pour garder la dignité sénatoire. Il déposa l'évesque d'Arras, et si déposa l'évesque de Poitiers, et si donna à l'évesque d'Imelin la patriarché de Jérusalem: et si fist plaine grace aux povres clers, et les pourvoia de bénéfices, selon ce que le mérite de la personne le requéroit. Et le roy de France s'en retourna de Lyon, après Noel, en France. Et cest an meisme le pape se parti de Lyon, environ la purification Nostre-Dame, et s'en ala vers Bourdiaux; et là furent faictes moult de maux et de roberies aux églyses tant layes comme de religion, par luy et par ses menistres; dont il avint, si comme l'en disoit, que frère Gile l'Augustin arcevesque de Bourges, fu mis à si grant povreté que il par nécessité fu contraint à prendre les distribuions cotidiennes si comme un des simples chanoines, et hantoit les heures de l'églyse. Et en ce meisme an, Robert duc de Bourgoigne moru à Vernon au moys de mars, duquel le corps fu porté en Bourgoigne, si comme il l'a voit ordenné en son vivant, et fu enterré à Cistiaux. LX. ANNÉE 1306 _Coment le chief monseigneur sainct Loys fu aporté à la ville de Paris._ En l'an de grace après ensuivant mil trois cent six, le chief de sainct Loys, jadis roy de France, sans les gencives et le menton et une de ses costes, du roy de France Phelippe-le-Biau et de pluseurs évesques et arcevesques, de l'ottroy du souverain évesque pape Climent, en biaux vaissiaux d'or aornés de pierres précieuses, furent de Sainct-Denis transportés à Paris: et la coste en la mère églyse Nostre-Dame de Paris, et le chief en la chapelle du palais du roy, à grant joie et à grant feste de la gent de Paris demenée, le jour d'un mardi devant la feste de la Penthecouste, furent honnorablement et noblement mis. Et en cest an meisme, tous les Juis du commandement du roy Phelippe furent du royaume de France, environ la Magdalaine, chaciés, déboutés, et essiliés; et tout le leur pris et mis en la main le roy. Et en cest an, Phelippe le second fils du roy de France, qui puis après fu conte de Poitiers, Jehanne l'aisnée fille au duc de Bourgoigne espousa. LXI. _Coment le commun de Paris s'esmut._ Et adecertes en cest an meisme à Paris, pour les louages des maisons des bourgois de Paris qui vouloient prendre du peuple bonne monnoie et forte qui alors estoit appellée[219] grant dissencion et descort mut et esleva. Et lors s'esmurent pluseurs du menu peuple, (si comme espoir[220] foulons et tisserans, taverniers et pluseurs autres ouvriers d'autres mestiers); et firent aliance ensemble, et alèrent et coururent sus un bourgois de Paris appellé Estienne Barbète[221] duquel conseil, si comme il estoit dit, les louages des dites maisons estoient pris à la bonne et forte monnoie, pour laquelle chose le peuple estoit esmeu et grevé. Et lors le premier jeudi devant la Tiphaine envaïrent et assaillirent un manoir du devant dit bourgois Estienne qui estoit nommé la Courtille Barbète[222], et, par feu mis, le dégastèrent et destruirent; et les arbres du jardin du tout en tout corrompirent, froissièrent et debrisièrent. Et après eux départans, à tout grant multitude d'alans à fusts et à basions, revindrent en la rue Sainct-Martin et rompirent l'ostel d u devant dit bourgois[223], et entrèrent ens efforciement, et tantost les tonniaux de vin qui au celier estoient froissièrent, et le vin espandirent par places: et aucuns d'eux d'icelui vin tant burent qu'il furent enyvrés. Et après ce, les biens meubles de la dite maison, c'est asavoir coutes, coissins, coffres, huches, et autres biens froissièrent et débrisans par la rue en la boue les espandirent, et aux coutiaux ouvrirent les coutes, et les orilliers traiant contre le vent despitement getèrent, et la maison en aucuns lieux descouvrirent, et moult d'autres dommages y firent. Et ice fait, d'ilec se partirent et retournèrent traiant vers le Temple au manoir des Templiers où le roy de France estoit lors avec aucuns de ses barons, et ilec le roy assistrent si que nul n'osoit seulement entrer né issir hors du Temple; et les viandes que l'en aportoit pour le roy getèrent en la boue, laquelle chose leur tourna au derrenier à honte et à dommage et à destruiment de corps. Après ce, par le prévost de Paris, si comme l'en dist, et par aucuns barons, par soueves paroles et blandissemens apaisiés, à leur maisons paisiblement retournèrent; des quiex par le commandement le roy pluseurs, le jour e nsuivant, furent pris et mis en diverses prisons. Et en la vigile de la Tiphaine, par le commandement du roy, espéciaument pour sa viande que il luy avoient espandue et gettée en la boe, et pour le fait du dit Estienne, vingt-huit hommes, aux quatre entrées de Paris[224], c'est assavoir: à l'Orme par devers Sainct-Denis faisant entrée, furent sept pendus; et sept devers la porte Sainct-Antoine faisant entrée, et six à l'entrée devers le Roule vers les quinze vint Aveugles faisant entrée, et huit en la partie de Nostre-Dame-des-Champs faisant entrée, furent pendus. Les quiex, un pou après ce, des ormes[225] remués et ostés, en gibés nouviaux fais, eu chascune partie et entrée, de rechief furent tous pendus et mors; laquelle chose envers le menu peuple de Paris chei en grant doleur. [Note 219: _Qui alors estoit appellée_. Ainsi portent tous les manuscrits, excepté le nº du Sup. fr. 218, où on fit: _Qui alo estoit appellée_. Et je crois que c'est la seule bonne. _Alo_ pour _aloi_, monnoie d'_aloi_. Il faut savoir que Philippe-le-Bel avoit depuis onze ans laisse déprécier les monnaies, et permis à ceux qui en affermoient l'entreprise d'en altérer le titre. L'abus devint si grand, qu'il fallut songer à y remédier: il fit donc rétablir l'ancien titre de la monnoie publique, qu'il appella d'_aloi_, mais sans retirer de la circulation la monnoie altérée. Dès lors on conçoit que les créanciers voulussent tous être payés en forte monnoie, et que les débiteurs réclamassent le droit d'acquitter en mauvaises pièces les obligations qu'ils avoient contractées sous l'influence de ces mauvaises pièces. De là la querelle.] [Note 220: _Espoir_. _Je suppose_.--Ce récit est bien plus complet que celui de Nangis.] [Note 221: _Estienne Barbète_. «Civem Parisius divitem ac potentem, civitatisque viarium.»] [Note 222: _La Courtille Barbète_. Située dans la rue Vieille-du-Temple, et bornée alors d'un côté par la _Porte-Barbette_, de l'autre par la _rue de la Perle_. Le chemin qui faisoit suite à la rue Vieille-du-Temple, au-delà de la Porte-Barbette, se nomma plus tard, du nom de cette maison, _rue de la Courtille-Barbette_.] [Note 223: Il étoit situé près de l'église de Saint-Martin-des-Champs, suivant le texte du continuateur de Nangis qui passe sous silence le pillage de la Courtille-Barbette: «Primitus domum suam quam extra portas habebat civitatis suburbio juxta S.-Martinum de Campis depredari festinant.»] [Note 224: _Aux quatre entrées de la ville_. Variantes du nº 218 Sup. fr.: _Aux quatre ormeaux des quatre entrées de la ville._] [Note 225: _Des ormes_. De cet usage de pendre aux ormes qui ombrageoient l'entrée des portes, ne peut-on pas tirer l'origine du proverbe: _Attendez-moi sous l'orme?_ Pour moi, je n'en fais aucun doute. Nangis, ici plus clair et peut-être plus exact, dit: «Plures etiam ex ipsis qui in facto magis culpabiles fuerant, foris portis civitatis ad vicinas eis arbores, necnon patibula ad hoc de novo specialiter illic facta, præcipuè ad majores et insigniores introitus suspendi fecit.» Une vieille chronique de 1270 à 1353 déjà citée porte: «Pluseurs gens de Paris alèrent rompre les portes de la maison dudict Estienne, à force de charetes aculées et autrement, et deffonçoit l'en les tonniaus et les queues tout plains de vin, et gettoit l'en en la rue à val ses monnoies d'or et d'argent et de vaisselle d'or et d'argent... Mais tout ce fait fu vengié; car de tous les mestiers de Paris, il ot pendu, à nouviaus gibets que le roy fist fère aux quatre portes de Paris, plus de quatre-vins personnes...» (Msc. 4641-B.)] Et en ce meisme an, Edouart fils Edouart roy d'Angleterre, si ala contre les Escos qui avoicnt institué sur eux Robert de Brus à estre leur roy; si fu vaincu, et y ot moult grant quantité de ses gens pris et mors. Et en ce meisme an, le roy Phelippe voult muer sa monnoie en fort, qui longuement avoit esté foible par l'espace de onze ans: et valoit le petit flourin trente six sols de la foible monnoie. Si fist crier par tout son royaume, environ la Nativité sainct Jehan-Baptiste, que toutes réceptes de revenues et tous paiemens de contras, depuis la Nativité Nostre-Dame ensuivant, se féissent à forte monnoie selon ce que elle couroit au tems de monseigneur sainct Loys; pour laquelle chose pluseurs du peuple furent moult forment troublés. Et en ce meisme an, au tems d'iver, il ot si grant habondance d'iaues ès fleuves, et avant qu'il peussent descroistre il furent si forment gelés, que quant ce vint au desgeler tant maisons, pons, comme moulins trébuschièrent et despecièrent: et adonques au port de Grève[226] à Paris moult de nefs chargiées de diverses marchéandises périrent et tout ce que dedens estoit. Et en ce meisme an, le pape Climent au moys de mars ou environ s'en ala à Poitiers et les cardinals avec luy; et là fu la court par l'espace de seize moys ou environ. Et en ce tems fu un faux prophète qui avoit non Dulcinus, lequel faignoit mener saincte vie en habit de béguin, mais il estoit très faux prophète: car il maintenoit que si comme le père au tems de la loy de nature ou de Moyse régnoit par puissance qui à luy est approprié; et le fils, au tems de l'advènement Jhésuchrist par sapience jusques à l'advènement du Sainct-Esperit; ainsi de l'advènement du Sainct-Esperit jusques en la fin, celuy meisme Sainct-Esperit qui est amour par débonnaireté règne et régnera pardurablement: et en telle manière que la première loy fu de justice et de rigor; la seconde loy de sapience; la tierce maintenant est d'amour et de débonnaireté et de charité. Et quelconque chose est demandée au nom de charité, meismement de demander à une femme au non de charité qu'on habite à elle charnelment, elle ne me le puet refuser sans péchié, mais le me doit ottroier, et si ne fera point de péchié. Laquelle chose samble très mauvaise à tout catholique: et autrefois fu ceste hérésie semée par Amauri de Leve, emprès Monfort, au temps de Phelippe le Conquérant, l'an mil deux cent douze, duquel parle une décrétale qui se commence: _Nous condamnons et_, etc. [Note 226: _Port de Grève_. «In portu Graviæ.» Ce port n'est pas mentionné dans l'importante publication de M. Géraud, _Paris sous Philippe-le-Bel_, ni dans la carte qui y est jointe.] Cestui Dulcinus se mist en une montaigne vers Verseilles, et là cuida avoir trouvé moult seur refuge: mais il fu pris de l'évesque de la cité et des crestiens, et fu mis en prison, et puis fu baillié au pape pour le punir; et lors y ot trouvé de ses complices environ deux cens, les quiex furent tous mis à mort. Et en cest an, Edouart roy d'Angleterre lequel estoit jà moult d'aage, prince caut et sage, et en ses batailles moult fortuné, le trente-cinquiesme an de son règne moru; auquel succéda au royaume d'Angleterre et en la seigneurie de Ybernie son fils de la contesse de Pontieu[227], qui avoit à non Edouart: et toutes voies avoit-il trois enfans de Marguerite sa femme seur du roy de France, laquelle le seurvesqui; desquiex le premier avoit non Thomas de Cornubie[228], et il en ot la contée. [Note 227: _Pontieu_. «Ex comitissâ Pontivi.» Éléonore, première femme d'Édouard, infante de Casillle et comtesse de Ponthieu.] [Note 228: _Cornubie_, ou Norfolk.] LXII. ANNÉE 1307 _Du couronnement le roy de Navarre._ L'an de grace ensuivant mil trois cent et sept, Loys l'ainsné fils du roy Phelippe-le-Bel, en roy de Navarre fu couronné à Pampelune. LXIII. _Des Templiers qui furent pris par tout le royaume de France._ En cest an ensement, tous les Templiers du royaume de France, du commandement de celui meisme roy de France Phelippe-le-Bel, et de l'ottroi et assentement du souverain évesque pape Climent, le jour d'un vendredi après la feste saint Denis, ainsi comme sus le mouvement d'une heure[229], souppeçonnés de détestables et horribles et diffamables crimes, furent pris par tout le royaume de France, et en diverses prisons mis et emprisonnés. [Note 229: «Quasi sub ejusdem horæ momento.»] Et en cest an, Charles le mainsné fils Phelippe le roy de France, qui puis fu conte de la Marche, Blanche l'autre fille du conte de Bourgoigne espousa. L'an de grace mil trois cent et sept dessus dit ensuivant, le roy de France Phelippe se parti environ la Penthecouste pour aler à Poitiers parler au pape et aux cardinals: et là furent moult de choses ordenées par le pape et par le roy, et especiaument de la prise des Templiers. Et manda le pape aux maistres de l'Ospital et du Temple qui souverains estoient en la terre d'Oultre-mer, expressement, qu'il se comparussent personnellement à certain temps à Poitiers devant luy. Lequiel mandement le maistre du Temple accompli: mais le maistre de l'Ospital fu empeschié en l'isle de Rodes des Sarrasins, si ne pot venir au terme qui luy estoit mandé; mais il envoia certains messages pour luy excuser. Si avint assez tost après que la dite isle de Rodes fu recouvrée, et adonc le maistre de l'Ospital vint à Poitiers parler au pape. Et en ce meisme an, maistre Bernart de Saint-Denis, docteur en théologie, lequel fu moult en son temps en France rénommé et estoit évesque d'Orliens, trespassa. Et en ce meisme an, Loys dit Hutin, ainsné fils du roy de France et roy de Navarre, quant il vint à sa cognoissance que un chevalier que on appeloit Fortin, le quiel il avoit institué et ordené garde de son royaume, luy voulsist oster et usurper frauduleusement son dit royaume de Navarre; si assembla une belle compagnie de nobles hommes et puissans entre lesquels furent le conte de Bouloigne et messire Gauchier de Chastillon, connestable de France, et s'en ala en Navarre et y arriva au moys de juillet, et là fit tant avec sa compagnie que le dit Fortin et tous ses aliés il mit en subjection; et visita son royaume et appaisa. Depuis s'en vint à Pampelune et là se fist couronner en roy de Navarre. Et en cest an Katherine, seconde femme Charles conte de Valois et héritière de l'empire de Constantinople, trespassa le jeudi après la feste monseigneur Saint-Denis, et fu enterrée aux frères Prescheurs à Paris; auquel enterrement le roy de France et les nobles furent présens, et le maistre du Temple d'Oultre-mer, le quiel aidoit à porter le corps en terre avec les autres nobles. Et en ce meisme an, au moys de janvier, Edouart le roy d'Angleterre prist à femme la fille au roy Phelippe, laquielle avoit non Ysabel, et estoit en l'aage de douze ans ou environ; et n'avoit plus le dit roy de France de filles. Et la convoia le roy et ses fils avec les barons jusques à Bouloigne sur la mer; et d'ilec jusques en Angleterre des nobles de France fu convoiée, et avant que il partissent, elle fu en royne d'Angleterre couronnée. Et cest an, Marguerite royne de Secile, de très noble et très honnorable renommée, et jadis femme du premier Charles roy de Secile, frère du roy saint Loys, trespassa. Et en ce meisme an, Jehan de Namur, fils Gui jadis conte de Flandres, prist à femme la fille Robert, conte de Clermont. LXIV. ANNÉE 1308 _Coment Henri de Lucembour fu roy des Romains._ En l'an de grace ensuivant mil trois cent et huit, Henri conte de Lucembour fu esleu roy des Romains: et lors il envoia ses messages à court de Rome pour requerre de la main au souverain évesque pape Climent la consécracion et le couronnement de l'empire. En ce meisme an, le roy de France s'ordena pour aler à Poitiers et principaument pour le fait des Templiers; car là tenoit le pape sa court. Et fist le roy une semonse par tout son royaume à pluseurs nobles et non nobles qu'il fussent à Pasques à Tours; et avec luy enmena-il une grant multitude[230]. Et quant le roy fu par devant le pape, si ot moult de parlement entre eux deux, et en après, au mandement du pape, fu le maistre général de toute l'ordre du Temple amené, et avec luy aucuns autres, les quiels sembloient estre les plus notables en la dite ordre du Temple. En la fin fu délibéré et assez ordené que le roy détendroit tous les profés de la dite ordre, et chascun par soy emprisonnés, dès maintenant et en après, au non de l'églyse et en la main du siège de Rome; et qu'il ne procéderoit à leur relaxacion né à leur délivrance né à leur punicion, en aucune manière, sans le mandement ou l'ordenance du siège de l'apostole: mais de leur biens, des quiels la dispensacion en bonne loyauté estoit au roy laissiée, leur administreroit leur nécessités, pour vivre competament jusques au concile général. [Note 230: _Une grant multitude_. «Ab hoc quoque plurimis penè de omni civitate sive Castellania regni.... convocatis, copiosam tàm nobilium quàm ignobilium secum duxit illùc turmam.» Voilà bien encore, je suppose, les assemblées représentatives.] Et en cest an que le pape Climent estoit à Poitiers, par le conseil des cardinals, pour le subside de la Terre Saincte et pour la réformacion de toute saincte églyse, et meismement pour le fait des Templiers qui moult estoit énorme[231], le concile qui devoit estre général ès kalendes d'octobre à Poitiers[232] fu rappellé, et des dites kalendes d'octobre jusques à deux ans passés, précisément ordené et par tout le royaume de France, par ses lettres patentes à archevesques et évesques et aux inquisiteurs des hérites fit mandement que diligemment il missent leur entente, et, en tant comme il povoit toucher leur personnes, que il se hastassent selon le conseil des sages, et que ces choses il missent à fin par le dit conseil. Mais toutesvoies le général maistre de l'ordre et aucuns autres grans il réserva à temps à la correction et examinacion du siège de Rome, et de certaine science. Et adecertes, en ce meisme an, Charles de Valois prist la tierce femme, c'est assavoir la fille Gui, conte de Saint-Pol. [Note 231: _Enorme_. «Quorum etiam sexaginta vel circiter supra dicta eisdem imposita crimina ...»] [Note 232: Le continuateur de Nangis dit: «Viennae.»] Et en icest an, Gui jadis premier né du conte de Blois espousa la seconde fille de Charles conte de Valois et de Katherine sa femme, et estoit la dite fille de moult petit aage, si comme l'en dit. Et en ce meisme an, le samedi après l'Ascension Nostre-Seigneur, une tempeste moult dommageuse et moult impétueuse, tant de gresle comme de vent, avint, et meismement environ Chevreuse[233] et à heure de vespres, car les blés qui encore estoient ès champs et les vins qui estoient ès vignes furent péris et perdus, et pluseurs grans arbres tombés à terre, et le clochier de la dite églyse de Chevreuse ce meisme jour fu trébuchié du vent. Et en cest an, le pape et les cardinals se départirent de la cité de Poitiers là où il avoient longuement esté, mais l'esté fu avant passé; et s'en ala le pape là où il avoit esté né, c'est assavoir à Bourdiaux, et retint avec luy bien pou de cardinals, et donna congié aux autres de eux en aler jusques à temps; si demoura là une pièce de temps. [Note 233: Cette mention de Chevreuse, fréquente dans nos chroniques françoises, semble accuser les lieux habités par le chroniqueur. Remarquez surtout plus haut les détails de la légende du moine auquel le diable apparut.] Et en ce meisme an, Guichart l'évesque de Troie fu moult souspeçonné qu'il n'eust procuré par aucuns maléfices ou par venin la mort de Jeanne, jadis royne de France et de Navarre: pour la quielle chose aucuns tesmoins furent oïs, jasoit ce qu'il fussent faux. Si fu raporté au pape leur déposicion, nonobstant que elle fust fausse; et manda le pape que le dit évesque fust mis en prison[234]. [Note 234: La Chronique métrique attribuée à Godefroi de Paris raconte la même chose. Il paroît que l'évoque voulut être jugé dans toutes les formes: il demeura quatre ans incarcéré avant d'obtenir complète justice.] Et en ce meisme an, une grande dissencion mut entre deux nobles hommes de Bourgoigne, c'est assavoir Erart de Saint-Verain et Oudart de Montagu: adonc en la conté de Nevers, le jour de la feste monseigneur saint Denis, furent assemblés avec le dit Erart, le conte de Cherebourc[235], messire Dreue de Mello, messire Miles de Noyers et pluseurs autres nobles avec eux; et de la partie du dit Oudart fu le dalphin d'Auvergne, messire Beraut de Marcueil, fils du conte de Bouloigne[236], avec pluseurs autres, et les trois frères qui communément de Vienne sont appellés. Entre les quielles parties ot moult aigre bataille, mais elle fu tantost finée: et ot le dit Erart la victoire, et se rendi le dit Beraut au conte de Chierebourc pris avec aucuns autres. Et après, le roy de France fist prendre le dit Erart, et pluseurs autres avec luy, et mettre en diverses prisons. [Note 235: _Cherebourc_. «Sacri-Cæsaris.» C'est plutôt _Sancerre_. C'étoit Jean, deuxième du nom. _Dreux de Mello_. Le latin porte: _Mellento_, Meulent; mais le françois semble plus exact. (Voyez le P. Anselme, t. VI, p. 62.)--_Le dauphin d'Auvergne_, Robert III.] [Note 236: _Fils_. Il faudroit, je crois, _et le fils du conte de Bouloigne_. Beraud de Marcueil, ou plutôt de _Mercoeur_, étant le beau-père de _Robert III_, dauphin d'Auvergne, et non le fils de _Robert VI_, comte d'Auvergne et de Boulogne.] Et en cest an, Aubert roy des Romains mourut et fu tué de un sien neveu, si comme l'en dist: et après luy fu roy Henri conte de Lucembourt. Et en ce meisme an mourut la femme[237] Jehan de Namur, environ la purificacion Nostre-Dame, la quielle il avoit espousée l'an précédent; et l'an ensuivant il espousa la fille madame Blanche de Bretaigne. [Note 237: _La femme_. C'étoit Marguerite, fille de Robert de Clermont, fils de saint Louis et chef de la branche de Bourbon.] Et en cest an, la grant indulgence que le pape avoit donnée l'an passé au temps qu'il estoit à Poitiers à tous ceux qui donroient de leur avoir à ceux qui aloient Oultre-mer pour la subside de la Terre saincte, fu publiée par le royaume de France; de laquielle recepte avoit esté establi receveur le maistre de l'Ospital d'Outre-mer. Si fu ainsi ordené: que à bien près par toutes les églyses, il y auroit un tronc, ou un certain lieu auquiel chascune personne metroit du sien, selon sa dévocion; et dura ceste chose par cinq ans ou environ autant que le pardon dura. L'an de grace ensuivant mil trois cent et neuf, environ la Pentocouste, le fils du roy d'Arragon se combati encontre le roy de Garnate[238], le quiel estoit Sarrasin; et ot le dit fils d'Arragon glorieuse victoire, et mist à mort une très grant quantité de Sarrasins. [Note 238: _Garnate_. Grenade.] En ce meisme an, environ la fin de juillet fu l'eslection de Henri de Lucembourc du pape et des cardinals approuvée: et luy fu ottroié sa consécration et la couronne de l'empire, la quielle il dut prendre, à certain temps que le pape luy mist, en l'églyse Saint-Pierre en la cité, où il luy plairoit[239]. Quant le dit messire Henri ot ainsi esté esleu, et qu'il ot eu congié et auctorité du pape, si comme dit est, si vindrent à luy le conte de Flandres Robert, et le conte Jehan de Namur qui estoient ses cousins germains, et le conte Guillaume de Haynaut, son cousin germain qui nouvellement avoit pris à femme la fille messire Charles de France, et la greigneur partie des haus barons d'Alemaigne. Et avoit jà commencié ledit messire Henri sa quarantaine à Ais: et quant il ot parfait sa quarantaine, si le menèrent les barons en la chapelle d'Ais et ilec le couronnèrent à roy d'Alemaigne. Quant le vaillant roy de Lucembourc ot porté couronne à Ais en la Chapelle, le conte de Flandres et le conte de Haynaut pristrent congié à luy, en luy offrant leur services, et depuis fist le roy son appareil moult grant pour aler à Rome. Si avint, une pièce de temps après qu'il ot son arroy assemblé, que il fist assembler grant foison de chevaliers lesquiels il mena avec luy, et passèrent Alemaigne; et puis entra le dit roy en la duchié de Quarentaine[240], et là luy fu offerte toute obéissance, et puis passa les mons et entra en Lombardie. Tantost ceux de Pade se rendirent à luy, et ilec séjourna et attendi ses gens. Mais tantost que ceux de Milan le sorent, il y envoièrent leur ambassadeurs en luy présentant la ville de Milan du tout à son commandement; les quiels il reçut moult benignement à sa grace. Puis se départirent de luy, et leur donna grans dons, et leur commanda que il déissent à ceux de Milan que briefment les iroit veoir pour estre couronné. Après un peu de tems assembla son ost, et fist messire Gui de Namur son mareschal, et envoia ses messages devant pour faire son arroy à Milan. Quant ceux de Milan sorent sa venue, si issirent tous à pié et à cheval contre luy, et à grant joie le menèrent à la souveraine églyse, et le couronnèrent à roy de Lombardie, et l'appellèrent Auguste. Puis après se départi de Milan à tout son ost et ala asségier la cité de Cremoigne, et tant y fist que elle luy fu rendue. Après ala asségier la cité de Bresse qui moult estoit fort, et ilec fust une grant pièce de temps, et y fist-on maint grant assaut. Et à ce siège vindrent à luy ceux de Pise, à tout leur povoir en son aide; et en la parfin ceux de Bresse firent traitié à luy. Et à ce traitié mourut le conte Gui de Namur qui estoit son mareschal, pourquoy l'empereur fu si destorbé qu'il ne les voult onques recevoir à merci. Quant ceux de la ville virent que autrement ne povoit estre, si se rendirent tout à sa volenté, et luy apportèrent les clefs de la ville. Mais oncques l'empereur ne voult entrer par porte en la cité, né teurdre[241] son chemin pour aler à son palais; ains fist emplir le fossé qui devant son tref estoit et despecier le mur à l'encontre; et puis fist abatre toutes les maisons qui en sa voie estoient jusques à son palais, et ainsi entra en la ville de Bresse. Quant il ot ilec séjourné une pièce de temps, si prist hostages de eux et les envoia à Pise; et prist conseil avec les Guibelins d'aler conquerre la cité de Rome: et avoit tant fait au pape Climent qu'il luy avoit envoié un légat à Bouloigne-la-crasse; et d'ilec se trait vers Rome, et mena le légat avec luy; et en sa voie conquist moult de cités et de villes et de chastiaux. [Note 239: _Où il luy plairoit_. Cela est de trop, et le latin dit seulement: «In basilicâ principum apostolorum in urbe.»--Le reste de l'alinéa n'est reproduit que dans la _Chronique de Flandres_.] [Note 240: _Quarentaine_. Ce mot doit être un _lapsus_ du premier copiste, reproduit dans tous les manuscrits. Il faudroit _Savoie_, sans doute, comme plus bas au chapitre LXVI.] [Note 241: _Teurdre_. Se détourner de.] Et en ce meisme an le pape Climent fist publiquement affichier en son palais à Avignon une intimacion en la quielle il estoit contenu que généralement il intimoit à tous ceux qui vouldroient procéder en fait d'appellacion contre le pape Boniface, tant pour luy comme contre luy par quelque manière, qu'il fussent pourveus dedens le dimenche que l'en chante _oculi mei_, et devant le pape se présentassent, ou autrement sur ce d'ore en avant il n'i seroient receus; mais dès ore en avant il leur dénioit toute audience et leur imposoit silence quant en ceste partie. Entre les quiels Guillaume de Nogaret chevalier devant dit, et Guillaume du Plessier chevalier avec lui, s'apparut à l'ajourner par le pape assigné, accompagnié de moult puissant compaignie; lequel renouvela tant l'appellation contre le pape comme les cas de crime, les quiels par avant avoient été proposés contre le dit pape Boniface, et se offri à les prouver; et requist à grant instance que les os du dit pape fussent desterrés tant comme hérite et qu'il fussent ars. Mais la partie adverse, tant d'aucuns cardinals comme d'autres deffendans la partie du pape, s'opposa appertement tant environ la sustance du fait comme contre la personne du dit Guillaume proposant moult de enormités. Adonc fu mise ceste besoigne en suspens jusques à tant que l'en eust plus plaine délibéracion. Et en ce meisme an, en la tierce kalende de novembre, il vint un vent soudain, le quiel dura par une heure et plus, et trébucha moult d'arbres et de édifices, et meismement le clochier de Saint-Maclou de Pontoise, et les grans arches de pierre qui sont environ le chevez de l'églyse monseigneur Saint-Denis, jasoit ce que il ne chéirent pas, si les vit-l'en en telle manière chanceler que l'en cuidoit qu'il déussent chéoir à terre. Et en cest an, le derrenier jour de janvier, après midi, fu veue l'éclipse de soleil par une heure et vingt-quatre minutes, et est assavoir que le centre de la lune fu emprès le centre du soleil; et dura la dite éclipse par deux heures naturelles et plus; et estoit la couleur de l'air ainsi comme la couleur de saffran: et la cause estoit, selon les astronomiens, car[242] Jupiter, au point de l'éclipse, avoit la seigneurie entre les cinq planètes. [Note 242: _Car_. Parce que. _Quarè_.] En ce meisme an fu vue très griève et aspre dissencion entre le roy d'Angleterre et ses barons, pour l'occasion d'un chevalier qui estoit appellé Pierre de Gavastonne, le quiel Pierre avoit pieça esté bani du royaume d'Angleterre, si comme l'en disoit: mais le roy l'avoit pris en si grant amour qu'il luy avoit donné la conté de Lincolne à droit héritage. Et à la suggestion du dit Pierre s'efforçoit le roy de faire moult de nouvelletés contre la volenté de tous et contre la coustume du pays et au préjudice du royaume. Si avint tant que pour l'occasion des choses devant dites, comme pour sa simplesce et fatuité, qu'il le pristrent en telle haine non pas seulement pour le guerroier, mais le priver de l'administracion du royaume, se ce n'eust esté pour l'amour du roy de France duquiel il avoit espousé la fille; et aussi pour l'amour de la royne la quielle estoit moult amée des barons et des nobles du pays. Et en cest an, les Hospitaliers avec grant compaignie de crestiens passèrent en l'isle de Rodes de la quielle les crestiens avoient esté enchaciés par les Sarrasins: en la quielle isle il se portèrent à leur très grant loenge, et y firent moult de bons fais contre les Sarrasins. LXV. ANNÉE 1310 _De la condampnacion des Templiers._ En l'an de Nostre-Seigneur mil trois cent et dix, pluseurs Templiers[243] à Paris vers le moulin Saint-Antoine[244] comme à Senlis, après les conciles provinciaux sur ces choses ilec célébrées et faites, furent ars, et les chars et les os en poudre ramenés: des quiels Templiers dessus dis cinquante-quatre, le mardi après la feste de la saint Nicolas en may, vers le dit moulin à vent, si comme il est dessus dit, furent ars. Mais iceux, tant eussent à souffrir de douleur, oncques en leur destruction ne vouldrent aucune chose recognoistre. Pour la quielle chose leur ames, si comme on disoit, en porent avoir perpétuel dampnement, car il mistrent le menu peuple en très grant erreur. Et pour voir après ce ensuivant, la veille de l'Ascencion Nostre-Seigneur Jhésucrist, les autres Templiers en ce lieu meisme furent ars, et les chars et les os ramenés en poudre; des quiels l'un estoit l'aumosnier du roy de France qui tant de honneur avoit en ce monde; mais oncques de ses forfais n'ot aucune recognoissance. Et le lundi ensuivant, fu arse, au lieu devant dit[245], une béguine clergesse qui estoit appellée Marguerite la Porete, qui avoit trespassée et transcendée l'escripture devine, et ès articles de la foy avoit erré; et du sacrement de l'autel avoit dit paroles contraires et préjudiciables; et, pour ce, des maistres expers de théologie avoit esté condampnée. [Note 243: _Pluseurs_. Variante: _Soixante_.--_Cinquante-neuf_.] [Note 244: _Vers le moulin saint Antoine_. Le latin dit: «Quinquaginta novem Templarii, foras civitatem Parisius, in campis videlicet ab abbatiâ monialium, quæ dicitur S. Antonii non longè distantibus, incendio fuerunt extincti. Qui tamen omnes, nullo excepto, nil omninò finaliter de impositis subi criminibus cognoverunt, sed constanter et perseveranter in abnegatione communi perstiterunt, dicentes semper sine causâ morti se traditos et injustè: quod quidem multi de populo non absque multâ admiratione stuporeque vehementi conspicere nullatenùs potuerunt. Circà idem tempus, apud Silvanectum ... novem Templarii concremantur.»] [Note 245: _Au lieu devant dit_. «In communi plateâ Graviæ.»] [246]Les cas et forfais pour quoy les Templiers furent pris et condampnés à morir et encontre eux aprouvés, si comme l'en dit, et d'aucuns en prison recogneus ensuivent ci-après: Le premier article du forfait est tel: Car en Dieu ne créoient pas fermement, et quant il faisoient un nouvel Templier, si n'estoit-il de nulluy sceu coment il le sacroient, mais bien estoit veu que il luy donnoient les draps[247]. [Note 246: Tout le reste du chapitre n'est pas dans le latin.] [Note 247: _Les draps_. L'habit.] Le secont article: Car quant icelui nouvel Templier avoit vestu les draps de l'ordre, tantost estoit mené en une chambre oscure; adecertes le nouvel Templier renioit Dieu par sa male aventure, et aloit et passoit par-dessus la croix, et en sa douce figure crachoit. Le tiers article est tel: Après ce, il aloient tantost aourer une fausse ydole. Adecertes icelle ydole estoit un viel pel d'omme embasmée et de toile polie[248], et certes ilec le Templier nouveau mettoit sa très vile foy et créance, et en luy très fermement croioit: en en icelle avoit ès fosses des ieux escharboucles reluisans ainsi comme la clarté du ciel; et pour voir, toute leur foy estoit en icelle, et estoit leur dieu souverain, et chascun en icelle s'affioit et meismement de bon cuer. Et eu celle pel avoit moitié barbe au visage et l'autre moitié au cul, dont c'estoit contraire chose; et pour certain ilec convenoit le nouvel Templier faire hommage ainsi comme à Dieu, et tout ce estoit pour despit de Nostre-Seigneur Jhésucrist, nostre sauveur. [Note 248: C'étoit sans doute une momie égyptienne recueillie par les Templiers, et qu'on les accusa d'adorer.] Le quart: Car il cognurent ensement la traïson que saint Loys ot ès parties d'Oultre-mer, quant il fu pris et mis en prison: Acre une cité d'Oultre-mer traïsrent-il aussi par leur grant mesprison[249]. [Note 249: Cet article accuse l'injustice des autres. Comment les Templiers, en 1310, pouvoient-ils se justifier des événemens passés en 1250!--Autant en dire du suivant.] Le quint article est tel: Que sé le peuple crestien en ce temps fust prochainement alé ès parties d'Oultre-mer, il avoient fait telles convenances et telle ordenance au soudan de Babiloine qu'il leur avoient par leur mauvaistié appertement les crestiens vendus. Le sixième article est tel: Qu'il cognurent eux du trésor le roy à aucun avoir donné qui au roy avoit fait contraire, laquelle chose estoit domageuse au royaume de France. Le septième est tel: Que, si comme l'en dit, il congnurent le péchié de hérésie; et, par leur ipocrisie, habitoient l'un à l'autre charnellement; pour quoy c'estoit merveilles que Dieu souffroit tels crimes et félonnies détestables estre fais! mais Dieu, par sa pitié, souffre moult de félonnies estre faites! Le huitième est tel: Sé nul Templier, en leur ydolatrie bien affermé, mouroit en son malice, aucune fois il le faisoient ardoir, et de la poudre de luy en donnoient à mengier aux nouviaux Templiers; et ainsi plus fermement leur créance et leur ydolatrie tenoient: et du tout en tout despisoient le vray corps Nostre-Seigneur Jhésucrist. Le neuviesme est tel: Sé nul Templier eust entour luy çainte ou liée une corroie, laquelle estoit en leur mahommerie, après ce jamais leur loy par luy pour morir ne fust recognue; tant avoit ilec sa foy affermée et affichiée. Le disiesme est tel: Car encore faisoient-il pis, car un enfant nouvel engendré d'un Templier en une pucelle, estoit cuit et rosti au feu, et toute la gresse ostée; et de celle estoit sacrée et ointe leur ydole. Le onziesme est tel: Que leur ordre ne doit aucun enfant baptisier né lever des saincts-fons, tant comme il s'en puisse abstenir; né sur femme gisant d'enfant[250] seurvenir ne doivent, sé du tout en tout ne se veullent issir à reculons, laquelle chose est détestable à raconter. Et ainsi pour iceux forfais, crimes et félonnies détestables furent du souverain évesque pape Climent et de pluseurs évesques, et arcevesques et cardinaux condampnés. [Note 250: _Gisant d'enfant_. C'est-à-dire: Etant en couches.] LXVI. _Coment le roy de France envoia contre l'arcevesque de Lyon._ [251]En cest an ensement, Phelippe-le-Biau, roy de France, contre l'arcevesque de Lyon sur le Rosne, qui de luy paroles contumélieuses avoit semées, et injures aucunes dites à sa gent, Loys son ainsné fils, roy de Navarre, à Lyon à grant ost envoia. Lequel Loys, roy de Navarre, comme ilec avec son noble ost parvenist, tantost avec ses François assist la cité. Mais comme ilec par huit jours ou environ avec sa noble compaiguie fust ainsi pour la cité isnelment assaillir, et en brief l'eust détruite sé il peust, lors l'arcevesque de Lyon, son fol orgueil appercevant et la force du roy doubtant, souple et bien veullant au roy Loys se transporta. Lequel Loys icelui arcevesque à son père le roy de France à Paris amena. Lequel arcevesque, après ce, fu détenu en garde jusques au tems après ce convenable auquel par le conseil de ses barons de la besoigne pourtraiteroit. Lequel arcevesque, non petit de tems après ce passé, l'amende de ses forfais par son bon plaisir envers le roy pourtraitiée et faite, à son propre lieu s'en revint. En cest an, Loys, fils du conte de Clermont Robert, prist à femme la seur du conte de Hainaut; et Jehan son frère prist à femme la contesse de Soissons. [Note 251: On va voir, dans ce chapitre, deux récits du même événement. Le premier, le plus mal écrit des deux, n'est pas reproduit dans la continuation latine de Nangis.] Et en ce meisme an, un juif qui, n'avoit gaires de tems, s'estoit converti à la foy, un pou de tems après renia la foy, et fu pire qu'il n'avoit esté devant. Car en despit de Nostre-Dame, il crachoit sus ses ymages, partout où il les trouvoit; lequel fu jugié à estre ars: et fu ars le jour que Marguerite la Porète devant dite fu arse. Et en ce meisme an, ceux de Lyon se rebellèrent contre le roy de France, et s'en alèrent à un chastel qui est appelle Sainct-Just, et le destruirent. Quant le roy le sot il y envoia son fils Loys Hutin et ses deux frères avec luy, et moult grant ost, et fu environ la feste monseigneur sainct Jehan-Baptiste. Quant il vindrent la où les anemis estoient, si commencièrent à grever le plus qu'il porent. Et là se porta le dit fils du roy premier né, Loys Hutin, moult noblement, et par telle manière qu'il estoit amé de tous ceux de l'ost. Quant les anemis virent que les nos se portoient si noblement et si hardiement, si se rendirent et la cité à la seigneurie du roy de France: adonc fu pris l'arcevesque de la cité lequel estoit leur principal capitaine qui avoit à non Pierre de Savoie, et fu près du conte de Savoie lequel l'amena au roy de France; mais à la requeste de pluseurs il ot en la fin sa paix et retourna en son arceveschié. Et en ce tems les os d'un Templier qui ja pieça estoit mort, lequel avoit non Jehan de Tur, furent desterrés; car il fu trouvé par les inquisiteurs que le dit Jehan en son tems avoit esté hérite, et pour ceste cause furent ses os ars et mis en poudre: le dit Jehan estoit commandeur[252] du Temple, et en son tems fist édifier la tour du Temple. [Note 252: _Commandeur_. «Quondam thesaurarius Templi.» Le latin ne contient pas la précieuse mention qui se rapporte à l'érection de la tour du Temple. Nos historiens de Paris ont donc eu probablement tort de nommer _Hubert_ le Templier qui l'avoit fait construire.] En ce meisme an, Henri roy des Romains et le duc d'Osteriche, et l'arcevesque de Lyon et moult d'autres princes, avec très grant ost, par le conté de Savoie entrèrent en Ytalie. Et premièrement fu receu en la cité d'Astence[253]; et en après en la cité de Milan fu coronné moult honnorablement et sa femme avec luy, de l'arcevesque de ladite cité, en la présence des prélas. Quant ce fu fait, le dit roy ot un assaut de son adverse partie en ladite cité. Mais tantost et hastivement il les mist en subjeccion, et par telle manière qu'il donna exemple à ses autres adversaires de eux non rebeller. [Note 253: _Astence_. Asti.] En ce meisme an fu faicte une permutacion entre l'arcevesque de Roen et l'arcevesque de Narbonne; car l'arcevesque de Roen lequel avoit non Bernart et estoit neveu du pape Climent, ne pooit avoir bonnement paix avec les nobles de Normendie, pour la cause que il estoit trop jeune et trop joli[254] en aucuns de ses fais: si fu permué l'arcevesque de Narbonne, lequel avoit à non Gile et estoit pour le tems principal conseiller du roy, en arcevesque de Roen. [Note 254: _Joli_. Gai.] Et en ce meisme an, depuis que le pape Climent ot absous le roy de France avec les habitans de son royaume de la sentence que le pape Boniface avoit gettée sur luy et sur ses adhérens, et du consentement de ceux qui estoient de la partie le pape Boniface, le dit pape réserva certaines personnes; entre lesquelles fu Guillaume de Nogaret, chevalier, Regnaut de Suppin chevalier, et environ dix autres; et si réserva ceux de la cité d'Agnane de l'absolucion au roy donnée, comme dessus est dit, et furent tous les devant dis prenomés exceptés. LXVII. ANNÉES 1311/1312 _Des fais le pape Boniface non coupables._ En l'an de grace ensuivant mil trois cent et onze, le roy de France Phelippe et les adhérons à luy, sus le fait de Boniface, touchant pape Climent, avoir esté et estre du tout en tout non coupables furent desclairiés[255]; et sé en aucune partie fussent coupables, du tout fussent absous à cautelle. [Note 255: C'est-à-dire que le roi fut déclaré, par Clément, innocent de la violence commise sur Boniface. Ce chapitre est fort négligé; on y revient d'ailleurs sur des faite déjà mieux racontés plus haut.] En cest an, Henri le roy des Romains passa par une cité d'Ytalie laquelle est appellée Crémonne: car de celle cité s'estoient partis les Guelphes et en avoient amené leur femmes et leur enfans et tous leur biens en une autre cité que l'on appelle Brixe laquelle estoit moult fort. Quant le dit roy sot que les Guelphes s'estoient ainsi pour luy départis de leur cité, si fist destruire toutes les maisons des Guelphes, et si fist abatre les murs de la cité et les forteresces, et par espécial les portes de la cité qui estoient moult nobles, et si fist emplir tous les fossés en telle manière que les murs et les fossés estoient tout à égal. Et après, se transporta le dit roy Henri en la cité de Brixe, et ilec tint son siège depuis l'ascension Nostre-Seigneur jusques à la Nativité Nostre-Dame. Si avint que ceux de la cité se combatirent contre le dit roy des Romains Henri: si fu pris en celle bataille Tybaut de Brisach tout vif, lequel estoit capitaine de la dite cité de Brixe, lequel fu admené à l'empereur Henri. Quant il vit que il ne pooit eschaper de mort, si confessa publiquement que il et des greigneurs de la cité de Milan avoient fait moult de mauvaises conspiracions contre luy et contre les siens pour luy metre à mort. Quant l'empereur ot ce oï, si le fist traisner parmi l'ost, et puis le fist pendre par deux heures, et puis le fist oster du gibet et le fist décoler, et fist mettre sa teste sus une grant lance, et la fist porter au plus solempnel lieu de son ost, afin que chascun le peust veoir, et le corps fist despecier en quatre parties, et en quatre parties de son ost en fist porter en chascune partie un quartier: et lors ot le dit empereur victoire de la cité; et fist destruire tous les murs de la cité. Mais endementiers que l'empereur tenoit siège à la cité de Brixe, Waleran son frère s'en aloit par devant la dite cité, lequel fu feru soudainement d'une sajete et moru. Au tems meisme du siège durant, vindrent à l'empereur de toutes les cités d'Ytalie, et luy offrirent foy et loyauté ainsi comme à leur seigneur. Et en ce tems, trois cardinals furent envoiés du pape, c'est assavoir: le cardinal d'Ostie et deux autres, pour le coronement de l'empereur; lesquiels vindrent par Ytalie jusques à Rome. Si avint depuis que la cité de Brixe ot esté sousmise à l'empereur Henri, il se départi par Cerdonne[256] et s'en ala à Gennes, et là fu reçu très honnorablement: et endementiers qu'il se reposoit en la cité de Gennes, sa femme trespassa en la dite cité. [Note 256: _Cerdonne_. «Terdonam.»--_Brixe_. Brescia.] En ce meisme tems, en Flandres, une commocion de rebellion de guerre se renouvela, laquelle n'a voit guères par avant esté accoisie[257], pour laquelle chose le conte de Flandres Robert fu grandement souppeçonné. Lequel fu de par le roy appellé à Paris pour soy espurger; lequel y vint, mais Loys fils du dit conte, lequel estoit conte de Nevers, fu trouvé coupable; lequel fu mené premièrement à Moret en prison, et depuis fu ramené à Paris, et là fu mis en prison; de laquelle prison il s'eschappa, car il se doubtoit pour laquelle chose du conseil des nobles du royaume, et fu dit par arrest en plain parlement qu'il estoit de sa conté privé[258]. [Note 257: _Accoisie_. Apaisée.] [Note 258: L'histoire de la captivité et de la fuite du comte de Nevers est racontée au long et d'une manière très-intéressante dans la Chronique métrique attribuée à Godefroi de Paris.] Et en ce tems, le roy Phelippe fist faire nouvelle monnoie, c'est assavoir doubles de deux deniers; laquelle monnoie fu moult agréable au peuple, et aux nobles, et aux églyses[259]. [Note 259: Ce récit diffère complètement de celui de la continuation latine de Nangis. «Philippus.... simplicium ac duplicium Burgensium fieri fecit monetam, pro simplicibus duplicibus Parisius denariis concurrentem. Hæc moneta ratione _indebiti_ valoris et ponderis, et ratione novitatis cursus, _capi refatabatur_; quia ab omnibus atque rectè sapientibus redundare non minimè diceretur in exactionem indebitam reique publicæ detrimentum; quod etiam nonnulli nobiles et magnates ... graviter conquerendo oretenus et expressè exposuerunt eidem.»] Et en ce meisme an, le pape ottroia et envoia privilèges aux clers estudians à Orliens pour establir université, supposé que le roy de France s'i voulsist acorder; si ne s'i voult le roy acorder pour le tems. Adonques s'assemblèrent tous les clers estudians à Orliens, et firent foy les uns aux autres que il se partiroient, et ainsi le firent; mais avant que l'an fust finé, il furent en aucune manière apaisiés par le roy, et retournèrent à Orliens. Et en ce meisme an, ot concile en la cité de Vienne, et là furent assamblés cent et quatorze prélas mitrés, sans les autres qui n'estoient pas mitrés, et sans ceux qui furent excusés par procuracions: et là furent deux patriarches, c'est assavoir: celuy d'Antioche et d'Alixandre; aux quiels deux patriarches l'en fist deux sièges propres au milieu de tous. Et avant que le premier siège séist, le pape enjoint à chascun prélat et aux autres de dire leur messes privées, et de trois jours jeune. Si comença le premier le samedi ès octaves de monseigneur sainct Denis, et comença le pape, si comme il est dit de coustume: _Veni Creator spiritus_, et prist son theume: _In consilio justorum et congregatione, etc._, c'est-à-dire: «au conseil et à rassemblée des justes les euvres de Nostre-Seigneur sont grans.» Et puis leur exposa le pape trois causes pour lesquelles il avoit fait assembler concile général: la première fu pour cause du fait énorme des Templiers, la seconde pour le secours de la Saincte Terre, la tierce pour la réformacion de toute universele églyse, et puis donna sa bénéiçon sus le peuple, et chascun s'en retourna en son lieu. L'an mil trois cent douze, le lundi après Quasimodo, fu le secont siège du concile, en la grant églyse de Vienne, célébré. Et là vint le roy Phelippe avec ses frères et ses fils environ la Mi-Caresme, et avoit moult grant compaignie de barons et de nobles hommes; et se sist le roy à la destre du pape plus haut que les autres, mais il estoit plus bas que le pape; et prist le pape son theume: _Non resurgunt impii in judicio_, c'est-à-dire: «les mauvais ne se relèvent point en jugement.» Adonc le pape Climent, au concile général, l'ordre du Temple, non par voie de diffinitive sentence, comme il ne fu pas vaincu[260], mais par voie de provision ou de pourvoiance du siège de l'apostoile, quassa du tout en tout et anulla. Ensement en faveur et en l'aide de la Saincte Terre fut ottroiée du dit pape Climent au roy de France le diziesme des églyses jusques à six ans. [Note 260: _Vaincu_. Convaincu.] En cestui an Henri, roy des Romains, en la cité de Rome et en l'églyse Sainct-Jean de Latran, de monseigneur Nichole Dupin cardinal d'Ostie, et de deux autres cardinals du pape Climent à ce envoiés, de diadème impérial fu coronné. Et en ce tems, avant que le conseil se partist, le siège de Rome pourveust, le roy et les prélas à ce consentans, que les biens des Templiers feussent dévolus aux frères de l'Ospital afin qu'il feussent plus fors à la Saincte Terre recouvrer. En ce meisme an, Pierre de Gavestonne, duquel l'en a parlé par devant, fu pris du conte de Lencastre en un chastel et ses complices avec luy, et luy fist-l'en coper la teste honteusement; dont le roy d'Angleterre fu moult courroucié, mais la paix en fu faicte par deux cardinals qui avoient esté envoiés du pape en Angleterre. Et en ce tems, environ Noel, nasqui un fils au roy d'Angleterre de Ysabel sa femme fille du roy de France, lequel fu appellé Edouart. Et en cest an, Simon qui premièrement avoit esté évesque de Noyon et de Biauvais, moru, auquel succéda Jehan de Marigni, frère Enguerran de Marigni, et chantre de Paris. LXVIII. ANNÉE 1313 _Coment les enfans le roy furent fais chevaliers._ En l'an de grace ensuivant mil trois cent treize, Phelippe-le-Biau roy de France Loys, son ainsné fils, roy de Navarre avec ses deux autres fils, c'est assavoir Phelippe conte de Poitiers et Charles conte de la Marche[261], et pluseurs grans maistres et nobles, le jour de la Penthecouste, en la mère églyse de Nostre-Dame de Paris, fist chevaliers. [Note 261: «Unà cum Hugone, duce Burgundiæ, Guidone Blesensi, aliisque quampluribus regni nobilibus.»] Et ice roy, ensement le jour du mercredi ensuivant, avec ses devant dis fils, enseurquetout son gendre le roy d'Angleterre Edouart qui lors estoit présent, avec les nobles chevaliers de l'un royaume et de l'autre, à passer la mer de la Saincte Terre, de la main au cardinal à ce député et establi, en l'isle Notre-Dame qui est au fleuve de Saine au preschement du dit cardinal ilec assemblés, pristrent la croix qui est le seing de la sainte enseigne Nostre-Seigneur Jhésucrist[262]. Et lors à celle feste de la Penthecouste, pour l'onneur de la dite cheval rie, fu Paris encourtiné solempnelment et noblement, et fu faicte la plus sollempnel feste et belle qui grant tems devant fu veue: car adecertes le jeudi ensuivant d'icelle sepmaine de la Penthecouste, tous les bourgois et mestiers de la ville de Paris[263] firent très belle feste, et vindrent, les uns en paremens riches et de noble euvre fais, les autres en robes neuves, à pié et à cheval, chascun mestier par soy ordené, au dessusdit isle Nostre-Dame, à trompes, tabours, buisines, timbres et nacaires, à grant joie et grant noise demenant et de très biaux jeux jouant. Et lors du dit isle, par dessus un pont fut fait sur nefs et bateaux nouvellement ordenés deux et deux[264] l'un mestier après l'autre, et les bourgois en telle guise ordenés vindrent en la court le roy par devant son palais qu'il avoit fait faire nouvellement de très belle et noble euvre par Enguerran de Marigni son coadjuteur et gouverneur du royaume de France principal. Auquel palais les troys roys, c'est assavoir: Phelippe-le-Biau roy de France, Edouart son gendre roy d'Angleterre et Loys son ainsné fils roy de Navarre, avec contes, dux, barons et princes des dessus dis royaumes, estoient assemblés pour veoir la dite feste des bourgois et mestiers qui aussi ordenéement et gentement venoient, et tout pour le roy et ses enfans honnorer. Et ensement après disner, en la manière dessus dite ordenés, revindrent à Sainct-Germain-des-Prés, au Prés-aux-Clers, là où estoit Ysabel royne d'Angleterre, fille le roy de France, montée en une tournelle avec son seigneur le roy d'Angleterre Edouart, et pluseurs dames et damoiselles, pour veoir la dite feste des dits bourgois dessus dis et des mestiers, et les vist et regarda, et moult luy plurent: laquelle feste tourna, envers le roy de France et aux siens, à très grans honneurs et louables, et aussi aux gens de Paris. [Note 262: Tous les détails suivants de celle fête sont originaux. La continuation de Nangis n'en dit pas un mot. La _Chronique métrique_ attribuée à Godefroi de Paris raconte les fêtes bien plus au long et d'une manière plus curieuse encore. Cependant on n'y trouve pas la mention aussi claire des métiers de Paris et des corporations bourgeoises. Au reste, on a bien mauvaise grace à parler de la misère et des malheurs de la _Classe moyenne_ dans l'ancienne France, quand on lit des descriptions de ce genre sous la date de 1313.] [Note 263: A cheval bien furent vint mille, Et à pié furent trente mille; Tant ou plus ensi les trouvèrent, Cels qui de là les estimèrent. (_Chronique métrique_.)] [Note 264: Seignor por entrer en celle ille, (l'île Notre-Dame) Cels de Paris la noble ville Firent li pont par desus Saine En deus jors de celle semaine. Ce fu par devers Nostre-Dame Où fu fait et drescié ce pont. Le lundi et mardi fu fet Cet pont; huit vint piés ot de trait, Et de large en ot il quarante. (_Id_.)] Et en cest an meisme, le prince de Tarente, environ la feste de la Magdalaine, espousa la fille de Charles conte de Valois er de Katherine sa femme, héritière de Constantinoble. Et en ce meisme an, le mercredi après la feste de la Magdelaine, furent appellés du mandement le roy à Courtrai les barons et les prélas; et là fu paix faite entre le roy et les Flamens, par telle manière que les Flamens satisferoient au roy de la somme d'argent qui pieça avoit esté ordenée, et leur forteresces dès maintenant jusques à certain tems qui leur fu dit, et selon ce que les députés du roy ordeneroient, feroient abatre à leur propres cous et despens, et commenceroient à Bruges et puis à Gant: item il rendroient à messire Robert, fils au conte de Flandres, toute la chastellerie de Courtrai avec les appartenances; et de ces choses tenir il rendroient hostages, à greigneur seurté. En cest an, Henry roy des Romains priva publiquement le roy Robert de Secile de sa couronne et de son royaume, pour la cause de ce qu'il avoit failli de comparoir par devant luy à certain temps. Laquielle privacion le pape Climent réputa estre pour nulle, et sé aucune estoit, du tout il l'annichiloit pour moult de causes, lesquielles sont en ses constitucions alléguées, et seroient moult longues à mettre en escript. Et en cest an, au mois de juillet, un ost fu ordené par l'empereur contre le roy de Secile, et là ot l'empereur moult de belles victoires. LXIX. _De la mort Henri empereur de Rome._ Et en cest an ensement, Henri empereur des Romains entra en la voie de l'université de char humaine et fu mort, et en la cité de Pise fu honnorablement enterré: le quiel preu, hardi, chevalereux, et en ses fais très noble empereur de Rome Henri fu empoisonné d'un Jacobin qui luy donna à boire[265], selon ce que aucuns veullent dire. Et bien dient dont ce fu duel et pitié; car sa bonté et sa valeur croissoient de jour en jour de mieux en mieux; et, si comme l'en dit, sé il eust guères plus vescu il eust conquis toute Italie et mise toute sous sa puissance et seigneurie. Mais de ce fait de l'empereur Henri dient aucuns qu'il fu prouvé devant le pape Climent par phisiciens que l'empereur fu mort d'apostume; et combien qu'il fust malade, il se fist mettre en sa chapelle pour luy acommunier, et assez tost après il trespassa: et bien sachent tous que c'estoit le prince du monde que Jacobins amoient plus; et pour ce semble-il bien que son confesseur ne peust[266] avoir tant de loysir qu'il mist poisons en son vin que l'en ne s'en apperceust. [Note 265: _A boire_. Le latin est plus exact. «Vel, ut dicebant aliqui, eucharistiam sumendo de manu sacerdotis et proprii confessoris de ordine F. prædicatorum.»] [Note 266: _Ne peust_. Il semble qu'on devroit seulement lire _péust;_ mais tous les manuscrits portent le _ne_.] Et en cest an, le roy Phelippe mua sa monnoie environ la nativité Nostre-Seigneur. Et commença à faire florins à l'aignel. Le quiel florin valut au commencement vingt-deux sols de petis bourgois: et en ce tems ot moult de mutacions de monnoie, laquielle greva moult le peuple. Et en cest an, l'églyse de Nostre-Dame-des-Escos, que Enguerran de Marigui avoit nouvellement faite édifier, et en icelle avoit mis chanoines, fu noblement dédiée. Et en cest an, le cardinal Nicolas deffendi sus paine de escommeniement que nul n'usast de constitucions nouvelles en jugement né en escolles; car de la conscience du pape elle n'estoient pas issues, jà soit ce que sur ce il entendoit à pourveoir. Et environ la feste de monseigneur saint Denis, le dit cardinal deffendi tous les tournoiemens, et dampna tant les tournoians comme les souffrans et aidans: et meismement les princes qui en leur terres les souffroient. Si geta grant sentence contre eux, et avec ce sousmetoit leur terres à l'entredit de l'églyse. Mais après le pape, à la requeste des fils du roy et de pluseurs autres nobles, dispensa avec eux, pour ce qu'il estoient nouviaux chevaliers, que par trois jours devant karesme[267] il peussent aux dis jeux jouer tant seulement et non plus. [Note 267: C'est-à-dire durant les jours gras. Les cavalcades du carnaval n'ont peut-être pas d'autre origine, et l'on peut du moins admettre que l'usage de se masquer reçut une nouvelle consécration du souvenir des Tournoyans, armés de toutes pièces, les uns bien les autres mal, tous bariolés de couleurs et de blasons, tous se réunissant à la même époque de l'année.] Et en ce meisme an, Guichart l'évesque de Troies, lequiel avoit esté souppeçonné d'avoir procuré la mort de la royne Jehanne, si comme par avant est escript, fu trouvé innocent par la confession d'un Lombart qui avoit à nom Noffle, lequiel estoit jugié à Paris à estre pendu au gibet. Et en cestui an, mut une très grant dissencion entre le duc de Lorraine et l'évesque de Mez pour très petite achoison, la quielle eust esté tost apaisiée qui y eust voulu mettre un pou de paine. Mais en la fin les deux os s'assemblèrent emprès un chastel que on appelle Freve[268], et là ot moult aspre bataille entre eux. Toutes fois ot le duc victoire par sa cautelle et industrie: car l'évesque avoit plus de gent que le duc. Si s'en commencièrent à fuir, et en y ot bien deux cens que mors que noiés: ilec le conte de Bar neveu de l'évesque, le conte de Salins et son fils, furent pris et pluseurs autres nobles qui estoient de la partie à l'évesque; mais il furent assez briefment délivrés de prison en paiant une grant somme d'argent. [Note 268: _Freve_ ou _Frouard_. L'évêque s'appeloit Renaud de Bar.] LXX. ANNÉE 1314 _De la mort le maistre du Temple._ En cest an aussi, au moys de mars au tems de karesme, le général maistre du Temple, et un autre grant maistre après luy, en l'ordre si comme l'en dist visiteur, à Paris en l'isle devant les Augustins[269], furent ars: et les os de eux furent ramenés en poudre, mais oncques de leur forfais n'orent nulle recognoissance. [Note 269: «Prudenti consilio, circà vespertinam horam, in parvâ quâdam insulà Secanæ, inter hortum regalem et ecclesiam fratrum Heremitarum positâ, ambos, pari incendio concremari mandavit.» C'est à peu près où sont aujourd'hui les _bains Vigier_ du Pont-Neuf.--Variante du manuscrit 218, sup. fr.: _L'Ille des Juis_. La _Chronique métrique_ porte: _En l'ille des Juiaus_. Pour tous ces renseignemens, le _Plan de Paris sous Philippe-le-Bel_, dressé par M. Albert Le Noir, laisse beaucoup à désirer.] L'an de grace après ensuivant mil trois cent quatorze, le pape Climent mourut au tems de Pasques, et fu le siège moult longuement vacant. Et y ot très grant dissencion entre les cardinals, c'est assavoir: entre ceux de Gascoigne d'une part, et ceux d'Italie et de France d'autre part. Car ceux d'Italie et de France mettoient paine d'avoir l'eslection par devers eux et y ot deffiailles de l'une partie contre l'autre, et meismement pour la cause du feu qui avoit esté mis en la ville de Carpentras par le marquis de Antonne[270] neveu du pape Climent derrenièrement mort; car il y estoient tous assemblés pour l'eslection faire de un pape; et disoit l'en que le feu y avoit esté mis du dit marquis en la faveur des cardinals qui estoient de la partie des Gascoins. Et en cest an fu prise une occasion, pour les guerres qui avoient esté faites en Flandres, de lever une exaction laquielle n'avoit esté oïe de mémoire d'homme. Et commença ceste exaction à Paris premièrement, et après elle fu espandue par tout le pays, et estoit la dite exaction ou extorcion telle que tout vendeur et acheteur paioit six deniers pour livre: laquielle exaction quant elle fu ainsi publiée et par tous pays, ceux de Normendie, et de Picardie, et Champaigne s'assemblèrent et jurèrent les uns aux autres[271] que chascun deffendroit ceste exaction en son pays, et en nulle manière ne la lairoit tenir[272]. Finalement quant le roy sot ce, il commanda que telle exaction cessast par tout son royaume, car on disoit tout communément que ceste chose n'estoit pas venue de la conscience du roy, mais estoit venue, par ses très mauvais conseilleurs. [Note 270: _De Antonne_. «Per marchisium.» Variantes: _D'Amptonne_. (Nº 9650.) Fleury le nomme: _Bertrand de Got, comte de Lomagne_.] [Note 271: _Les uns aux autres_. «Per juramentum ad invicem confederati pro sua et patriæ libertate.»] [Note 272: De là le plan de conjuration dit _des Alliés_, dont Godefroi de Paris, dans le manuscrit du Roi 6812, nous a fait connoître les vues, le but et l'importance.] En cest an, vers Pontoise, (au lieu que l'en dit Maubuisson abbaïe de femmes, nonnains de l'ordre de Cistiaux, le jour d'un mardi en la sepmaine de Pasques), Marguerite royne de Navarre, fille du duc de Bourgoigne et femme Loys roy de Navarre, fils Phelippe roy de France; et Jehanne fille le conte de Bourgoigne, femme Phelippe le conte de Poitiers, fils du roy de France, et Blanche la seconde fille du devant dit conte de Bourgoigne, femme Charles conte de la Marche fils au roy de France, pour fornicacion et avoutire sur eux mis, et meismement ès deux,[273] c'est assavoir: Marguerite royne de Navarre et Blanche femme Charles devant dit; vraiement approuvées[274] furent prises, et du commandement du roy qui lors estoit à Maubuisson, en diverses prisons mises les deux, (c'est assavoir: Marguerite et Blanche du tout en tout par essil et en chartres perpétuels mises et encloses, au chastel de Gaillart en Normendie furent détenues et emprisonnées, et ilec à morir condampnées): et l'autre dame, la contesse de Poitiers, qui fu au chastel de Dourdan emprisonnée, examinacion d'elle faite et expurgement, du tout en tout fu aprouvé que en celuy forfait ne fu pas coupable. Après ce, de prison fu délivrée, et en la compagnie le conte de Poitiers son mari fu de rechief rassemblée: et adecertes pour voir, Phelippe d'Aunoy ami bienveillant[275] de la dite royne, et Gaultier d'Aunoy son frère, ami de la dite Blanche, chevaliers, le jour d'un vendredi, en icelle sepmaine meisme de Pasques, à Pontoise, du commandement du roy, furent escorchiés et les vits et génitoires coupés[276]; et après ce incontinent, à un gibet de Pontoise pour eux nouvellement fait furent traînés, et en celuy gibet pendus et encroés[277]: et pour certain, l'uissier de la dite royne, sachant et consentant de devant dit forfait, en ce jour à Pontoise au commun gibet des larrons fu pendu; lequiel cas fortunable les barons et le roy de France et ensement ses fils courrouça moult et troubla. [Note 273: _Avoutire_. Adultère.--_Meismement_. Surtout.] [Note 274: _Approuvées_. Convaincues.] [Note 275: _Bienveillant_. Variante du manuscrit 218: _Malveillant_.] [Note 276: _Coupés_. «Eisque virilibus unà cum genitalibus amputatis.» La _Chronique métrique_, dont le récit est ici plein d'intérêt et de vivacité, ajoute une circonstance qui aurait dû frapper, entre vingt autres, nos auteurs dramatiques. Tel jugement lor fu rendu De par lor père, et de plusor: Ainsi morurent en doulor. De tel jugement fu retrait, Qui trop tost trop cruel fu fait....] [Note 277: _Encroés_. Abandonnés.] LXXI. _De la taille et maletoute faite en France par Enguerran de Marigny._ [278]Et en cest an, le jour de la feste saint Pierre, le premier jour d'aoust, Phelippe-le-Biau, roy de France, assembla à Paris pluseurs barons et évesques, et en seur que tout[279] il fist venir pluseurs bourgois de chascune cité du royaume qui semons y estoient à venir. Adoncques iceux au palais de Paris venus et assemblés, le jour dessus dit, Enguerran de Marigny chevalier, coadjuteur le roy de France Phelippe et gouverneur de tout le royaume, monta de son commandement en un eschafaut, avec le roy et les prélas et les barons qui ilec estoient; sur le dit eschafaut séant en estant, monstra et manifesta, ainsi comme en preschant au peuple qui ilec estoit devant l'eschafaut, oïans tous les prélas dessus dis, la complainte le roy, et pour quoy il les avoit fait ilec venir et assembler; et fist son tiexte _de nature et de norriture_ en descendant sur les royaux et sur la ville de Paris, où les devant dis royaux, au temps ancien, de leur nature avoient acoustumé de avoir leur nourreture: et pour ce appeloit-il Paris, chambre royal; et que le roy s'y devoit plus fier pour avoir bon conseil et pour avoir aide, que en nulle autre ville. Et si dit et monstra autres pluseurs choses dont je ne fais pas mencion, pour la prolixité qui y est et seroit à raconter. Si descendi sur Ferrant jadis conte de Flandres, coment il s'estoit forfait envers le roy de France qui lors estoit dit Auguste, qui conquist Normendie, et cornent icelui roy Phelippe en vint à chief, et coment il conquist Flandres et la mist en sa puissance: et dit lors icelui Enguerran que, combien que après Ferrant, pluseurs vassaux eussent tenu la conté de Flandres, si ne la tenoient-il que comme gardiens et en subjection de féauté et hommage du roy de France. Et après ce, il descendi sur Gui conte de Flandres, cornent il se forfist envers le roy, et coment la guerre avoit esté menée, et le coustement et despens que le roy avoit fait, qui bien montoient à si grant nombre d'argent que c'estoit merveilles du raconter, de quoy le royaume avoit esté trop malement grevé. Et, après ce, monstra coment la paix avoit esté faite du conte de Flandres Robert de Béthune et des Flamens eschevins de Flandres, par leur seaux en lettres pendans accordée et affermée; laquielle paix et convenances les devant dis contes et Flamens ne vouloient obéir né tenir, si comme il avoient plevi et juré, et par leur seaux affirmé. Pour laquielle chose ycelui Enguerran requist, pour le roy, aux bourgois des communes qui ilec estoient assemblés, qu'il vouloit savoir lesquiels luy feroient aide ou non à aler encontre les Flamens à ost en Flandres. Et lors icelui Enguerran ce dit, si fist lever son seigneur le roy de France de là où il séoit pour veoir ceux qui luy vouldroient faire aide. Adonc Estienne Barbete, bourgeois de Paris, se leva et parla pour la dite ville; et se présenta pour eux et dist qu'il estoient tous près de faire luy aide, chascun à son povoir, et selon ce qu'il leur seroit avenant, et à aler là où il les vouldra mener à leur propre coux et despens contre les dis Flamens. Et adonc le roy les en mercia. Et, après le dit Estienne, tous les bourgois qui ilecques estoient venus pour les communes respondirent en autelle manière que volentiers luy feroient aide; et le roy si les en mercia. Et lors après ycelui parlement, par le conseil du dit Enguerran, une subjection et une taille trop male et trop grevable à Paris et au royaume de France fu alevée, de quoy le menu peuple fu trop grevé: pour laquielle achoison le dit Enguerran chéi en la haine et maleiçon du menu peuple trop malement. [Note 278: Tout ce chapitre si curieux n'est pas dans le texte latin.] [Note 279: _En seur que tout_. Surtout.] LXXII. _De l'ost de France qui s'en vint sans riens faire._ Adecertes, en celui an, au moys de septembre ensement, de rechief après le rebellement quatre fois du conte de Flandres Robert de Béthune, et les Flamens qui les convenances de paix avec le roy de France et de leur seaux scellées et accordées en nulle manière ne vouloient tenir, si comme nous avons dit ci devant; Phelippe-le-Biau roy de France, Loys son ainsné fils, roy de Navarre, et ses deux autres fils Phelippe conte de Poitiers, et Charles conte de la Marche, avec eux Charles conte de Valois et Loys son frère conte de Evreux, Gui conte de Saint-Pol, et Enguerran de Marigni, un ost très grant à pié et à cheval, à noble compaingnie, en Flandres destina et envoia. Et lors jusques à Lille à tout leur noble ost parvindrent, qui toute Flandres peust avoir conquis et occis, s'il fust à droit gouverné. Et comme ilec fussent proposans et ordenans Flandres et les Flamens assaillir, par le conseil de Enguerran coadjuteur et gouverneur du royaume de France et du roy Phelippe avec, et du conte de Nevers fils au conte de Flandres, par le fait du dit Enguerran, environnés et tenus sans rien faire furent déboutés à revenir sans honneur en France. LXXIII. _De la mort Phelippe-le-Biau roy de France._ Adecertes[280] en cest an, Phelippe-le-Biau roy de France, au moys de novembre à Fontainebliau, au terroir de Gastinois, clost son derrenier jour. Lequiel son corps delès son père le roy Phelippe et sa mère la royne d'Arragon, au lieu que il vivant avoit esleu en l'églyse Saint-Denis en France honnorablement fu enterré. Et, pour voir, son cuer, en l'églyse des nonnains qu'il avoit fondées n'avoit guaires à Poissi, fu porté, et ilec honnorablement enterré. [Note 280: On chercheroit vainement encore la substance de ce chapitre dans la continuation du Nangis.] Adecertes y celui roy de France Phelippe-le-Biau régna vingt-huit ans; et fist faire à Paris par Enguerran son coadjuteur et gouverneur de son royaume un neuf palais[281] de merveilleuse et coustable euvre, le plus très bel que nul, si comme nous creons en France, oncques véist. Et pour, voir icelui roy Phelippe engendra de sa femme Jehanne royne de France et de Navarre pluseurs enfans, c'est assavoir: Loys son ainsné fils roy de Navarre, qui après luy fu son successeur au royaume de France; Phelippe le conte de Poitiers, et Charles conte de la Marche, et un autre fils qui mouru en s'enfance; et une fille très belle dame qui ot non Ysabel, et fu femme le roy Edouart d'Angleterre laquelle, lonc tems devant ce que celui roy Phelippe mourut, il avoit espousée. [Note 281: _Un neuf palais_. Aujourd'hui _le palais de justice_. On a vu plus haut que les travaux furent dirigés par Enguerrand de Marigny. Ces passages n'ont pas été relevés avec assez de soin par les historiens de Paris.] LXXIV. _Coment Enguerran de Marigni fu pris et mis en prison._ [282]Et adecertes en icest an, au temps de karesme, le mercredi devant Pasques fleuries, Enguerran de Marigni, chambellanc, coadjuteur et gouverneur du roy de France Phelippe nouvellement trespassé au temps dessus dit, par l'amonnestement et enditement Charles le conte de Valois, et si comme l'en dit, par l'esmouvement d'aucuns des barons de Picardie et de Normendie et espéciaument de messire Ferri de Pequigni chevalier et du conte de Saint-Pol, par le commandement du roy de Navarre, après ce, roy couronné de France Loys, en sa maison de Paris, en la rue que on appelle le Fossé-St-Germain[283], fu pris; et au Louvre, en la tour où Ferrant jadis conte de Flandres fu emprisonné, mis et posé. Car adecertes un pou après la mort du devant dit roy de France Phelippe, Loys roy de Navarre et ses deux frères conte de Poitiers Phelippe et Charles conte de la Marche, et espéciaument Charles conte de Valois, ensemble avoient eu parlement et disoient: Qu'il vouldroient savoir d'Enguerran qu'il avoit fait du trésor et des richesses du roy de France Phelippe qu'il avoit en garde. Et pour ce l'avoient mandé pour luy comparoir devant eux. Adoncques icelui Enguerran devant eux venu, si luy demandèrent où estoit le trésor du roy de France, car il avoient trouvé le trésor tout desnué. Adonc quant Enguerran vit qu'il luy convendroit rendre cause, ou sé ce non très grant honte en pourroit avoir, si respondit en celle manière; c'est assavoir qu'il en respondroit et feroit bon conte et loyal. Et lors adecertes le conte de Valois respondant luy dist ainsi: «Rendez-le donc tout maintenant.» Lors luy respondi Enguerran, et dist ainsi: «Sire volentiers, je vous en ay baillié la plus grant partie, et le remanant j'ay mis en paiement pour les debtes de monseigneur le roy vostre frère.» [Note 282: Toute l'histoire de la condamnation et de la mort d'Enguerrand de Marigny n'est connue que par notre chronique. Ce procès n'est pas attribué au règne de Louis-Hutin, parce qu'alors ce prince n'étoit pas encore sacré.] [Note 283: _Saint-Germain_. L'Auxerrois.] Et quant Charles de Valois oï le conte Enguerran, et que premièrement il luy faisoit honte, lors fu moult courroucié et irié, si luy dist: «Certes de ce mentez-vous, Enguerran?» Et lors Enguerran respondant dit: «Par Dieu, sire, mais vous mentez.» Adonc Charles conte de Valois, ce entendu, si sailli d'autre part et le cuida prendre: mais pluseurs firent cestui Enguerran de ses ieux trestourner et disparoir; car s'il le peust avoir tenu en celle heure, il l'eust occis ou fait mourir de cruel mort: et lors pour ceste devant dite cause et pour autres fais, aucuns pou de jours trespassés, fu Enguerran de Marigni pris et mené en prison au Louvre si comme je vous ai dit ci-devant. Et après ce, le conte de Valois fist assavoir et manda à tous, tant povres comme riches, auxquiels Enguerran de Marigni auroit forfait, que il venissent à la court le roy, et féissent leur complaintes, et que de luy il auroient très bon droit. Adonc Enguerran de Marigni au Louvre emprisonné, Charles conte de Valois en ce point ne reposant, vint au roy de Navarre son neveu Loys et lui dit: «Sire, que avez fait? Adecertes vous avez mis ce larron Enguerran en sa maison en la tour du Louvre emprisonné, car il est chastelain du Louvre; et pour ce m'est-il avis que c'est desconvenable chose luy estre mis ilec.» Et lors le roy respondant dist à son oncle: «Que voulez-vous que je fasse de luy né où je le mette?» et Charles conte de Valois respondi: «Je veux que au Temple, hostel de Templiers jadis, soit mis en étroite prison.» Et ice dit, adonc par le commandement du roy, le dit Enguerran, du Louvre où il estoit à cheval à belle compaignie de sergens chevauchans avec luy, au Temple fu mené, moult de peuple après luy alant pour le veoir, et de ce grant joie demenant; et ilec en estroite garde fu mis en prison. LXXV. _Des articles qui furent proposés contre Enguerran._ Adecertes en ce cours de temps, c'est assavoir le samedi devant Pasques fleuries, fu amené Enguerran de Marigni du Temple au bois de Vincennes devant Loys roy de Navarre et moult de prélas et de barons du royaume de France, pour luy ilec assembler. Et lors par le commandement du conte de Valois proposa maistre Jehan Hanière[284] contre Enguerran de Marigni, les raisons et les articles que on luy avoit enjoint; et premièrement prist son theume de ceste auctorité: _Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam._ «Non pas à nous, sire, non pas à nous, mais à ton nom donne gloire.» C'est le françois de cest latin. Et après ce, prist les sacrifices d'Abraham et de Isaac son fils; et après ce, prist les exemples des serpens, qui degastoient la terre de Poitou au temps saint Hilaire, évesque de Poitiers; appliqua et accomparagea les serpens à Enguerran et à ses créatures, c'est assavoir ses parens et ses affins. Et ice dit, si descendi sus le gouvernement du royaume du temps Enguerran; et après ce, les cas et les forfez raconta en général[285] qui s'en suivent: [Note 284: _Hanière_. Variante: _Hamera_. La _Chronique métrique_ l'appelle mieux _Jehan d'Anière_.] [Note 285: Ce qui suit jusqu'au chapitre LXXVI a été supprimé dans la plupart des manuscrits, et, entre les autres, dans celui de Charles V, nº 8395. On peut croire que cette suppression n'est pas involontaire. La leçon du nº 9651 porte seulement: «Les cas proposez par devant le roy et son conseil contre ledit Enguerran ne sont pas ycy escripz pour ce qu'il n'étoient pas contenuz ou livre ou exemple de ceste escripture.» (Fº 2, Rº.) J'ai suivi les manuscrits 8298 et 218, Supplément françois.] _Premièrement_. Le roy Phelippe en son vivant dist que Enguerran l'avoit deceu et tout son royaume; et pluseurs fois l'en trouva-l'en plorant en sa chambre. Et pour ce, ne le voult-il pas faire son exécuteur. _Le secont article_. Que au vivant le roy, quand il trayoit à mort, il roba le trésor du Louvre, à six hommes toute une nuit. Et le fist porter là où il voult à son commandement. _Le troisiesme_. A la derrenière voye de Flandres, il parla au conte de Nevers tout seul aux champs, lequel luy donna deux barris esmailliés d'argent et pluseurs joiaux, et loua le retour et fist l'ost de France retourner sans riens faire. _Le quatriesme_. Quant il fu venu[286], il conseilla prendre la subvencion, dont le menu peuple fu malement grevé. [Note 286: _Venu_. De Flandres.] _Le cinquiesme_. Quant le roy l'envoya au pape, il porta des deniers du roy une somme d'argent en laquelle il avoit en or trente mil livres, et puis n'en contesta riens, ainsois le retint. _Le sixiesme_. Quant le roy envoya à monseigneur Raimont de Goth quinze mille florins par ledit Enguerran, et quant il fu là, il le trouva mort: si les retint, et puis n'en compta. _Le septiesme_. Que il fist séeler par monseigneur Guillaume de Nougaret, adonc chancelier nostre seigneur le roy, huit[287] paires de lettres et ne pot savoir que il séela. [Note 287: _Huit_. Variante: _Vingt_.] _Le huitiesme_. Que par luy estoient tous les officiels ès offices du roy, de quelque manière que il fussent. _Le neuviesme_. Que le roy li donna à deux fois cinquante cinq mil livres, pour sa voie de Poitiers, avec tous ses costs et despens. _Le dixiesme_. Quant le roy li donnoit terre, il faisait prisier à deux cens livres ce qui bien valoit huit cens. _Le onziesme_. Que un marchéant faisoit contraindre pluseurs marchéans par lettres des foires de Champaigne, pour deniers que eux li devoient; lesquels donnèrent à Enguerran huit mil livres, et il furent délivrés. Et le preudomme fu mis en Chastellet cinquante jours en prison, et luy convint jurer, ainsois qu'il en issist, que jamais n'en seroit nouvelle et que rien n'en demanderoit. _Le douziesme_. Dix-huit vins dras[288] furent acquis au roy par forfaiture; il furent aportés à Enguerran, né oncques puis n'en compta. [Note 288: _Dix-huit vins_. Trois cent soixante.] _Le treiziesme_. Que la terre de Gaillefontaine, qui valoit douze cens livres, ne fu prisiée que à huit cens livres, et de tant fu deceu monseigneur de Valois. _Le quatorziesme_. L'abbé de Sainte-Caterine aussi fu déceu. _Le quinziesme_. De l'eschange du prieur de Saint-Arnoul en tele manière fu déceu. _Le seiziesme_. Que le roy envoia à la contesse d'Artois unes lettres esquelles il luy demandoit certaines besoignes; et Enguerran mist dedens une annexe, et luy mandoit le contraire, et que il la garantissoit devers le roy de tous poins. _Le dix-septiesme_. Que madame d'Artois luy donna quarante mil livres que la ville de Cambray luy devoit d'une amende, et que le roy ne luy vouloit donner congié de lever l'amende dessus dite, et Enguerran la leva tout outre. _Le dix-huitiesme_. Que il donna le conseil de madame de Poitiers prendre[289], ensi come il fu fait. [Note 289: _Prendre_. C'est-à-dire de prendre madame de Poitiers, à tort soupçonnée d'adultère.] _Le dix-neuviesme_. Qu'il obligea sa terre de Foilloy, à vint-deux ans, à rendre l'argent dessus dit, et en donna lettres à la contesse, et depuis avint qu'il eust les lettres par devers lui[290]. [Note 290: _Par devers lui_. Qu'il trouva moyen d'arracher ces lettres à la comtesse d'Artois.] _Le vintiesme_. Que pour paour de plus perdre, madame d'Artois luy donna la haulte justice de Croisilles et de Biauvais, avec le marchié de Biauvais. _Le vint-et-uniesme_. Les Crespinois d'Arras luy donnèrent quarante-huit mil livres; mais il les cuidièrent avoir donnés au roy. _Le vint-et-deuxiesme_. Que le roy porta à ses frères trente mil livres; mais il n'en avint nul, quar Enguerrant les ot par devers luy. _Le vint-troisiesme_. Que le roy luy donna la garde d'Estouteville à treize ans, qui bien valoit quarante-six mil livres. _Le vint-quatriesme_. Que le roy luy donna le tiers denier de certaines foires en Normendie, qui bien valoit soixante mil livres. _Le vint-cinquiesme_. Que le roy luy donna pour faire faire son ostel et son palais de Paris, dix mil livres. _Le vint-sixiesme_. Qu'il tolli aux voisins d'entour, des maisons qui bien valent cent livres de rente par an et plus. _Le vint-septiesme_. Que les bourgois de Roen avoient forfet[291] une franchise qui estoit en la ville; et il luy donnèrent trente mil livres et ensi orent leur franchise. [Note 291: _Forfet_. Soumissionné. On dit encore _avoir_ ou _vendre à forfait_.] _Le vint-huitiesme_. Le roy donna à messire Beraut de Marcueil douze cens livres de terre prise à Chailly, et il les vendi à messire Enguerran sept mil livres, dont il ne paia que quatre mil. Et de ces douze cens livres de terre failloit à asseoir soixante-douze livrées de terre, pour lesquieles il prist soixante-deux villes à clochiers en la chastellerie de Montlehery. _Le vint-nueviesme_. A mestre Raoul de Poi[292] qui avoit une maison à Tilly que messire Enguerran voult avoir, il luy fist donner une forfeture de quatre mil livres et un chastel en Bretaigne qui bien valoit quatre mil livres. [Note 292: _Poi_. Variante: _Foi_.] _Le trentiesme_. Que du tournoi de Compiègne il fist aporter le remanant des garnisons nos seigneurs en son hostel. _Le trente-et-uniesme_. Messire Jacques Laire avoit sus le trésor le roy quatre cens livres de rente; et luy en devoit-on dix-neuf cens livres d'arrérages; et il les vendi à monseigneur Enguerran trois mil livres à héritage à tousjours; et il s'en paia tantost du trésor le roy et ainsi ne luy cousta que onze cens livres. _Le trente-deuxiesme_. Que, en la conté de Longueville lès-Giffart, le roy ne luy cuida asseoir que six cens livres et il en i a deux mil. _Le trente-troisiesme_. Madame Blanche de Bretaigne lui donna un moult biau manoir, pour miex besoignier[293] à court. [Note 293: _Besoignier_. La servir, être utile à la princesse.] _Le trente-quatriesme_. Que de la pierre de Vernon il fist mener quatre mil pierres à Escouies, et cinquante-deux images[294] chascune du prix de quarante livres. [Note 294: _Images_. Sans doute _statues_,--_Ecouis_ est un bourg du Vexin normand, à deux lieues du grand Andelis. Enguerrand y avoit fondé, en 1310, une riche collégiale. Peut-être retrouveroit-on encore dans l'église plusieurs des statues qu'il y avoit transportées.] _Le trente-cinquiesme_. Que des forès du roy il a osté tout le plus bel. _Le trente-sixiesme_. Que le séneschal d'Auvergne luy donna set cens livres. _Le trente-septiesme_. Une femme de Sens qui avoit forfait cors et avoir, luy donna huit cens livres et ainsi fu assoute. _Le trente-huitiesme_. Que un bidaut[295] estoit accusé à court de pluseurs cas, il luy donna pluseurs dons et ainsi fu assous. [Note 295: _Bidaut_. On a _bédaut_, sergent, recors. On a dit aussi _badaud_. De leur nombre, de leur importunité dans la ville du Parlement et de la justice permanente, de leurs habitudes inquiètes et turbulentes, on a fait le proverbe des _Badauds de Paris_.] _Le trente-nueviesme_. Que il fist pluseurs estans en Normendie, esquiex il ajousta pluseurs héritages du roy. _Le quarantiesme_. Que il peupla lesdis estans des poissons des estans le roy, et en i mist jusques à la value de dix mil livres. _Le quarante-et-uniesme_. Que il avoit fait commandement aux trésoriers et aux maistres des comptes, que pour mandement que le roy fesist, que il n'obéissent sé il ne véoient ainsois son séel. Adonc ices articles dis et fénis et pluseurs devant ses iex approuvés, si ne luy fu en nule manière donnée audience de soy deffendre, fors que l'évesque de Biauvais, son frère, demanda copie des articles devant dis; et, ice fait, de rechief au Temple en prison fu ramené et serré fermement en bons liens et en aniaux de fer, et gardé très diligeamment. [296]Après, en l'an de grace ensuivant mil trois cent et quinze, comme on traitast par une voie moyenne contre le dit Enguerran, renommée courut que à l'instance de la femme Enguerran estoient faites images de cire pour envoulter le roy et messire Charles et autres barons. Et estoient iceux vouls de cire en telle manière fais et ouvrés que sé longuement eussent duré, les devant dis roy et conte, chascun jour, n'eussent fait que amenuisier, defrire et séchier, et en brief les eussent fait de male mort mourir. Lors par la volonté de Dieu et par son jugement, par aventure occulte fu sceu et aperceu d'aucuns, et tantost fu noncié à Charles de Valois; laquelle chose Charles de Valois entendue, et de ce moult esbahi, lors au roy de Navarre Loys son neveu vint isnelement, et luy raconta teles felonnies, desloiaux et détestables fais. Lequel roy Loys, chascun jour, pourtraitoit envers le dit conte la délivrance du dit Enguerran, et tant, si comme l'en dist, avoit jà fait et procuré envers ses adversaires que le devant dit Enguerran devoit passer mer et aler en Chypre, et ilecques, jusques au rapellement du devant dit conte Charles, et jusques à sa bonne volenté, devoit estre, si comme l'en dit, en essil condampné, sé cette maudite aventure et fortunable endementiers ne fust avenue. Et adonc le roy Loys quant il ot ces félonnies entendues et ces dyaboliques forfais de la femme Enguerran par son consentement, lors si fu moult esbahi, et dist à Charles son oncle: «Je oste de luy ma main, et puis des ore en avant ne m'en entremets; mais selon ce que vous verrez bien expédient et avenant luy faites.» Adonc le roy Loys ice dist, Charles conte de Valois qui autre chose ne queroit fors que le roy soy abstenist de luy deffendre, et qui jà avoit la dame de Marigni, avec sa seur la dame de Chantelou fait prendre, et dedens le Louvre à Paris fait metre en prison; et l'autre boisteuse maudite avec le dit Paviot en Chastelet, les vouls avec eux amenés et aportés, avoit fait emprisonner, et estre détenus en estroite garde; lors adecertes en ce fait non reposant, le samedi devant l'Ascension de Nostre-Seigneur Jhésucrist, si fist au bois de Vinciennes pluseurs barons et chevaliers avec aucuns pers de France assembler, et ilec furent démonstrés aucuns des forfais Enguerran de Marigni, et les autres détestables félonnies et dyablies de sa femme faictes, et, si comme l'en dist, de luy premièrement proposées. Lors par le jugement d'aucuns barons, pers, chevaliers et barons du royaume de France pour ce ilec assemblés, Enguerran fu condampné à mourir pour estre pendu. Et ce fait, le mardi ensuivant, très bien matin, du Temple au Chastellet, en une charete, tout ferré de ses ferreures, fu amené, disant le peuple après et de ce esjoissant: _Au gibet, au gibet soit amené!_ [Note 296: On ne trouve ni dans les éditions imprimées, ni dans le plus grand nombre des manuscrits, un long passage important qui suivoit immédiatement ces mots: _L'an de grace_, etc. Le voici tel que le renferment les deux manuscrits auxquels j'ai déjà emprunté les _articles_ contre Enguerrand de Marigny: «Après, en l'an de grace ensuivant mil trois cent et quinze, Enguerran de Marigny, qui, au Temple estoit en fers serré et tenu en prison, voiant et appercevant que il fust en péril de mort, lors pensa, par une espérance decevable, coment il poist ses anemis à mort baillier et traire. Et par art de diable eulx, si comme l'en dit, destruire et especialement Charles le comte de Valois et le comte de Saint-Pol, qui estoient ses très grans aversaires. Et adont, manda sa femme la dame de Marigny et la suer à ladite dame, la dame de Chantelou, et, si comme il fu dit, son frère l'archevesque de Sens, que il venissent pour parler à lui. Adonc iceulx ensemble venus, si orent conseil ensemble et traitièrent la mort des devant dis contes; et après, sa femme, la dame de Marigny retournée avec sa suer, la dame de Chantelou, en sa maison, tantost ces deus dames mandèrent et firent venir à eulx une maudite et mauvaise boiteuse qui fesoit l'or et un mauvais garçon qui avoit nom Paviot, qui de tels sors se savoit entremettre. Et leur promistrent moult de pecunes sé il féissent aucus vouls (_vultus_) par lesquiex les devant dis contes peussent occire. Laquele chose otroiée de iceulx, si firent les vouls et par art magique et de diable leur misrent noms et, si comme il fu dit, les baptisièrent faussement. (Etc. comme ci-dessus.) La continuation de Nangis, qui dit deux mots de cela, attribue la tentative d'envoûtement à Jacques de Sor, à sa femme et à son valet, mais toujours à la suggestion d'Enguerrant et de sa femme. «Quo comperto, dictus Jacobus in carcere vinctus, ex desesperatione laqueo se suspendit, et postmodùm uxor ejus concrematur.»--La _Chronique métrique_ nomme seulement _Paviot_.] LXXVI. ANNÉE 1315 _De la mort Enguerran de Marigni._ Et après ce, l'endemain, c'est assavoir le jour du mercredi en la veille l'Ascension Nostre-Seigneur, le derrenier jour du moys d'avril, icelui Enguerran de Marigni chevalier, à grant multitude de gent à pié et à cheval de toutes pars venans et courans et de ce moult esjoïssans, du Chastellet de Paris en une charete, luy disant et criant au peuple: _Bonnes gens, pour Dieu priez pour moi!_ En telle manière fu mené au gibet de Paris, et au plus haut des autres larrons en ce gibet fu pendu. Laquelle chose faicte, en la sepmaine ensuivant, la maudite boisteuse et le devant dit Paviot furent menés au gibet, et ilec ladite boisteuse, les vouls montrés au peuple qui ilec estoit venu, en un très ardant feu fu arse, et le dit Paviot sous son seigneur Enguerran de Marigni fu pendu. Et adecertes la dame de Marigni et sa seur la dame de Chantelou du Louvre où elle estoient en prison ostées et ramenées après ce au Temple l'ostel des Templiers jadis, en plus forte prison furent encloses. LXXVII. _De la mort Marguerite femme le roy de Navarre._ En cest an vraiement, la veille de l'Ascension dessus dite derrenier jour d'avril, fu morte Marguerite jadis folle et diffamée royne de Navarre qui au chastel de Gaillart en Normendie estoit emprisonnée, et à Vernon en l'églyse des frères Meneurs fu enterrée[297]. [Note 297: La continuation de Nangis ajoute: «Blancha verò carcere remanens, à serviente quodam ejus custodiæ deputato dicebatur impregnata fuisse quum à proprio comite diceretur vel ab aliis impregnata.» La _Chronique métrique_, après avoir longuement parlé du profond repentir de ces deux princesses, ajoute que la reine de Navarre _mourut de maladie_. Je ne sais sur quelle autorité tous nos historiens modernes ont répété que Louis X _l'avoit fait étrangler_, et je ne vois aucune pièce à l'appui de cette allégation dont Pap. Masson semble l'inventeur. M. Michelet a même été plus loin en donnant aux lignes latines que je viens de citer une interprétation purement imaginaire. (Voyez t. 3, p. 215).] Et en ce meisme an, Pierre de Latilly, évesque de Chaalons, lequel estoit souspeçonné de la mort Phelippe-le-Biau et de son prédécesseur[298], à l'instance de l'arcevesque de Rains, du mandement du roy, fu détenu en prison. [Note 298: _De son prédécesseur_. L'évêque de Châlons.] Et en ce meisme tems, Raoul de Praeles, lequel estoit ainsi comme principal advocat en parlement du roy, fu mis à Saincte-Geneviève tant comme coupable et souppeçonné de la mort devant dite. Mais après moult de paines et de tormens qu'il ot souffert, ne pot-on riens traire de sa bouche fors que bien, si fu franchement laissié aler, et ot moult de ses biens gastés et perdus. Et en ce tems, Huguelin le duc de Bourgoigne et frère de Marguerite royne fu mort, auquel son frère succéda en la duchiée. Et en ce meisme tems, environ l'Ascension, messire Loys jadis conte de Nevers et de Rethel, et Jehan de Namur vindrent en France et furent de rechief receus en la grace du roy, et furent rendus au dit conte ses deux contés desquelles il avoit esté privé par avant. Et en cest an, l'abbé de Cistiaux et les procureurs de Robert conte de Flandres se comparurent à Paris devant le roy pour excuser le dit conte, jasoit ce qu'il eust esté semons personnelment, pour confirmer la paix qui avoit esté l'an devant pourparlée; si l'excusoient en telle manière et disoient: que bonnement il n'y pooit venir pour la foiblesse de son corps; et si luy couroient sus aucuns de ses anemis. Lesquelles excusacions furent réputées pour frivoles; et une pièce de tems après, c'est assavoir la veille de la Sainct-Pierre et Sainct-Pol apostres, furent le dit conte et les Flamens réputés pour contumaux et rebelles. Et en ice tems, le samedi devant la Sainct-Jehan, trois femmes qui portoient poisons, et par les quelles l'évesque de Chaalons, devancier de Pierre de Latilly, avoit esté empoisonné, furent arses en une petite isle qui est devant les Augustins. Et en ce tems, Jehan le fils messire Guillaume de Flandres espousa la fille du conte de Sainct-Pol. Et en ce tems il fu moult grant deffaute de vin en France. _Ci fenist l'ystoire le roy Phelippe-le-Biau._ CI COMENCE L'YSTOIRE DE LOYS, ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE[299]. [Note 299: On ne lit dans aucune des variantes de ce titre le sobriquet de _Hutin_. Mais précédemment nous l'avons trouvé joint au nom de Louis X. D'où vient-il? on l'ignore; ce qu'il y a de sûr, c'est que _Hutin_ n'a jamais signifié autre chose que bruit, noise, tumulte.] I. _De l'ost de France qui s'en revint de Flandres sans riens faire._ Après Phelippe-le-Biau régna en France Loys, roy de Navarre son fils, et comença à régner l'an de l'Incarnacion Nostre-Seigneur mil trois cent et quinze; et à Rains la cité, le dimenche après les octaves de l'Assompcion de la benoite vierge Marie, mère de Nostre-Seigneur Jhésucrist, avec sa femme la royne Climence de Hongrie, nièce au roy Robert de Secile, fu sacré et coronné en roy. Laquelle Climence, fille Charles Martel fils Charles le secont roy de Secile, le mardi devant son coronnement icelui roy avoit espousée[300]. [Note 300: Le chroniqueur mentionne d'abord le couronnement du roy, bien que les faits décrits immédiatement après soient antérieurs au couronnement.] Et en ce tems, les Juis que le roy Phelippe-le-Biau avoit chaciés de son royaume, icelui roy son fils rappella à Paris, et fist revenir en son royaume de France. Et en cest an vraiement, au royaume de France fu le tems d'esté si pluvieux et si mal naturable et les blés au tems d'aoust furent de si male cueillette que en nulle manière ne porent estre mis secs ès granches qu'il ne fussent moilliés, né les raisins des vignes en aucune manière ne porent naturablement, si comme il devoient, meurer. Et en ce meisme an, Loys roy de France et de Navarre destitua de la chancelerie Pierre évesque de Chaalons, et mist en son lieu Estienne de Mornay chambellenc de son oncle Charles conte de Valois. Et après ce, furent envoiés de par le dit roy Loys ambassadeurs à court de Rome pour promouvoir l'eslection du pape, c'est assavoir: Girart l'évesque de Soissons, le conte de Bouloigne, et Pierre de Blaive chevalier et docteur en droit canon et civil; lesquiex y féirent pou ou noient. Et en après envoia le dit roy Loys son chambellenc et secrétaire messire Hue de Bouville chevalier et avec luy certains autres messages, ès parties de Secile pour avoir Climence la fille au roy de Hongrie en mariage. Adecertes en icest an, au moys de septembre, quinte fois après le rebellement du conte de Flandres Robert, et des Flamens non voullans tenir les convenances seellées et affermées de leur seaux qu'il avoient eues au roy Phelippe en l'an devant passé, Loys son fils, roy de France et de Navarre, passa en Flandres avec ses deux frères Phelippe conte de Poitiers et Charles conte de la Marche, et ses deux oncles Charles conte de Valois, et Loys conte d'Evreux, et le marquis d'Anconne et le duc de Bretaigne; avec eux moult de bavons, ducs, contes, chevaliers et sergens. Vers Courtray un grant ost assembla, et si noble que de grant temps devant passé ne fu d'aucun roy de France tel noble ost de François assemblé. Et adonc comme ilec parvenissent, si fichièrent leur trés et leur tentes, et ilec se logièrent. Car adecertes oultre ne povoient passer, pour l'iaue du fleuve près d'ilecques courant que l'en appelle le Lys, où il n'avoit nul pont par où il peussent passer. Et vraiement comme le roy de France et de Navarre Loys fust ilec avec son très bel ost, ordenant pour faire appareiller voie à passer le fleuve du Lys, pour soy combatre aux Flamens qu'il convoitoit par très grant ferveur de courage, les Flamens, de l'autre partie, oultre le dit fleuve du Lys estoient assemblés à grant ost; le temps trop pluvieux nostre roy et les siens destourbans à parfaire ce qu'il avoient entrepris, tellement les contrainst que en icelui ost boue si grant estoit chascun jour pour la pluie enforçant et croissant que, si comme il fu dit pour voir, les hommes et chevaux en la boue et au fiens, en aucuns lieux, a par un pou jusques aux genoux estoient. Pour la quelle chose les viandes ne povoient venir à l'ost, car à traire et à amener un toniau de vin en nostre ost, trente chevaux convenoient, et à paines le povoient-il oster et remuer de la boue. Adoncques ces dommages et males aventures nos François douloureusement contraignans, la nécessité inévitable et mescréable les amena à ce que il se départissent et remuassent de ce lieu. Et lors le roy de Navarre Loys, par le conseil de ses barons, le feu premièrement mis en leur tentes de toutes pars, inglorieux et sans riens faire, dolent et courroucié, fu contraint à soy revenir en France. Et pour ce les François mistrent en leur tentes le feu, que il ne les povoient oster né remuer de ce lieu né faire emporter avec eux, pour l'abondance de la boue; et ensement ne vouloient que de eux Flamens eussent nul proffit. Et ainsi les François, leur tentes laissiées et embrasées, et moult de richesces en icelles estant deguerpies, dolens et courrouciés, mouilliés et crotés en ce lieu departans en France s'en revindrent. Et adecertes, Loys roy de Navarre eu fu si couroucié et dolent qu'il jura, si comme l'en dist, que s'il vivoit en l'an ensuivant, les Flamens iroit efforciement poursuivre et envaïr sans demeure; et que jamais n'auroit vers eux nul accordance se du tout ne s'abandonnoient à sa volenté faire. Et laissa le roy en ces parties pluseurs sergens et soudoiers avec appareils batailleurs qui les pas et les entrées gardoient par mer et par terre, si que les Flamens à paine de aucune partie porent avoir vitaille. Et en ce meisme an, au moys d'octobre fu fait concile à Senlis présent l'archevesque de Rains et les évesques qui sont dessoubs luy, et pluseurs autres prélas[301]: et là furent proposés les deux cas dessus dis contre Pierre évesque de Chaalons: adoncques requist le dit évesque devant toutes choses, que en sa personne né en ses biens, desquiels il estoit despouillé, on ne attemptast, et que il lui feussent restitués; la quielle chose luy fu ottroiée. [Note 301: Au lieu de cela, les éditions gothiques n'ont pas craint de mettre: _En celluy mesme an, fu déposé et privé l'arcevesque de Reims et pluseurs autres prélas._] II. ANNÉE 1316 _Incidence de sel._ En cest an à Paris fu si grant chierté de sel que nul aage ne remembre né ne tient-l'en en escript si grant chierté de sel à Paris avoir esté veue. Car le boissel en fu vendu dix sols et plus Parisis, en forte monnoie en cest an decourant. III. _Incidence de blé._ En cest an ensement, environ le vingtiesme jour du moys de mars, au temps de karesme, commença une si grant chierté de blé au royaume de France, et espéciaument à Paris et en pluseurs autres parties, que tantost après ensuivant, une très grande famine en ensuivi. IV. _Incidence de famine._ En l'an de grace après ensuivant mil trois cent seize, la chierté très grant de blé fu au royaume de France; et espéciaument à Paris au temps de Pasques; en telle manière que le sextier de froment valut soixante sols parisis ou environ, bonne et forte monnoie au temps de lors decourant. Et après ce ensuivant, pour ce que la très grant famine ensuivoit si croissant et angoisseux, pluseurs hommes et femmes povres créatures, traveillans et labourans de fain, par rues et par places à Paris mouroient. V. _De la comète._ En cest an ensement, au moys de mars par pluseurs jours à l'anuitier, la comète, un signe au ciel, fu veue au royaume de France signefiant le destruiment du royaume. VI. _Coment les cardinals furent assemblés._ Et en cest an aussi, Phelippe conte de Poitiers, frère Loys roy de France et de Navarre, qui en l'an devant passé estoit meu de Paris et alé, du commandement son frère, à Avignon en Provence pour assembler les cardinals, sé il peust pour faire pape, lors ot parlement avec les cardinals qui ilec estoient demourans, et les fist assembler à la cité de Lyons sur le Rhosne pour élection du nouvel pape faire le jour de la feste saint Pierre et saint Pol en juing. VII. _Du trespassement le roy Loys, roy de France et de Navarre._ En cest an vraiement, le jour du samedi après la feste de Penthecouste, le cinquiesme jour de juing, au boys de Vincennes, Loys roy de France clost son derrenier jour. Et l'endemain ensuivant, c'est assavoir le jour de la Trinité, sixiesme jour en juing, à Saint-Denis en France fu porté; et l'endemain honnorablement enterré. Et après ce, Phelippe conte de Poitiers qui à Lyon avoit longuement demeuré pour faire faire le pape, oï nouvelles de la mort son frère le roy Loys, lors pour ce à Paris se retrait et revint. Et lors des barons de France receu paisiblement, prist tantost, par l'assentement et l'accort de eux, la garde et le gouvernement des royaumes de France et de Navarre, en ses lettres son titre en telle manière disant: «Phelippe fils du roy de France, gouvernant les royaumes de France et de Navarre, à tous justiciers», etc. Ycelui roy de France et de Navarre Loys régna, après son coronnement, couronné du royaume de France, neuf moys et demi ou environ et laissa sa femme la royne Climence grosse. En ce meisme an, environ la feste de la Magdalaine, Loys conte de Clermont et Jehan son frère conte de Soissons avec pluseurs autres, pristrent la croix de la main du patriarche de Jhérusalem pour aler Oultre-mer, en la présence de pluseurs prélas pour ce à Paris assemblés. Et lors fu crié par le conte de Poitiers que tous ceux qui nouvellement avoient prise la croix, et les autres qui par avant l'avoient prise, si comme il avoit fait son père vivant, si ordenassent et appareillassent qu'il fussent près à la feste de la Penthecoste après l'an pour passer au saint voiage. Et en ce meisme an, Jehan conte de Soissons, qui avoit pris la croix n'avoit guères, mourut. VIII. _Du coronnement le pape Jehan._ Et en cest an ensement, les cardinals, à la cité de Lyon sus le Rhosne ensemble assemblés, à un jour d'un samedi le septiesme jour d'aoust, eslurent et firent nouvel pape, c'est assavoir: l'évesque jadis d'Avignon une cité en Provence, cardinal de l'églyse de Rome, lequiel deux centiesme pape fu appellé Jehan le vingt-deuxiesme. Et en celle cité de Lyon, le jour de la nativité de la benoicte vierge Marie, le huitiesme jour de septembre, fu coronné et consacré de dyadème papal, présent Phelippe conte de Poitiers, gouverneur des royaumes de France et de Navarre, Charles son frère conte de la Marche, et ses deux oncles Charles et Loys, et moult d'autres barons du royaume de France et d'ailleurs, et prélas, évesques, cardinals et autre clergié et peuple, pour icelui pape en la cité de Lyon et en icelui jour assemblés. Et adecertes en cest an ensement, le premier jour de septembre, au palais de Paris, par le conseil au conte de Savoie et de Charles conte de Valois, et de Loys conte d'Evreux, et de l'évesque de Saint-Malo et de pluseurs autres évesques, archevesques, prélas, barons, princes, contes, ducs et chevaliers entre Phelippe conte de Poitiers, régent du royaume de France et de Navarre, et Robert de Béthune conte de Flandres, fu une condicion et manière de paix par lettres authentiques faite et confirmée, et des eschevins de Flandres pour tout le menu et le gros peuple commun affermée. Et en cest an aussi, au moys de septembre, Robert d'Artois fils Phelippe d'Artois, qui fu fils du conte d'Artois Robert qui mourut à Courtray en Flandres, entra à grant ost et noble chevalerie de chevaliers ensemble aliés, en la cité d'Arras, à luy usurpant et prenant, ainsi comme par violence, la conté d'Artois, au préjudice de la contesse d'Artois fille le dessus dit conte Robert[302]. Mais tout veu, et considéré que les parties proposoient, la propriété du conté d'Artois fu déclinée à la contesse, et pour bien de paix, la conté de Biaumont avec toutes ses appartenances fu donnée audit Robert, et renonça au droit du conté d'Artois, sé point en i avoit, et le quitta et en furent faites lettres, et jura que il ne vendroit jamais encontre. [Note 302: Le seul manuscrit 218, supplément françois, contient l'important passage qui suit.--Nos historiens n'ont pas assez remarqué que l'avènement incontesté de Philippe-le-Long à la couronne de France dût réveiller naturellement les espérances du comte d'Artois.] En cel an, pour l'accord traitié entre le roy et les Flamens, fu Loys, le conte de Nevers, qui tant de maus au royaume avoit fait, receu fu des Flamens en grace et luy fu rendue sa conté où li rois avoit mis sa main. Et lors, li Flamens par terre et par mer se garnirent de vitaille, si qu'en brief temps il ot meilleur marchié de pain et de vin que il n'ot en France. Et puis assés tost, li Flamens se confederèrent et adjoindrent aux Baonnois[303] et vindrent par mer contre les François et prinrent quatre de leurs grans nés et les ardirent; combien que il déissent lors le contraire. [Note 303: _Baonnois_. On chercheroit vainement dans Ducange et les autres glossaires ce mot qui se rencontre fréquemment chez les annalistes de Flandres et dans la _Chronique métrique_ attribuée à Godefroi de Paris. Dans tous les cas il paroît désigner des _corsaires_ ou _bandits_ de mer.] [304]Et en cest an, environ la chandeleur, furent assemblés en la présence de Pierre d'Arrablay, jadis chancelier du roy de France mais nouvellement avoit esté fait cardinal, pluseurs barons, nobles prélas, bourgois en la cité de Paris; lesquiels tous ensemble approuvèrent la coronacion de Phelippe-le-Lonc, et luy promistrent obédience tant comme à leur seigneur, et à Loys son ainsné fils après luy, tant comme vray hoir; et de ces choses firent foy et serement; et aussi ceux de l'université de Paris aprouvèrent les choses dessus dites; mais il n'en firent pas serement. Et adonc fu-il desclairié que femme ne succède pas au royaume de France. [Note 304: Cet alinéa précieux n'est pas dans les manuscrits antérieurs à Charles V.] Et en cest an, le vendredi après les Cendres, Loys, ainsné fils du roy Phelippe-le-Lonc, mourut, et aux frères Meneurs emprès son aïeule Jehanne royne de France et de Navarre fu enterré. _Cy fenist l'ystoire du roy Loys, roy de France et de Navarre._ CI COMENCE L'YSTOIRE AU ROY PHELIPPE, QUI FU CORONNÉ EN ROY DE FRANCE ET DE NAVARRE. I. _De la mort Jehan fils du roy Loys de France et de Navarre qu'il ot de la royne Climence; et coment Phelippe conte de Poitiers fu couronné en roy de France après la mort du dit roy Jehan._ En l'an de grace mil trois cent seize, la royne Climence qui estoit enceinte, chéi en une quartaine qui moult greva sa porteure, et enfanta un fils qui avoit non Jehan qui mourut assez tost après. Pour quoy Phelippe, conte de Poitiers, se mist en possession des royaumes: mais le duc de Bourgoigne[305] et sa mère luy estoient contraires, et disoient que la fille son frère le roy Loys devoit hériter. Et les autres disoient que femme ne puet hériter au royaume de France; pour ce ledit Phelippe fu couronné à roy, et à la nuit de la Thiphaine après fu reccu comme roy à Paris. Et tantost il appella le dit Robert d'Artois, et luy fist tenir prison longuement tant que accort fu fait et de luy et de la contesse d'Artois que il quicta du tout; et l'en luy donna la conté de Biaumont en Normendie[306]. [Note 305: _Le duc de Bourgoigne_. Eudes IV, fils d'_Agnès_ de France, fille de saint Louis.] [Note 306: Ici le texte du manuscrit de Charles V a beaucoup abrégé les leçons antérieures. Comme le sujet est d'une grande importance, on me permettra quelques réflexions. Philippe-le-Long fut-il roi de France en vertu de l'application d'un article de la _loi salique_? ou le fut-il parce qu'on décida hautement, pour la première fois, la grande question de l'inhabileté des femmes au trône? Il est certain que chez aucun écrivain contemporain on ne voit alléguer, à cette occasion, la _loi salique_ et ses prétendues dispositions; il est certain que plusieurs pairs de France réclamèrent en faveur de la princesse _Jeanne_; il est certain que le régent crut avoir besoin de soumettre la question au jugement sans appel de la nation représentée. Et ce fut réellement cette mémorable assemblée qui, pour le bonheur de la France, trancha la question de la succession au trône. Voici le texte le plus ancien des Chroniques de France, tel qu'on le trouve dans plusieurs anciens manuscrits, entre autres dans le nº 218: «En ce temps, la royne Climence chéi en quartaine, dont l'enfant que elle avoit en son ventre en fu moult pené. Dont puis, entour la saint Martin, elle enfanta d'un fil, qui fu nommes Jehan: mès il vesqui deux jours ou trois seulement. Et dès lors, le conte de Poitiers tint comme roys le royaume; mès le duc de Bourgoigne li mist contradiction, pour sa nièce, laquelle le royaume devoit avoir, comme plus prochaine fille de roy, par droit. Mès respondu lui fu que femes ne devoient pas succéder au royaume de France. Laquele chose ne se povoit clerement prouver. Et pour ce, le duc et la duchoise envoièrent lettres à pluseurs barons en depriant que il ne s'assentissent en la coronation de Phelippe, le conte de Poitiers. Et non porquant, le conte de Poitiers à grant compaignie de gens d'armes vint à Rains, et fist fermer les portes de la cyté et ainsinc se fist sacrer et coroner de l'arcevesque. Mais le conte de Valois son oncle n'i volt estre présent, et Karles aussinc, conte de la Marche, son frère, n'i daigna estre, mais s'en parti de Rains le matin par indignacion.»] II. ANNÉE 1317 _Des mariages des filles au roy de France._ En l'an mil trois cent dix sept, Phelippe le nouvel roy changea le mariage qui estoit pourparlé de la fille au conte d'Evreux et du fils au conte de Nevers, et voult qu'il préist une de ses filles, et si fist-il. Et le roy requéroit vers les Flamens que les condicions de leur pais fussent confirmées: mais les Flamens se descordoient en pluseurs poins, pour quoy on ala au pape pour les acorder. Mais les messages aux Flamens disoient qu'il n'avoient pas povoir de riens acorder, mais de raporter: et pour ce le pape y envoia l'archevesque de Bourges et le maistre des Prescheurs auxquiels les Flamens respondirent que il feroient le dit au pape, mais qu'il eussent seurté que le roy les tenist. Moult de seurtés leur furent offertes, mais nulles ne leur en souffisoient. Et quant il fu raporté au pape, il leur manda que les seurtés estoient souffisantes et que il les presissent; ce qu'il ne vouldrent faire, pour quoy la terre demoura entredite[307]. [Note 307: _Entredite_. La continuation de Nangis dit seulement que l'affaire ne put être alors conclue.] Et en l'année devant, le onziesme jour de septembre, à heure de vespres, fu très grant mouvement de terre qui trembla par plus de cinq lieues d'espace. Et en cest an, fu acort entre le roy et le duc de Bourgoigne qui prist à femme l'ainsnée fille[308] le roy qui n'avoit point de fils. La seconde fille fu fiancée au jeune enfant le dauphin de Vienne; la tierce devoit estre donnée au jeune enfant le roy d'Espagne, mais on la donna au conte de Nevers; la quarte mist la royne à Loncchamp, cordelière: et les trièves des Flamens furent proloigniées de Pasques en un an après. [Note 308: _L'ainsnée fille_. Jeanne.--_La troisième fille_, et non la seconde, fut Isabelle, mariée au dauphin Guigues VIII, en 1320.--_La seconde_ fut Marguerite, mariée à Louis d'abord, conte de Nevers, puis au conte de Flandres.--_La quatrième_ fut Blanche.] Et pour certain, en cest an fu le roy Phelippe-le-Lonc moult prié des amis Enguerran de Marigni que il leur voulsist donner le corps du dit Enguerran qui avoit esté pendu, et qu'il le peussent mettre en terre benoicte. Laquielle chose le roy leur acorda: lors le firent ses amis oster du gibet, et le firent enterrer[309] au milieu du cuer des Chartreux à Paris, avec Phelippe son frère archevesque de Sens; et sont tous deux sous une pierre. [Note 309: _Firent enterrer_. Manuscrit 218, suppl. franç. «Fu enterré à Valvert, chiés les frères de Chartrousse.» De là seulement, peut-être, la renommée _du grand diable de Vauvert_.] Et en ce meisme an, en Italie, environ la fin de la conté de Milan sourdirent hérites[310] de grant puissance, c'est assavoir: Mahieu le visconte de Milan[311] et ses fils; avec luy Galeace, Marc, Lucin, Jehan et Estienne; lesquiels troubloient moult saincte églyse. Contre lesquiels inquisicion fu faite; et furent trouvés hérites manifestement et comme hérites furent condampnés. Dont il avint que souvent il pristrent les messages du pape et les batirent et mistrent en prison et les despouillièrent, et despecièrent les lettres du pape, et si robèrent pluseurs églyses et en mettoient ceux à qui elles estoient hors, et si en tuèrent pluseurs; évesques et abbés boutèrent hors de leur propres lieux et les envoièrent en essil, et moult d'autres maux firent. Et par le dit Mahieu fu entredit aux personnes de l'églyse sennes, conseils[312], chapitres, visitacions, prédications; et si abusa le dit Mahieu de pluseurs pucelles, et depuis par force les mist en églyses; et viola par force pluseurs nonnains; et si nioit la résurrection, ou il en faisoit doubte. Son aieul et son aieule furent hérites, et, avec eux, la Mainfrede qui estoit du lignage au dit Mahieu de par sa mère, tenoit le Saint-Esprit avoir pris char humaine; si furent ars tout en feu. [Note 310: _Hérites_. Hérétiques.] [Note 311: _Le visconte_. «Mathæus de comitibus Mediolanensis, et ejus filiu Galeacius, Marchus, Luchinus.» Il faudrolt, je crois, _Filii_. Maffeo Visconti, car tel est son véritable et illustre nom, avoit en effet quatre fil».] [Note 312: _Sennes, conseils_. «Synodos, concilia, capitula, etc.»] Et en ce temps, le pape fist moult de procès contre les devant nommés hérites, et geta moult de sentences contre eux, et donna grans indulgences à tous ceux quiiroient à bataille contre eux. En environ ce temps Loys de Bavière qui avoit esté couronné en roy des Romains s'en entra en Italie, et avec les devant dis hérites s'acompaigna. III. ANNÉE 1318 _De l'absolution le conte de Nevers._ En l'an de grace mil trois cens dix-huit, Loys conte de Nevers fu accusé de moult de choses, sus lesquielles il fu cité sollempnelment à Compiègne à venir devant le roy personnelment à la quinzaine d'aoust respondre, protestacion faite que s'il venoit ou non l'en feroit droit de ses eschoites[313]: car comme il eust fait hommage au père le roy de la conté de Nevers, de la baronnie de Donzi, et de la conté de Rethel qu'il tenoit de par sa femme, il se tourna devers les Flamens encontre son seigneur lige en rebellion pour faire contre luy quanqu'il pourroit, et en confortant les Flamens contre le roy. Pour quoy le roy avoit mis en sa main les dites terres, fors que tant que sur la conté de Rethel il avoit assigné à la femme du conte certaine provision jusques à deux milles livres par an: (et, à la persuasion des amis d'icelui conte, le roy le laissa parler à luy à Gisors et le reçut en sa grace, soubs certaines conditions que il promist à tenir; et l'en luy rendi ses terres): mais, ce nonobstant, aux gentilshommes de Picardie donnoit faveur qui s'estoient aliés; au préjudice du roy, aux Flamens; et pourchaça tant comme il pot que le duc de Bourgoigne fist à eux aliances en son pays et en Champaigne. Et commença à garnir le chastel de Maizières contre le roy, si comme pluseurs jugoient, et les autres forteresses de Rethel. Et quant le conte de Nevers et le duc de Bourgoigne furent acordés, toutes ces choses furent découvertes. Pour lesquelles désobéissances, ledit conte fu cité par devant le roy, mais il n'i vint né envoia. Et pour ce, derechief ses terres furent mises en la main du roy, car il s'estoit tourné en Flandres avec ses enfans. [Note 313: _De ses eschoites_. De son cas. «Fieret justitiæ complementum.»] En celle année et celle devant fu chierté de blé et de vin en France; si que le sextier de fourment fu vendu au prix de soixante sous parisis. Mais aussi, comme par miracle de Dieu, la chierté cessa soudainement, si que le sextier de froment revint à treize sous parisis: (et pour ce, un rimeur dit: L'an mil trois cent quatorze et quatre, Sans vendangier et sans blé battre, A fait Dieux le chier temps abattre.) En cest an, Mahaut, contesse d'Artois, voult entrer en sa terre par force de gent d'armes; mais il i avoit moult de chevaliers qui estoient aliés au conte au païs, qui signifièrent à ladicte contesse que à gens d'armes elle ne entreroit point, et que il garderoient le pas contre elle: mais sé elle i vouloit entrer simplement, il leur plairoit bien. Quant elle vit que autrement n'y povoit entrer, elle se déporta de la chose que elle avoit commenciée. Et en ce meisme an, le pape Jehan envoya messages aux Flamens et leur segnifia que les seuretés que le roy de France leur offroit il les reputoit pour souffisans, et leur conseilloit que il les presissent, et sé il les refusoient, les reputeroient pour parjures et empescheurs du voyage d'Oultre-mer. Finablement, il pristrent journée aux octaves de la feste Nostre-Dame my-aoust, pour donner response. A laquelle journée le pape envoya et le roy aussi; mais de par les Flamens il n'i ot personne, excepté deux fils de bourgois, les quiels distrent qu'il n'avoient povoir de riens ordener, mais s'en estoient partis de Flandres pour querrir bestes qu'il avoient perdues[314], et ainsi furent les messages du roy et du pape moquiés, et s'en retournèrent à leur seigneurs. [Note 314: Ils s'exprimèrent sans doute d'une façon plus nette et plus insolente: _Nous sommes venus pour chercher des bêtes, et nous les avons trouvées._ Il y a un vieux dicton assez analogue à ce qu'ils durent dire: _Je cherche ma bête: qui l'a trouvée?_] Et en ce meisme an, fu moult grant guerre en Lorraine en la cité de Verdun, et par telle manière entre les citoiens que l'une partie bouta l'autre hors la cité. Mais le conte de Bar qui deffendoit la partie qui estoit dehors contre l'évesque de la cité et contre son frère le seigneur d'Aspremont, si leur abati deux chastiaux[315], et y envoia le roy le connestable par lequiel il furent mis à paix. [Note 315: _Deux chastiaux_. «Castrum solemne quod _Diulandium_ dicitur muris diruptis et confractis, cum alio castro nomine _Sampigniacum_.»--_Diulandium_ doit être pour _Diulardum_, aujourd'hui _Dieulouart_, près de _Pont-à-Mousson_. _Samognieux_, suivant le manuscrit de Saint-Victor, nº 306, (Samlaginacum) est à deux lieues de Verdun.] Et en ce temps, la royne Climence se parti de France et s'en ala à Avignon, et la cuida trouver son oncle le roy de Secile: et entra en Avignon, mais son oncle n'estoit pas venu, si s'en ala saluer le pape, lequiel la reçut moult benignement, et luy eslut sa demeurance, jusques à la venue de son oncle, en l'ostel des seurs de Saint-Dominique. Et en ce temps le pape Jehan publia aucunes déclarations sur la ruile des frères Meneurs; et si fist aucunes constituions lesquielles il envoia à Paris et en autres lieux, sous bulle, et voult que elles fussent leues publiquement si comme les autres décrétales. Et en ce temps, Loys de Bavière oï dire que le pape luy avoit refusé la bénéicon impériale, laquielle luy estoit deue de droit, si comme il disoit; car il se reputoit avoir esté esleu paisiblement; et pour ceste cause il luy appartenoit de recevoir et de distribuer les honneurs de l'empire par la manière de ses prédécesseurs. Si advint que, sans requérir le pape, le dit Loys appella au concile général, et fist son appellacion en pluseurs lieux estre publiée, et affirmoit le pape estre hérite, meismement car il sembloit que il se efforçast de subvertir la ruile des frères Meneurs, laquielle avoit esté confirmée de ses prédécesseurs. IV. ANNÉE 1319 _Du cardinal qui vint faire la paix du roy Phelippe et du conte de Flandres._ En l'an mil trois cent dix-neuf, envoia le pape un cardinal, monseigneur Gocelin, du titre saint Mathurin et saint Pierre, en France, pour faire la paix des Flamens. Lequiel mist en terre Loys frère le roy Phelippe-le-Bel qui estoit conte d'Evreux, chez les frères Prescheurs de Paris delès sa femme, et puis s'en ala vers Tournay. Lors envoia à l'évesque du lieu que il féist assavoir aux Flamens sa venue, et pour quoy le pape l'avoit envoié; et cil n'y osa aler, mais il y envoia deux frères Meneurs qui furent mis en prison, du commandement du conte qui s'appareilloit de venir asségier Lille, et avoit avec luy la commune de Gant. Et quant il voult passer la rivière du Lys, ceux de Gant luy distrent: «Sire, nous avons juré de garder les trièves de nous et du roy, si que sus luy ne vous suivrons-nous pas.» Le conte se retourna courroucié et condampna ceux de Gant à une grande somme d'argent, laquielle il ne vouldrent paier: pour quoy il fist garder les pas de Gant, si que nul n'i osoit entrer né issir qu'il ne fust mors ou pris; et les autres se gardèrent viguereusement. Le cardinal pourchaça tant que le conte et son fils vindrent parler à luy et les messages du roy; et fu ordené que le conte vendroit à Paris à la mi karesme après, et feroit hommage au roy, et seroient confirmées les condicions de la paix. Mais le conte n'y vint pas, ains trouva raisons frivoles et cavillacions. Et en ce meisme an, le samedi après l'Assencion, trespassa très noble homme Loys conte d'Evreux. Et le mardi ensuivant, présent le roy et moult d'autres barons et prélas, et le cardinal Gocelin qui estoit venu à Paris pour la paix des Flamens, lequiel chanta la messe, emprès sa femme aux frères Prescheurs fu mis en sépulture. Et en cest an, Robert le roy de Secile vint requerre aide au pape: lequiel luy aida de dix galies, lesquelles il avoit fait armer et appareillier pour le passage de la Terre sainte. Si les bailla et délivra audit Robert, lequiel roy en adjousta quatorze autres des seues, et les envoia en l'aide de ceux de Gennes qui estoient asségiés. Quant les Guibelins sorent la venue des dites galies, si s'en alèrent apertement au devant et les pristrent, et tuèrent partie de ceux qui les conduisoient, et pristrent le port de Gennes, et ardirent les faubours et donnèrent moult de fors assaux à la cité de Gennes. Et en ce meisme temps. Phelippe fils du conte de Valois prist avec soy Charles son frère et moult d'autres nobles du royaume de France, et s'en ala en l'aide des Guelphes, à la requeste du roy Robert de Secile, son oncle de par sa mère. Si entra en Lombardie et vint à la cité de Verseilles; de laquelle cité les Guibelins tenoient une partie, et les Guelphes l'autre. Si fu receu des Guelphes à très grant joie, et assailli les Guibelins bonnement au plus tost que faire le pot; mais il vit que il y faisoit pou, car il avoient entrée et issue en la cité à leur volenté. Si ot, sur ce, conseil et s'en issi de la cité, mais il mist un embusche dedens la cité, si furent les Guibelins si près pris que il ne porent plus issir, né ne leur povoit-on aporter vitaille. Quant les Guibelins virent ce, si mandèrent à Mahieu[316] capitaine de Milan que il leur voulsist aidier. [Note 316: _Mahieu_. Maffeo Visconti.] Et en ce meisme an, environ la feste de monseigneur saint Jehan-Baptiste, il avint en Espaigne que un noble homme en armes et en proesce, tuteur et garde de l'enfant, roy de Castelle, comme par sa proesce et celle d'un sien oncle qui avoit à non Jehan eussent moult de fois guerroié les Sarrasins, et tellement que on espéroit que en brief temps il eust conquis le dit royaume et mis en la main des crestiens, toutes fois la chose fu autrement menée par la volenté de Dieu et, espoir, par nos péchiés. Car comme les nos fussent cinquante mille tant à cheval comme à pié, tous armés contre cinq mille de Sarrasins, si avint que avant que il se deussent combatre, le dit Jehan fu au lit malade et mourut. Quant ces nouvelles furent sceues en l'ost, il furent tous esbahis, et par telle manière, que jasoit ce que il véissent clèrement la victoire estre à eux attribuée, oncques ne se vouldrent combatre celle journée. Et pour ceste cause fu la mort du dit Jehan plus hastée, car il avoit crié et fait crier celle journée que on se combatist; mais on n'en fist riens, dont il ot si grant doleur au cuer qu'il en mourut plus briefment. Et adonc tout l'ost des crestiens s'en commença à fuir ainsi comme tous esbahis; mais comme les Sarrasins les peussent avoir tous tués, toutes voies nul des Sarrasins n'ensuivi l'ost des crestiens; dont il avint que un Sarrasin dist au roy de Garnate[317], car ledit roy n'i estoit pas présent au fait: «Sire, ne doutez pas, car Dieu s'est courroucié aux crestiens et à nous; car comme il fussent si grant quantité qu'il peussent de nous avoir eu briefment victoire, nul de eux ne nous a osé assaillir; et nous comme il s'en fuioient les peussions avoir mis à mort, toutefois aucuns de nous ne les ont ensuivis.» [Note 317: _Garnate_. Grenade.] Et en ce temps, entre Loys duc de Bavière et Ferri duc d'Austrie, et ses frères Leopold, Othon et Jehan, pour l'occasion de l'eslection entre les deux ducs faite et célébrée en grant discorde, sont nés très griefs périls de mort. Car l'un ardit la terre de l'autre; si roboient l'un l'autre, moult de leur citoiens firent mourir, et ceux qui estoient riches furent mis par eux à povreté. V. _De la paix qui fu faite entre le roy Phelippe et le conte de Flandres._ En l'an de grace mil trois cent et vingt, à l'instance d'un cardinal vint le conte de Flandres à Paris[318]; (et tant fu fait par le conseil du cardinal et des amis au conte, qu'il fist hommage au roy. Lors tous supposèrent que la paix fu confermée, car il ne sembloit pas que l'homme guerroiast son seigneur, né le sire son homme): et furent là les procureurs des communes de Flandres qui avoient povoir de confirmer la paix. Mais un malicieux advocat qui avoit non Baudoyn, et avoit tous les jours trouvé poins pour le conte tenir en sa rébellion, si fu au faire la procuracion des dites communes, et y fist mettre un point, que les dis procureurs féissent telle paix au roy comme le conte feroit. Et pour ce sembloit qu'il ne povoient confermer la paix sé le conte ne la confermoit. Or avint que fu assignée journée à confermer les poins de la paix: mais le conte dit qu'il ne feroit riens sé on ne luy rendoit Lille et Béthune et Douay; ce que Enguerran de Marigny, procureur son père, luy avoit dit et promis. Car quant l'acort fu fait entre le père le roy et le conte, il luy devoit assigner douze mille livres de rente dedens le royaume; et pour ce qu'il ne le fist pas, le roy reçut ces trois villes. Enguerran y fu envoié et conseilla au conte que il les quittast au roy pour la dite rente; et il luy donna espérance que il pourchaceroit envers le roy que il luy rendrait assez tost de grace especial. Et adonc cil le crut et furent lettres faites de la quittance en telle condicion que elles ne seroient bailliées au roy tant qu'il ne auroit faite la dite grace. Enguerran s'en retourna au roy et luy bailla les lettres sans luy faire mencion de la grace, et tint le roy ces villes comme seues propres. Pour ce, ne luy vouloit le conte accorder nulle paix devant que il les réust, et le roy Phelippe[319] fu courroucié et dist[320] qu'il n'auroit jamais les dites villes. Si le fist ainsi jurer à son oncle et à son frère. Et ce jour meisme le conte de Flandres se parti de Paris et se hasta d'aler, avant que le temps d'aler fausist. Les procureurs des villes envoièrent après, et luy fu dit que il ne se partiroient de Paris tant qu'il eussent fait ferme paix au roy, et qu'il n'avoient chose vu leur procuracion qui l'empeschast, et qu'il savoient bien l'intencion de ceux qui les avoient envoiés; et que s'il retournoient sans riens faire, il n'avoient teste où il peussent mettre leur chaperons. Quant le conte oï ce, si sot bien sé les villes ne luy aidoient que il seroit tantost déshérité; si s'en revint à Paris, et fu la paix confermée et le mariage fait de la fille au roy et du fils au conte de Nevers. [Note 318: _A Paris_. Variante du manuscrit 218: «Avec sa fille, une sage dame qui fame avoit esté du seigneur de Courcy.»--La suite de ce chapitre est conforme, non pas à la continuation de Nangis, mais à la chronique inédite de Saint-Victor déjà citée, et conservée sous le nº 306.] [Note 319: _Phelippe_. Philippe-le-Long.] [Note 320: _Et dist_. Variante du manuscrit 218: «Et jura l'ame son père que jamais le conte ne tendroit la seignorie desdites villes.»] VI. ANNÉE 1320 _De la muette des pastouriaux._ En cest an, commença en France une muette sans nulle discrétion: car aucuns truffeurs publièrent que il estoit révélé que les pastouriaux devoient conquerre la Saincte Terre, si s'assemblèrent en très grant nombre; et acouroient les pastouriaux des champs, et laissoient leur bestes; et sans prendre congié à père né à mère, s'ajoustoient aux autres, sans denier et sans maille. Et quant cestui qui les gouvernoit vit qu'il estoient si fors, si commencièrent à faire maintes injures, et sé aucun de eux pour ce estoit pris, il brisoient les prisons et les en traoient à force, dont il firent grant vilenie au prévost de chastelet de Paris, car il le trébuchièrent par un degré, et n'en fu plus fait[321]. Si se partirent de Paris robant les bonnes gens, et les villes les laissoient aler, puis que Paris n'i avoit mis nul conseil; et s'en vindrent jusques en la terre de Langue d'Oc; et tous les Juis qu'il trouvoient il occioient sans merci; né les baillis ne les povoient garantir, car le peuple crestien ne se vouloit mesler contre les crestiens pour les Juis. Dont il avint qu'il s'en fuirent en une tour bien cinq cens, que hommes, que femmes, que enfans; et les pastouriaux les assaillirent et ceux se deffendirent à pierre et à fust; et quant ce leur failli, si leur gettèrent leur enfans. Adonc mistrent les pastouriaux le feu en la porte, et les Juis virent que il ne poroient eschaper, si s'occistrent eux-meismes. Les pastouriaux s'en alèrent vers Carcassonne pour faire autel, mais ceux qui gardoient le pays assemblèrent grant ost et alèrent contre eux, et il se dispersèrent et fuirent çà et là, et les pluseurs furent pris et pendus par les chemins, ci dix, ci vingt, ci trente; et ainsi failli celle folle assemblée. [Note 321: _Et n'en fu plus fait_. El ils n'en eurent aucune punition. _Et il n'en fu rien._--La continuation de Nangis ajoute: «Undè et in prato S. Germani quod dicitur _Pratum Clericorum_, se quasi defensari ad prælium paraverunt, nullus tamen contra eos exivit.» Le manuscrit 218 dit: «Et meismement assaillirent-il et batirent le prévost de Paris _Gille Hakin_.» Pour le manuscrit de Saint-Victor, voici comme il s'exprime ici: «Venerunt Parisius ubi cûm eorum aliqui in S. Martinum de Campis carcere propter eorum maleficia tenerentur, per eorum violentiam sunt extracti; ad Castellatum posteà venientes, propositum sibi assistere attemptantem, per quosdam gradus eum præcipitaverunt undè graviter fuit collisus. Indè ad S. Germanum de Pratis, ubi recepti sunt curialiter, et comperto quod ibi ullus de sociis eorum tenebatur, recesserunt, et in prato quòd dicitur scolarium se receperunt. Audierant enim quod miles Vigilii (_le chevalier du Guet_), cum multitudine armatorum contra eos venire debebat, et ipsi ibi tutiùs quàm aliter se custodirent. Miles autem non venit, nescio quo consilio impeditus, itàque de Parisiis recesserunt.» (Fº 491 Vº). Nous avons déjà vu, sous le règne de saint Louis, un mouvement de pastoureaux presque entièrement semblable à celui-ci. On peut croire que les cérémonies de la veille de Noël contribuèrent alors à exalter la tête des esprits foibles, et à encourager les plans audacieux des charlatans. Le plus ancien et le plus célèbre des _Noëls_ parvenus jusqu'à nous commence par ces mots: Laissez paistre vos bestes, Pastoureaux, par mons et par vaux, Laissez paistre vos bestes, Et venez chanter _Noe_.] Et en cest an ensement, l'en mist sus au conte de Nevers qu'il vouloit empoisonner son père; et Ferri de Piquegni envoia au père un garçon qui luy pria, tout en plourant, que il luy pardonnast le mesfait. «Sire,» dit-il, «vostre fils de Nevers me commanda que je féisse ce que frère Gautier son confesseur me diroit; et il me bailla poisons, et commanda que je les vous donasse, mais je ne l'ai pas fait.» Cil frère fu pris, et mis en prison et gehenné, et il ne recognut riens; il firent mettre aguet au conte de Nevers, et fu pris et mis en un chastel qui est en la marche d'Alemaigne, et fu gardé du seigneur de Fiennes et de Ferri de Piquegni, et du seigneur de Renty, par le commandement son père et de Robert son frère, à qui le père vouloit donner la conté de Los qui estoit en l'empire. (Mais le commun de Flandres ne s'i voult acorder, car c'estoit une noble porcion de la conté, né il ne vouloient que le dit Robert se méist si avant.) Quant le roy Phelippe sot que le conte de Nevers estoit en prison, si envoia au conte sollempnels messages, qu'il le féist délivrer; lequiel dist qu'il appelleroit ses barons, et feroit droit de ce que il luy conseilleroient. Et ainsi n'en fu plus fait, car ceux qui le tenoient ne le vouloient point délivrer sé il ne leur pardonnoit du tout sa prison, en telle manière que par luy né par autre dommage ne leur en vendroit; mais à ce promettre ne se voult le conte de Nevers acorder de trop lonc tems; à la parfin il s'i acorda, mais à l'acorder il y mistrent si griex condicions, que se il ne s'i accordast il fust déshérité: car entre les autres il y en avoit une qu'il n'entreroit en Flandres tant comme son père vivroit, et ainsi son père mort et luy absent, Robert son frère se mettroit en possession de la conté. Et en ce meisme temps, comme Henri dit Caperel, né de Picardie et prevost de Paris, détenist un riche homme homicide et coupable de mort au chastelet de Paris, et le jour aprochast que l'en le devoit pendre pour ses démérites, le dit prévost fist prendre un povre homme qui estoit en prison en chastelet, et luy imposa le nom du riche et le fist pendre au commun gibet, et laissa aler le riche homicide sous le non du povre innocent. Duquiel fait le dit prévost fu convaincu par ceux qui à l'enqueste faire furent députés, si comme l'en dist: et avec ce crime y en ot-il pluseurs autres, pour quoi fu par les députés du roy à enquérir des fais jugié à estre pendu; non obstant que pluseurs de ses favorables déissent que on le faisoit mourir par envie. Et en cest an, Mahieu capitaine de Milan, quant il sot la nécessité des Guibelins qui luy avoient requis aide, comme devant est dit, si leur envoia Galeace son fils. Quant Phelippe de Valois sot sa venue, si fist savoir de luy par message s'il avoit intention de combatre à luy et aux siens; adonc respondi Galeace que ce n'estoit pas son intencion de soi combatre contre aucun de la maison de France, mais tant seulement secourre sa terre et deffendre ses amis qui estoient en péril. Lors luy respondi Phelippe de Valois: «Sé vous entendez aux Guibelins porter vitaille, mon intencion est de y contrester au mieux que je pourrai.» Ceste response fu dite afin que Galeace se déportast de eux porter vivres. Si respondi Galeace: «Je porterai vivres aux Guibelins qui sont enclos; et sé aucuns me veulent combatre je me deffendrai.» Adoncques Phelippe se départi du siège, et se esloigna environ d'une lieue en une place qui luy sembla estre convenable pour combatre. Auquiel lieu vint Galeace, et avoit devisé son ost en trois parties; et estoit chacune partie de son ost greigneur la moitié que la compaignie Phelippe de Valois, si comme l'en dit. Si assemblèrent, et passèrent le dit Phelippe et les siens toute la première partie de l'ost Galeace: quant Phelippe de Valois vint à la seconde, si se doubta qu'il ne fust enclos, si pristrent trièves les uns aux autres, car il avoit pou de vivres par devers le dit Phelippe de Valois; et ainsi s'en retourna sans plus riens faire. VII. ANNÉE 1321 _De la condampnacion des mesiaux[322]._ [Note 322: _Mesiaux_. Lépreux.] En l'an mil trois cent vingt et un, le roy estoit en Poitou, et luy aporta l'en nouvelle que en la Langue d'Oc tous les mesiaux estoient ars, car il avoient confessé que tous les puis et les fontaines il avoient ou vouloient empoisonner, pour tous les crestiens occire et concilier de messellerie; si que le seigneur de Partenai luy envoia sous son seel la confession d'un mesel de grant renon qui luy avoit esté accusé sur ce qu'il recognut que un grant Juis et riche l'avoit à ce incliné, et donné douze livres et baillé les poisons pour ce faire; et luy avoit promis que sé il povoit les autres mesiaux amener à ce faire, que il leur administreroit deniers et poisons. Et comme l'en luy mandast la recepte de ces poisons, il dist qu'il estoit de sanc d'homme et de pissast, et de trois manières de herbes, lesquelles il ne sot nommer ou ne voult, et si y metoit-on le corps Jhésucrist; et puis, tout ce on sechoit, et en faisoit-on poudre que l'en metoit en sachiets que l'en lyoit à pierres ou à autre chose pesant, et la getoit-on en iaue; et quant le sachet rompoit si espandoit le venin. Et tantost le roy Phelippe manda par tout le royaume que les mesiaux fussent tous pris et examinés; desquiels pluseurs recognurent que les Juis leur avoient ce fait faire par deniers et par promesses, et avoient fait quatre conciles en divers pays, si que il n'avoit meselerie au monde fors que deux en Angleterre dont aucuns n'i fust en l'un[323], et en emportoient les poisons. Et leur donnoit-on à entendre que quant les grans seigneurs seroient mors, qu'il auroient leur terres, dont il avoient jà devisé les royaumes, les contés et les éveschiés. Et disoit-on que le roy de Garnate, que les crestiens avoient pluseurs fois desconfit, parla aux Juis que il voulsissent emprendre celle malefaçon, et il leur donroit assez deniers et leur administreroit les poisons; et il distrent que il ne le pourroient faire par eux; car se les crestiens les véoient approuchier de leur puis, si les auroient tantost souppeçonneux; mais par les mesiaux qui estoient en vilté pourroit estre fait; et ainsi par dons et par promesses les Juis les enclinoient à ce: et pluseurs renioient la foy et metoient le corps de Jhésucrist en poisons, par quoy moult de mesiaux et de Juis furent ars; et fu ordené de par le roy que ceux qui seroient coupables fussent ars, et les autres mesiaux fussent enclos en maladreries sans jamais issir; et les Juis furent bannis du royaume; mais depuis y sont-il demourés pour une grant somme d'argent. [Note 323: _En l'un_. Dans l'une de ces assemblées.] En cest an meisme avint-il un cas à Vitri qui estoit tel, que comme quarante Juis fussent emprisonnés pour la cause devant dite des mesiaux, et il sentissent que briefment les convendroit mourir, si commencièrent à traitier entre eux en telle manière que l'un d'eux tueroit tous les autres, afin que il ne fussent mis à mort par la main des incirconcis: et lors fu ordené et acordé de la volenté de tous que un qui estoit ancien et de bonne vie en leur loy les metroit tous à mort; le quiel ne s'i voult acorder s'il n'avoit avec luy un jeune homme; et adonc ces deux les tuèrent tous, et ne demoura que ces deux: et lors commença une question entre eux deux, le quiel metroit l'autre à mort? Toute fois l'ancien fist tant par devers le jeune que il le mist à mort; et ainsi demoura le jeune tout seul, et prist l'or et l'argent de ceux qui estoient mors, et commença à penser coment il pourroit eschaper de celle tour où il estoit. Si prist des draps et en fist des cordes, et se mist à paine pour descendre: mais sa corde si fu trop courte, et si pesoit moult pour l'avoir qu'il avoit entour luy, si chéi ès fossé et se rompi la jambe; le quiel quant il fu là trouvé, si fu mené à la justice, et confessa tout ce que devant est dit; et lors fu-il condampné à mourir avec ceux que il avoit tué. Et en ce meisme an, conçut le roy et ot en pensée de ordener que par tout son royaume n'auroit que une mesure et une aune. Mais maladie le prist, si ne pot accomplir ce que il avoit conceu; et si avoit eu en propos que toutes les monnoies du royaume fussent venues à une. Et cette chose le roy avoit intencion de faire. Et en cest an meisme, le pape condampna une erreur que aucuns avoient controuvée par envie; car pour retraire les gens de venir à confession aux religieux, il affirmoient que ceux qui à eux se confessoient, combien que il eussent privilège du pape de oïr les confessions et de eux absoudre, il estoient tenus de confesser ces meismes péchiés à leur propre curé; mais le pape avoit fait nouvellement une décrétale et avoit affermé que c'estoit erreur, et commanda que nul ne soit si hardi de ce plus dire, et fist que un maistre de théologie qui ce avoit preeschié et déterminé en pluseurs escoles, le rappellast, et avoit nom maistre Jehan de Poilli, piquart. En cest an meisme, le roy Phelippe, combien qu'il fu franc et débonnaire, par le mauvais conseil d'aucuns qui plus amoient leur proffit qu'il ne faisoient la paix du royaume, voult lever de tous ses subjets trop grant exaction; si que le menu peuple disoit qu'il vouloit avoir le quart de chascun, combien qu'il ne semblast pas que ce fust vérité de si grant somme; et jà estoient semons les bourgois de Paris et des autres bonnes villes qui se merveilloient et disoient: «Qu'est devenue la rente du royaume et les dixiesmes et les annuels des bénéfices dont il a eu les rentes du premier an, et la subvencion des Juis et des Lombars? et si ne paye nulle debte né les aumosnes que ses ancestres ont donné aux povres religieux et aux filles Dieu, et prent encore à créance tout ce qu'il prent. Né il n'a tenu chevauchiée né fait édifice si comme son père fist. Où est tout ce fondu?» Si se pensoient que aucuns qui estoient entour luy l'avoient emboursé et conseillié de lever ceste exaction pour mieux embourser. Et encore avoit-il requis le dixiesme du pape, et le pape luy ottroia sé les prélas s'i accordoient. Pour quoy il leur requist que chascun assemblast ses suffragans pour demander leur assentement. Lesquiels luy respondirent que le passage d'Oultre-mer n'estoit pas prest, pour quoy il convenist jà donner le dixiesme; mais quant il le seroit, il luy ottroieroient volentiers ou il iroient avec luy. Si avint au commencement d'aoust, que le roy chéi en deux grièves maladies, c'est assavoir: En quarte et en flux de ventre et de sanc, et langui moult longuement; et furent faites pluseurs processions pour luy empétrer garison, mais né prières né phisiciens n'i valut riens, qu'il ne trespassast le tiers jour de janvier qui fu le dimenche des octaves saint Jehan l'évangéliste, entour mienuit. Et l'endemain de la Thiphaine, il fu enterré à Saint-Denis, et son cuer fu mis aux frères Meneurs de Paris et ses entrailles aux Preescheurs. Ne targa pas sept jours après que la royne-mère, qui fu femme au roy Phelippe qui mourut en Arragon, trespassa à Vernon, et fu aportée à Paris; et son corps fu mis aux frères Meneurs, délès le cuer le roy Phelippe son seigneur. [324]Et en icest an chéi si grant plenté de noif[325] à Paris et au pays d'entour qu'il n'est mémoire que oncques en chéist tant; et ce fu par trois fois. Et en ot si grans monciaux par les rues de Paris que à paine y povoit-on aler, si la convenoit porter aux champs ou à Saine en hostes ou en tomberiaux, et les voies dehors et les fossés en furent si plains qu'il y ot assez de péril à aler à pié et à cheval. [Note 324: Toute cette fin du règne de Philippe V n'est pas dans la continuation de Nangis.] [Note 325: _Noif_. Neige.] Un escolier du royaume de Suesce[326] qui estoit appelé Beneoit, prestre et honneste personne, estudiant à Paris en la science de Canon, ot un varlet qui ot nom Lorent. Cestui Lorent en l'an de Nostre-Seigneur mil trois cent quatorze, le dimenche après Pasques, du royaume dessus dit aportoit argent à son maistre, lequiel entra en la mer. Et lors vint si grant tempeste que tous ceux qui estoient en la nef furent en péril de mort; et lors chascun d'eux commença à demander aide à Dieu à qui obéissent la mer et les vens. Cestui Lorent ot espécial dévocion à Saint-Denis: et si voua et promist que s'il povoit estre délivré du péril, le plus tost qu'il seroit à Paris, il iroit visiter le lieu des corps saints à Saint-Denis; et tantost il vindrent à port de salut. Et quant le dit Lorent vint à Paris, il ne luy souvint du veu qu'il avoit promis à Saint-Denis; et targa trop d'acomplir. Si avint une journée que Dieu qui par maladies et par bateures rappelle les cuers des bons, envoia une grief maladie au dit Lorent, en telle manière qu'il perdi ainsi comme tout son sens, et qu'il n'ot membre de quoy il se peust aidier. Et si sembla à son maistre et à deux autres qu'il estoit en péril de mort; et ceste maladie n'estoit pas épiletique[327], mais ce fu du jugement de Dieu et de saint Denis. Et quant Beneoit, maistre de celui Lorent, vit qu'il estoit en si grant péril, il en fu moult esbahi; et commença à penser qu'il pourroit faire pour sa santé? Et par la grace de Dieu il luy vint en mémoire d'aler en pélerinage à Saint-Denis, selon ce qu'il avoit oï dire à son varlet quant il estoit en santé, et si pensa qu'il n'avoit pas acompli son pélerinage, et pour ce il estoit encheu en la dite maladie. Si le voua à saint Denis en disant en ceste manière: «Sé saint Denis donne santé à mon varlet, je luy promet que je avec mon varlet demain à son moustier irai dévotement.» Et tantost en l'eure qu'il ot promis son veu, il sembla au dit Lorent qu'il eust mieux dormi que qui eust esté malade. Et si luy apparut un homme de moult révèrent chiere, qui estoit vestu en habit de évesque, qui avoit le chief coppé parmi le col, selonc ce que nous luy demandasmes diligeamment; et si parloit au dit Lorent la langue de Suesce, et luy dist: _Stac olz up, harst; kath husmna hau mam hili gat atter hura._ Qui vaut autant à dire en françois: «Liève sus tantost, et is[328] hors de la ville vers Septentrion, et tu trouveras un homme par lequiel tu seras guéri.» Et quant la vision fu départie, Lorent fu tout sain et commença à faire sa besoigne parmi l'ostel, comme il avoit acoustumé. Et quant le maistre du dit Lorent ot oï la vision et veue la santé de son varlet, il alèrent tous deux à Saint-Denis l'endemain bien matin, la douziesme kalende de juing, pour visiter les corps sains selon ce qu'il avoient promis: et rescript et raconta le dit Beneoit, eu la présence du dit Lorent son d it varlet, tout ce qui leur estoit avenu; et selon droit, nous devons croire audit Beneoit qui estoit homme honneste, et par meilleur raison à luy et à deux autres prestres qui virent ledit Lorent ainsi malade qui le nous ont tesmoignié en leur consciences, et nous le devons croire certainement. Et quant ce miracle fu ainsi approuvé en l'églyse monseigneur saint Denis, on fist sermon devant le peuple et sonna-l'en les cloches à l'onneur de Dieu et de monseigneur saint Denis, et fu chanté à haute voix en l'églyse: _Te Deum laudamus_. [Note 326: _Suesce_. Suède.] [Note 327: _Epiletique_. C'est-à-dire, il me semble: Ne provenoit pas du démon.] [Note 328: _Is_. Sors.] [329]En ce temps avint en la cité d'Arras que deux femmes en estat de béguignage feignoient que il leur estoit venu en appert, par la révélation d'un ange, qu'il allassent au roy de France luy segnifier de par Dieu que toutes les religions de femmes fist annuler, et ilecques, ès lieux desdites religieuses méist frères de telle règle comme la religion estoit. Si vindrent au roy et luy disrent que dit est. Adonc, le roy les entendit moult bénignement, nonobstant qu'il fust très fort malade, et cuidoit que ce feust vray; si assembla son conseil et fu trouvé que ce n'estoit que une dérision, et furent prises et après laissées aler. [Note 329: Cet alinéa manque dans la plupart des manuscrits.] Du roy Phelippe qui fu mort en l'an mil trois cens vingt et un vint en succession le royaume, sans nul contredit, à Charles conte de la Marche; et fu couronné à Reins le dimenche de la quinquagesime, c'est vingt et uniesme jour de février; mais il ne vint à Paris devant le karesme après. En cel an, avoit le roy d'Angleterre eu victoire de ses anemis: car le conte de Lenclastre avoit esmu pluseurs contes et pluseurs barons contre luy, combien qu'il fust son cousin germain, et s'esforçoit de luy deshériter: si que il avint que les gens le roy orent bataille contre eux, et fu occis le conte de Herefort, et le conte de Lenclastre pris et pluseurs autres contes et barons. Le conte de Lenclastre ot la teste coppée, et les autres barons furent pendus[330]. [Note 330: La matière de cet alinéa sera développée au chapitre deux du règne suivant.] _Cy fenissent les fais du roy Phelippe-le-Lonc._ CY COMENCENT LES FAIS DU ROY CHARLES-LE-BEL. I. ANNÉE 1322 _Coment le roy Charles fu départi de sa femme pour cause de fillolage, et après espousa Marie fille Henri jadis empereur de Rome._ Après la mort du roy Phelippe-le-Lonc régna sur les François Charles-le-Bel son frère. Au commencement de son royaume[331], il escripvit au pape comme pour cause de cognacion espirituelle, laquelle estoit entre luy et Blanche sa femme fille de Mahaut contesse d'Artois; laquielle contesse mère de la devant dite Blanche avoit levé et tenu sus fons le roy Charles; et ainsi, selon les drois canons, le mariage estoit nul, meismement que dispensacion n'avoit pas esté faite né requise au Saint Père qu'il luy pleust à pourveoir de remède compétent et convenable. Laquielle chose quant le pape l'ot entendue, il commist à l'évesque de Paris, à l'évesque de Biauvais et à messire Geffroy du Plessié prothonotoire de la court de Rome, qu'il enquéissent diligeamment de la vérité, et ce qu'il auroient trouvé dénonçassent et féissent savoir à la court de Rome. [Note 331: _Royaume_. Règne.] L'an de grace mil trois cent vingt deux, la veille de l'Ascencion, le pape diligeamment informé que la dite contesse d'Artois, mère de la dite Blanche, avoit levé des sains fons le roy Charles, pour quoy entre luy et sa ligniée il avoit cognacion espirituelle, donna sentence que au cas que dispensacion n'eust esté donnée du Saint Père, le mariage de Charles et de Blanche estoit nul. Si donna congié au roy qu'il peust prendre autre femme. [332]En cel an, environ la Chandeleur, le conte de Nevers fu délivré de prison. Lequiel comme il fust venu à Paris, acoucha de une grief maladie qui fu causée, si comme aucuns dient, en la prison où il fu mis, et de celle maladie il mourut; puis fu enterré aux frères Meneurs l'endemain de la Magdelaine.[333] Et ainsi la contesse sa femme retourna à son héritage, c'est assavoir la conté de Restel, de laquielle conté le dit conte en son vivant ne vouloit que elle en joït, combien que le roy luy eust assignée pour porcion; et avec ce deust avoir la moitié de la conté de Nevers pour son douaire. [Note 332: Inédit.] [Note 333: La fin de cet alinéa n'est pas dans la continuation de Nangis, et diffère dans beaucoup de leçons françoises: «Et lors sa femme tourna en son héritaige de Réthel, et pour son douaire deust avoir la conté de Nevers. De la mort du conte fu dit par créance que l'en luy eust donné en sa prison quelque chose par quoi sa mort fu avancée. Car il pensoient bien qu'il estoit de tele conscience que sé il eust longuement vescu, il n'eust tenu envers son père né envers ceux qui tenu l'avoient, nules convenances, combien qu'il les eust jurées.» (Msc. de Sorbonne, nº 426.)] [334]En cest meisme temps, le roy Charles prist à femme la seur au roy de Boesme, jadis fille de l'empereur Henry et conte de Lucembourg, à Prouvins le jour de la feste saint Mathieu apostre, en septembre. (Et de là, il vindrent à Paris, le jour de la feste des Reliques, qui est le derrenier jour de septembre où la feste fu célébrée très solempnellement. Et vindrent ceux de Paris jusques à Saint-Denis, encontre la royne, à cheval et à pié, à moult nobles paremens.) [Note 334: Inédit.] [335]En ce meisme jour trespassa Giraut Guete, né de Clermont en Auvergne, qui, par sa soutilleté et malice estoit venu de petit estat en si grant qu'il fu trésorier de Phelippe-le-Long. Mais commune renommée estoit que trop présumptueux estoit en oubliant son premier estat, et en faisant assés de molestes, griefs et inconvéniens au peuple et aux nobles honmmes. Dont le roy Charles, qui vit son trésor comme tout vuit;--car meismement comme son frère eust receu les diziesmes n'avoit guères, et pou avoit despendu et riens payé des grans deniers,--fist arrester ledit Giraut et fist faire enqueste sur luy. Laquelle trouvée, il fu condempné à paier treize cent mil livres sans l'amende arbitraire; et avec tout ce, pour mieux savoir la vérité dudit trésor et des griefs que fais avoit, il fu mis en gehennes diverses, si comme l'en dit, dont il chéi en fièvre continue et morut en prison au Louvre, et fut enterré en l'Ostel-Dieu de la Magdelaine, povrement, du commandement du rov qui dist que ceux qui meurent en prison royale ne doivent estre enterrés solempnellement, pourquoi il appert que à tort aient esté pris ou emprisonnés. [Note 335: Inédit.] Assez tost après Robert le conte de Flandres mourut; et Loys fils du conte de Nevers qui avoit espousée et prise à femme la fille au roy Phelippe derrenièrement trespassé, de la volenté des communes de Flandres, lesquielles communes avoient juré que il n'auroient autre seigneur, fu fait et establi conte de Flandres; non obstant que Robert fils du conte de Flandres et frère au conte de Nevers eust occupé les chastiaux et les forteresces de Flandres, par l'aide du conte de Namur, en alant encontre son serement qu'il avoit fait et promis au roy, quant il[336] maria sa fille à l'ainsné fils son frère le conte de Nevers. Si fu le serement tel et la promesse que se le conte de Nevers mouroit avant son père le conte de Flandres, que la conté de Flandres venroit à Loys son fils, après la mort du conte de Flandres, et non pas à son frère Robert. Ceste convenance jura à tenir le dit Robert et l'approuva, et renonça à tout le droit qu'il povoit jamais avoir en l'éritage de la conté de Flandres[337]. Et, pour ce, après la mort au conte de Flandres les Flamens ne vouldrent autre accepter que Loys, fils au devant dit conte de Nevers; ainsois mandèrent au roy et segnefièrent que s'il prenoit et recevoit autre à hommage, que le dit Loys fust certain qu'il prendroient par devers eux le gouvernement de la conté de Flandres. Et, pour ce, pristrent les Flamens le conte de Namur qui le dit Robert soustenoit comme son oncle, et le mistrent en prison. Lequiel Robert quant il vit que les Flamens orent mis le conte de Namur en prison, s'en vint en France pour ce qu'il n'osoit pas bonnement demourer au pays. Puis fist[338] le dit Loys hommage au roy de la conté de Flandres; mais Mahieu frère le duc de Lorraine, qui avoit à femme la suer du conte trespassé, laquielle n'avoit pas renoncié à son droit et devoit succéder comme hoir plus prochain à son père, si comme elle disoit, s'opposa en toutes manières; pour quoy le roy ne voult accepter l'hommage du conte; ainsois luy fist inhibicion qu'il ne se portast pour conte né receust aucuns hommages jusques à tant que sentence fu donnée sur les choses dessus dites. [Note 336: _Il_. Le roy. Philippe-le-Long.] [Note 337: La continuation de Nangis ne reproduit pas le reste du chapitre.] [Note 338: _Puis fist_. Celle phrase est moins exacte ici que dans les autres leçons. «Et Loys, combien que il fust petit et jeune enfant, offri au roy de France hommage, etc.» (Msc. 9650.--Nos historiens modernes n'ont pas su mettre tous ces détails à profit.)] Au derrenier, mandèrent les communes de Flandres au dit Loys qu'il venist seulement à eux, et il seroit receu comme le seigneur; laquielle chose il fist et vint à eux. Lesquiels le reçurent comme conte à grant honneur: et combien qu'il le refusast, ce sembloit, reçut-il les hommages des barons de Flandres, et premièrement du conte de Namur; puis le[339] délivra de la prison aux Flamens qui pris l'avoient, si comme il est devant dit[340]. [Note 339: _Le_. Le comte de Namur.] [Note 340: J'ai suivi pour tout ce chapitre la leçon beaucoup plus nette et plus étendue du msc. de Charles V, nº 8395. Quant aux éditions précédentes des _Chroniques de Saint-Denis_, elles l'ont complètement omis.] II. _D'une dissencion qui vint entre le roy d'Angleterre et ses barons._ En ce temps vint entre le roy d'Angleterre et pluseurs de ses barons une moult grant dissencion, desquiels barons estoit chevetaine principal le conte de Lencastre, noble homme et moult puissant en Angleterre, oncle du roy de France par sa mère, et germain du roy d'Angleterre de par son père. Car comme le roy d'Angleterre voulsist entroduire en son royaume aucunes nouvelletés indeues encontre le bien de tout son peuple et du royaume d'Angleterre;--laquielle chose il ne povoit faire sans leur consentement, si comme il disoient, et meismement qu'il le réputoient et tenoient pour idiot et non souffisant au gouvernement du royaume;--il se rebellèrent contre luy, tant que division se fist des barons d'Angleterre, dont les uns nourrissoient la partie du roy et les autres la leur. Par quoy toute Angleterre fu mise en grant tribulation et meschief. Et avint que un chevalier d'Angleterre nommé Andri de Karle[341] qui désiroit à plaire au roy, espia en la ville de Burbugne[342] le devant dit conte de Lencastre et le prist malicieusement avec pluseurs autres barons, lequiel amena avec ses prisonniers et présenta au roy d'Angleterre. [Note 341: Les historiens anglois, qui n'ont pas mieux connu tous les détails qui vont suivre que nos historiens modernes, nomment ce personnage le chevalier Harklay.] [Note 342: _Burbugne_. Ou mieux _Burgh_.] En celle prise mourut et fu occis, sus le pont de la ville devant dite, le conte de Harefort. Après ce que le conte de Lencastre et les autres barons orent esté présentés au roy, il envoia les barons en diverses prisons; et, au conte de Lencastre, après ce qu'il ot esté confessié, oï sa messe et reçeu le corps Jhésucrist au sacrement de l'autel, fist la teste couper; et en une abbaïe qui estoit près le fist porter et enterrer. Auquiel sépulcre, si comme pluseurs racontèrent, Nostre-Seigneur monstra puis moult de miracles, et fait encore. Et puis le roy d'Angleterre, en récompensacion du service qu'il avoit receu du devant dit chevalier Andri de Karle, donna à icelui la conté de Karleel[343] où il y a pluseurs chastiaux et forteresces. Mais icelui chevalier Andri pensant en soy meisme que longuement demourer en Angleterre ne luy seroit pas seure chose, se transporta en Escoce; et s'alia et ferma aliances à Robert de Brus qui en ce temps estoit roy d'Escoce, et luy promist à rendre la conté de Karleel qui luy avoit esté donnée, et à prendre sa suer à femme par mariage. [Note 343: _Karleel_. Carlisle.] III. _Coment le roy d'Angleterre envahi Escoce._ En ceste année meisme, le roy d'Angleterre, avec grant plenté de gent d'armes qu'il avoit assemblé, entra en Escoce, et gasta le pays tout environ jusques au chastiau de Pendebroc[344] qui vaut autant à dire en françois comme _le chastel aux Pucelles_, et ne pot passer en avant pour vitaille qui deffailloit en l'ost. Si convint qu'il se retournast; si renvoia son ost jusques à une montaigne que on appelle Blanque-More, emprès laquielle y a une abbaïe. En celle se loga la greigneur partie de son ost, et le roy tendi ses paveillons un pou loing de eux, si estoit la royne avec luy qui de près le suivoit. Quant le roy se fu ainsi logié, il donna congié à son ost et cuida bien estre asseur, car il estoit bien à vingt-quatre lieues loing de ses anemis. D'autre part, aussi en la dite abbaïe, estoient logiés messire Jehan de Bretaigne conte de Richemont, monseigneur de Sully avec bonne compaignie, lesquiels estoient venus en message au roy d'Angleterre de par le roy de France. [Note 344: _Pendebroc_. Continuation de Nangis: _Pendebonam_. Il faudroit, je crois, _Edenburg_, dont l'ancien nom étoit effectivement _Castrum Puellarum_.--_Blanque-More_ Black-More (noir marais).] Ore avint et ne demoura guères que Andri de Karle, dessus nommé, segnefia aux Escos qu'il venissent seurement, et qu'il trouveroient le roy d'Angleterre desgarni de son ost et de sa gent. Lesquiels, quant il orent ce oï et sceu que c'estoit vérité, ainsi comme gens forsenés et entalentés de eux vengier, en une nuit et un jour chevauchièrent et errèrent tant qu'il vindrent près de l'abbaïe où estoient logiés monseigneur Jehan de Bretaigne et sa compaignie devant dite qui mengoient et estoient à table. Et comme il leur fu dit que c'estoient les Escos qui venoient tous armés sus le roy d'Angleterre, à paine le povoient-il croire né vouloient. A la parfin quant il sorent ainsi qu'il estoit voir, il pristrent leur armes et s'armèrent, puis se mistrent noblement en conroy pour eux deffendre, et vouldrent garder un pas estroit afin que les Escos ne peussent avoir passage. Et comme de première venue il se deffendirent viguereusement et méissent à mort pluseurs Escos, toute voies ne porent-il résister à la grant multitude qui estoit des Escos, mais il convint qu'il se rendissent, ou autrement eux et toute leur compaignie eussent esté occis et mis à mort. Quant le roy d'Angleterre oï dire que les Escos venoient si asprement, si fu moult troublé en cuer; car il n'avoit avec luy que trop pou de gent. Et pour ce nécessité le contraint de luy départir tost et isnelment; si s'en parti tantost: et la royne, avec sa gent, s'adressa vers un chastel très fort assis sus une roche qui joint à la mer[345], et se mist ilec à garant. Un peu après, la royne se doubta que elle ne fust assegiée des Escos et des Flamens: si prist courage d'homme et se mist en mer où elle ot moult à souffrir, et fu en moult de périls luy et sa gent, et tant que une de ses damoiselles y mourut, et une autre enfanta avant son terme; toutes voies à l'aide de Dieu, elle arriva seurement au port d'Angleterre. [Note 345: Addition du msc. 218: «Dont par où les Flamans vindrent en Escosse.»] Après toutes ces choses, il vint à la cognoissance du roy que messire Andri de Karle avoit fait venir les Escos, et faite celle traïson; si le fist espier le roy de toutes pars, tant qu'il fust pris et admené devant luy. Quant il le tint, il en fist telle justice: il fu premièrement atachié à la queue de deux roncins et trainé, puis fu ouvert ainsi comme un pourcel, et prist-on sa brouaille, c'est à dire ses boiaux et ses entrailles; et les ardist-on devant luy. Puis luy coupa l'en la teste et après fu pendu par les espaules; au derrenier il fu despendu et devisié en quatre pièces: et furent les pièces l'une çà l'autre là, aux quatre maistres cités d'Angleterre portées et pendues[346], tant pour espoventer comme pour donner exemple aux autres de eux garder de faire traïson à leur seigneur, ou chose semblable. [Note 346: Addition du msc. 218: «Et le chief mis sur la tour de Londres. Et ne pourquant li Escoz gardèrent le conte de Richemont en un fort chastel, et le seigneur de Sully en un autre jusques au quaresme ensivant.»] Depuis, le roy de France escript à Robert de Brus qui se tenoit pour roy d'Escoce, qu'il luy rendist le seigneur de Sulli, lequiel il avoit envoié en Angleterre comme messagier et non mie contre les Escos; si le rendi au roy de France franchement sans nulle raençon, mais le conte de Richemont ne voult en nulle manière délivrer. En ce temps, Loys, fils le conte de Nevers, vint de Flandres à Paris. Et pour ce qu'il ala en Flandres et reçut les hommages, contre l'inibicion que le roy luy avoit faite, il fu arresté au Louvre, mais un pou après, en donnant caution fu délivré et relaschié. La cause de la conté de Flandres pendoit en ce temps au parlement, assavoir mon qui succéderoit au conte Robert derrenièrement mort et trespassé. Si fu dit et jugié par arrest, considérées les convenances qui avoient esté faites et confermées par serement, pour Loys fils du conte de Nevers; et fu à la partie inverse imposé silence perpétuel; et ainsi le roy le reçut en hommage, et fu mis en possession paisible de la conté de Flandres. (Quant il fu retourné en Flandres paisiblement, il fist paix à sa mère, laquielle par mauvais conseil il avoit moult courrouciée par avant. Car comme elle fust hoir de la conté de Restel et mise en possession et saisine, il occupa et prist à soy un chastel en la conté de Restel assis qui a nom Chastiau Renaut; pour lequiel ravoir sa mère y envoia gens d'armes à plenté; et à l'encontre le fils envoia contre sa mère monseigneur Jehan de Hainaut, à grant compaignie, pour luy empeschier son propos. Si s'en failli pou que les deux osts n'assemblèrent; mais la mère se départi, c'est à dire fist départir ceux qu'elle avoit envoiés, pour ce que elle ne les vouloit pas mettre en péril de mort.) IV. ANNÉE 1323 _Coment Loys fils le conte de Nevers fit receu en hommage de la conté de Flandres._ (Ainsi retint le fils le chastel contre sa mère. Toutes voies luy rendi-il après; mais nulle restitucion ne luy fist des despens que elle avoit fais de son douaire, ainsi que elle devoit avoir par droit: et en la conte de Nevers luy assigna il le moins qu'il pot: c'est assavoir trois mille et quatre cens livres de tournois, comme, selon la coustume du pays, elle deust avoir eu la moitié de la conté. Et ainsi, comme dit est, le dit Loys, fils le conte de Nevers, fu mis en possession de la conté de Flandres.) Le roy Charles déceu par le conseil d'aucuns qui n'aiment pas le profit commun, si comme son père mua ses monnoies en son temps, ainsi mua-il la seue de fort à foible; dont pluseurs domages s'ensuivirent au royaume et au peuple. En Alemaigne les ducs en controverse esleus pour estre empereur, s'entreguerroioient par feu et par rapines. V. _Coment Jourdain de Lille fu trainé et pendu au gibet de Paris, pour ses meffais._ L'an mil trois cent vingt-trois, un des nobles hommes de Gascoigne, très noble de lignage mais très désordené en fais et en meurs, appellé Jourdain de Lille, à qui le pape Jehan pour raison de la hautesce de son lignage avoit donné sa nièce à mariage[347], comme commune renommée courust contre luy, fu accusé devant le roy pour ses grans mesfais, desquiels il fu convaincu et ataint, car il ne se pot purgier né excuser. Le roy à la prière du pape Jehan qui luy avoit escript qu'il le voulsist espargnier ceste fois, luy pardonna dix-huit articles qui avoient esté proposées contre luy, pour chascun desquiels il avoit esté jugié digne de mort. Lequiel Jourdain metant en oubli la grace et le bienfait que le roy luy avoit fait, en riens du monde ne s'amenda, mais ainsi comme devant et pis encore commença à maufaire: c'est assavoir roberies, homicides, efforcier femmes, vierges despuceller, estre rebelle au roy. Dont il avint que un sergent du roy qui avoit sa mace esmailliée de fleur de lis, qui sont les armes de France, et la portoit avec soy comme sergent d'armes ont de coustume, il le tua de sa mace meisme[348], et ne tint conte de faire tieux mauvaistiés né tieux fais. Il avoit, si comme on disoit, moult de mauvaise merdaille[349], robeurs, murtriers et telle manière de gens qui roboient et despoilloient les bonnes gens clers et lays, et puis luy apportoient ce qu'il avoient pillié et robé. Longuement mena telle vie, tant que plaintes et clameurs de rechief en vindrent au roy; pour quoy le roy luy manda qu'il se venist excuser devant luy et ses barons. Lequiel quant il entendi le mandement vint à grand arroy à Paris et à grant orgueil; et vindrent avec luy pluseurs contes et barons qui en tant comme il povoient le seurportoient et excusoient. D'autre part vindrent contre luy pluseurs autres nobles hommes: c'est assavoir le marquis d'Ancone[350] qui avoit esté neveu le pape Climent, et ses fils avec luy, et moult d'autres barons et grans seigneurs qui proposoient contre luy moult de mauvaistiés et de forfais, lesquiels il offrirent à prouver sé ainsi estoit qu'il les voulsist nier. Et le dit Jourdain respondi que tout ce qu'il luy metoient sus, le roy luy avoit pardonné. Mais non obstant la response, il fu prouvé que après le pardon et la rémission le roy il avoit fait pluseurs fais par quoy il estoit digne de mort: pour lesquiels il fu mis en prison au chastelet, et puis du chastelet il fu mené devant les seigneurs de parlement, accompaignié de gens d'armes, et ylec selon les mérites de ses fais fu jugié à estre digne de mort. Lors fu pris de rechief et mené en Chastelet, et le samedi, septiesme jour de may, fu trainé à queues de chevaux et pendu au gibet de Paris, au plus haut, vestu des draps du pape Jehan dont il avoit espousée la niepce. [Note 347: Dom Vaissette nie cette alliance. Jourdain de Lille, seigneur de Casaubon, dont il s'agit ici, auroit épousé, suivant cet excellent historien, Catherine de Grailly.] [Note 348: «Et du sergent auquel il avoit bouté la masse enarmée des armes le roy, parmi le fondement, et puis l'eust occis...» (Msc. nº 218, Sup. fr.)] [Note 349: Ce mot, autrefois fort usité, répondoit à ceux de _canaille_, _crapule_, que nous ne craignons pas toujours de prononcer.] [Note 350: Appelé par D. Vaissette _le vicomte de Lomagne_, t. 4, p. 191; et par le continuateur de Nangis, _marchione de Angonitano_.] A la Penthecoste ensuivant, la royne Marie, femme du roy Charles et suer du roy de Boesme, fu couronnée en la chapelle du roy à Paris, présens son dit frère et son oncle l'archevesque de Trèves, à grant multitude de nobles hommes d'Alemaigne. En ceste année meisme, saint Thomas d'Aquin, de l'ordre des frères Prescheurs, noble de lignage selon le monde et excellent docteur en théologie, examinacion faite de sa vie, de ses meurs et des miracles aussi que Dieu par sa débonnaireté avoit fait ou faisoit pour luy; veu le procès et enqueste sur ce diligemment faites et approuvées par le collège de Rome; le pape, par le consentement de ses frères les cardinals, le canonisa; et ordena la solempnité de la feste à certain jour, c'est assavoir le quinziesme jour de juignet. VI. _D'un chat tout noir qui fu mis en un escrin en terre en un quarrefour, par sorcelerie._ En ceste année aussi, avint que un abbé de Cistiaux fu robé de merveilleusement grant somme d'argent. Si fist tant, par la procuracion d'un homme qui demouroit à Chastiau-Landon et en avoit esté prévost, pour quoy on l'appelloit encore Jehan Prévost, que convenance fu faite entre luy et un mauvais sorcier que on feroit tant que on sauroit qui estoient les larons, et coment il seroient contrains à faire restitucion, en la manière qui s'en suit: premièrement, il fist faire, à l'aide du dit Jehan Prévost, un escrin et mettre dedens un chat tout noir, puis le fist enterrer en une fosse aux champs, droit en un quarrefour, et ordena sa viande: et mist dedens l'escrin pour trois jours, c'est assavoir pain destrempé et mouillié en cresme, en huille sainte et en iaue benoicte, et à celle fin que le chat ainsi enterré ne mourust, il y avoit deux pertuis en l'escrin, et deux longues fistules qui seurmontoient la terre que on avoit gettée sus l'escrin, afin que par les fistules l'air peust entrer en l'escrin par quoy le chat peus espirer et respirer. Or avint que bergiers qui menoient leur brebis aux champs, passèrent parmi ce quarrefour si comme il avoient accoustumé: leur chiens commencièrent à flairier et à sentir le chat; tantost trouvèrent le lieu où il estoit, lors se pristrent à fouir et à grater des ongles trop fort pour noyent, [351]feust une taupe, si n'estoit nul qui les peust oster d'ilec. Quant les bergiers virent leur chiens qui ne se vouloient mouvoir d'ilec, si s'approchièrent et oïrent le chat miauler, si furent moult esbahis. Ainsi comme les chiens gratoient tousjours, un bergier qui fu plus sage des autres, manda ceste chose à la justice qui tantost vint au lieu et trouva le chat et la chose, ainsi comme elle avoit esté faite. Si se commença à merveillier trop grandement, et pluseurs aussi qui estoient venus avec lui. Et comme le prévost de Chastiau-Landon fu angoisseux et pensant en soy meisme coment il pourroit l'aucteur de si horrible malefice avoir né trouver, car il savoit bien que ce fait n'avoit esté fait que pour aucun malefice faire; mais à quoy né de qui? il en estoit ignorant. Avint ainsi comme il pensoit en soy meisme et regardoit l'escrin qui estoit fait de nouvel, il appella tous les charpentiers de la ville, et leur demanda qui avoit fait cest escrin? Après la demande faite, un charpentier se mist avant, et dist qu'il avoit fait l'escrin à l'instance d'un homme que on appelloit Jehan Prévost, mais, sé Dieu luy voulsist aidier[352], il ne savoit à quel fin il l'avoit fait faire. Un pou de temps passé, icelui Jehan Prévost fu pris par souppeçon, questioné fu et mis en gehenne, et tantost confessa le fait; puis accusa un homme qui estoit le principal, et qui avoit esté trouveur de faire ce maléfice et ceste mauvaistié, appelé Jehan Persant: après il accusa un moine de Cistiaux qui estoit apostat estre espécial disciple de celuy Jehan Persant, l'abbé de Sarquenciaux de l'ordre de Cistiaux, et aucuns chanoines rieulés[353] qui tous estoient complices de ceste mauvaistié. Lesquiels furent pris, liés et menés à Paris devant l'official de l'archevesque de Sens et devant l'inquisiteur. Quant il furent devant eux, on leur demanda à quel fin et pour quoy il avoient celle chose faite, et espéciaument à ceux que on savoit par cuidier[354] qui estoient les maistres de l'art au déable. Il respondirent que sé le chat fust demouré par trois jours au quarrefour, après ces trois jours il l'eussent trait hors et puis escorchié; après de la pel il eussent fait corroies, lesquielles il eussent tirées et aloignées tant comme il peussent et nouées ensemble, si que elles féissent et peussent faire un cerne[355], en l'espace duquiel un homme peust estre dedens compris et contenu. Laquielle chose faite, celuy qui seroit au milieu du cerne metroit tout premièrement dedens son derrière de la viande de quoy le chat avoit esté nourri, autrement ces invocations n'auroient point de effet et seroient de nulle value. Et ce fait il appelleroit un déable appellé Berich, lequiel vendroit tantost et sans délai, et à toutes les demandes que on luy feroit, il respondroit et enseigneroit le larrecin, et tous ceux qui seroient principaux du larrecin, et ceux qui ce avoient fait; et plus il enseigneroit tout mal à faire et aprendroit à qui luy demanderoit. Lesquielles confessions et droites diablies oïes, Jehan Prevost et Jehan Persant comme auteurs et principaux de ceste mauvaistié et maléfices furent jugiés à estre ars et punis par feu. Mais comme la chose fu targiée à faire et retardée, l'un des deux c'est assavoir Jehan Prevost va mourir, duquiel les os et tout furent ars en poudre en detestacion de si horrible crime; et l'autre, c'est assavoir Jehan Persant, à tout le chat pendu au col, fu ars et mis en poudre l'endemain de la saint Nicholas. Après, l'abbé et le moine apostat, et les autres chanoines rieulés qui à faire ce maléfice avoient administré le cresme et les autres choses, furent premièrement dégradés, et depuis, par jugement droiturier, furent condampnés et mis en chartre perpétuellement. [Note 351: Il semble qu'il faudroit: _Come sé ce féust_.] [Note 352: _Sé Dieu luy voulsist aidier_. C'est la même invocation que _Die m'aist_. Dieu lui fût en aide.] [Note 353: _Rieulés_. Réglés ou réguliers.] [Note 354: _Par cuidier_. Par conjecture.] [Note 355: _Cerne_. Cercle.] [356]Et en cest an meisme, fu un moine de Morigni, une abbaïe emprès Estampes, qui, par sa curiosité et par son orgueil, voult susciter et renouveller une hérésie et sorcerie condampnée qui est nommée en latin _ars notoria_, et avoit pensé à luy donner autre titre et autre nom. Si est cette science telle que elle enseigne à faire figures et empreintes, et doivent estre différentes l'une de l'autre et assigniées chascune à chascune science; puis doivent estre regardées à certain temps fais en jeunes et en oroisons. Et ainsi, après le regart, estoit espandue science, laquielle en ce regart on vouloit avoir et acquérir. Mais il convenoit que on appellast aucuns noms mescogneus, lesquiels noms on créoit fermement que c'estoient noms de déables; pour quoy pluseurs celle science décevoit et estoient déceus, car nul n'avoit oncques esté usant de celle science que aucun bien ou aucun fruit en eust raporté; noient moins icelui moine reprouvoit icelle science, jasoit ce qu'il fainsist que la benoicte vierge Marie luy fust apparue moult de fois, et ainsi comme lui inspirant la science; et pour ce à l'honneur d'elle, il avoit fait pluseurs images paindre en son livre[357] avec pluseurs oroisons et caractères très piteusement, de fines couleurs, en disant que la vierge Marie luy avoit tout révélé. Lesquielles ymages appliquées à chascune science et regardées après les oroisons dites, la science que on requéroit estoit donnée: et plus, car fussent richesces, honneurs ou délices que on voulsist avoir, on l'avoit. Et pour ce que le livre prometoit telles choses, et que il esconvenoit faire invocacions et escrire deux fois son nom en ce livre, et faire escrire le livre proprement pour soy, qui estoit couteuse chose, autrement il ne luy vaudroit riens s'il n'en faisoit un escrire à son coust et à ses despens; à juste cause fu condampné le dit livre à Paris et jugié, comme faux et mauvais contre la foy crestienne, à estre ars et mis en feu. [Note 356: Cet alinéa renferme sur la superstition du moine de Morigny bien d'autres détails que la continuation latine de Nangis.] [Note 357: _En son livre_. «Et avoit en ce livre sept images peintes qui représentoient les sept sciences que l'on voulult savoir.» (Msc. 218, S. F.)] VII. _Coment le seigneur de Partenay fu accusé de hérésie._ En cest an avint en Poitou que le sire de Partenay, noble homme et puissant fu accusé par devers le roy sus pluseurs cas de hérésie de par l'inquisiteur[358] qui estoit frère de l'ordre des Prescheurs. Lequiel seigneur quant il fu accusé, le roy, à petite délibéracion, toutes voies comme bon crestien[359] le fist prendre et arrester tous ses biens, et mettre en prison au Temple à Paris. Après, en la présence de pluseurs prélas, clers de droit, et grant multitude de gent, ledit frère qui estoit breton appellé frère Morise, proposa en la présence du dit seigneur de Partenay moult d'articles touchans hérésie, et requist qu'il respondist et jurast de la vérité. Lequiel seigneur, au contraire, proposa moult de choses contre le dit frère pour lesquielles il affirmoit luy non estre digne de l'office d'inquisiteur; né ne voult respondre né jurer, ainsois appella à court de Rome de son audience, sé aucune estoit. [Note 358: _De par l'inquisiteur_. «Fratrem Mauritium.»] [Note 359: _Comme bon crestien_. C'est du roi qu'il s'agit.] Lors le roy, quant il entendi ce, et non voulant au dit seigneur clorre la voie de droit, ses biens premier restitués, il l'envoia à la court de Rome bien acompaignié de bonne garde; et comme il fu venu en la présence du saint père, et le dit inquisiteur eust proposé contre le dit seigneur les articles autrefois proposés, le pape luy assigna autres auditeurs et commanda à l'inquisiteur que sé aucune chose autre il vouloit proposer avec, il le proposast devant eux: et ainsi selon la coustume de Rome, la cause demoura à court bien et longuement. En la fin de cest an, Loys le conte de Flandres fu receu très noblement en la ville de Bruges et donna aux bourgois pluseurs franchises et libertés, pour quoy il firent très grant joie en la réception de sa personne. Mais entre les autres choses, souverainement leur desplaisoit que, le conseil des Flamens mis arrière, il usoit du conseil à l'abbé de Verzelay, fils jadis de Pierre Flote qui fu occis à Courtrai avec le bon conte d'Artois Robert, l'an mil trois cens deux; lequiel abbé, pour la mort de son père, il reputoient estre anemi des Flamens, en telle manière que sé aucune chose estoit ordenée en la conté de Flandres, combien que elle fust justement et bien ordenée, s'il sceussent que elle fust ordenée par le dit abbé et la chose ne venist à leur désir et à leur volenté, il disoient que faussement et mauvaisement avoit esté faite et ordenée. Dont il convint que le conte comme contraint et contre sa volenté, renvoiast l'abbé en son abbaïe. En ce meisme temps fu et ot grant dissencion en la ville de Bruges: car comme le conte eust assise une taille assez griève ès villes champestres d'entour Bruges et à Bruges aussi, et les collecteurs l'eussent levée trop plus grande que elle n'avoit esté assise, avint que les païsans et les bonnes gens forains furent merveilleusement esmeus et courrouciés: si s'assemblèrent et orent parlement à ceux de Bruges du moien estat; lesquiels avoient esté grevés meismement par les hommes riches de Bruges. Et quant il se furent conseilliés ensemble, il ordenèrent que par toutes les villes à certaine heure il sonneroient la cloche, et seroient près et appareilliés sans nul deffaut et bien armés. Ainsi furent comme il avoient ordené; et quant il furent tous près, il entrèrent soudainement en la ville de Bruges avec un chevetaine qu'il avoient fait entre eux, et occistrent et mistrent à mort des gens au conte et pluseurs des gros et des riches de la ville de Bruges. VIII. _Coment Galeace conte de Milan desconfit la gent du pape en bataille, et coment la royne de France mourut._ Après la mort de Mahieu[360] le visconte de Milan, succéda et ot la visconté Galeace son fils, chevetaine des Guibelins. Encontre ce Galeace envoia le pape, le roy Robert, le cardinal de Poget et monseigneur Henri de Flandres, (frère du conte de Namur), lequel fu chevetaine de moult de gent d'armes: lequiel chevetaine Henri assembla et ajousta aux gens d'armes qu'il avoit, les Guelphes, lesquiels entre Plaisance et Milan assemblèrent encontre icelui Galeace en champ de bataille: forte fu et aspre la bataille, si fu occis le frère au cardinal, et le cardinal s'en fui tost et isnellement quant il vit la desconfiture: ainsi monseigneur Henri qui estoit chevetaine se retrait honteusement, et fu grant pièce que on disoit qu'il estoit mort; mais après il apparut qu'il s'estoit sauvé cautement. Si fu la victoire de celle bataille aux Guibelins, et furent mis à mort des Guelphes mil et cinq cens personnes. [Note 360: _Mahieu_. Maffeo Visconti.] Environ la mi-karesme, comme le roy retournoit des parties de Thoulouse et il fust venu à Yssoudun, une ville qui est en Berry, la royne qui le suivoit et qui estoit grosse, avant qu'il fust temps d'avoir enfant enfanta un fils, un moys avant son terme ou environ: lequiel tantost après qu'il fust baptisié, mourut; et aucuns jours aussi passés mourut la royne, et fu enterrée à Montargis en l'églyse des frères Prescheurs[361]. [Note 361: _Des frères Prescheurs_. Plusieurs manuscrits portent ici: «_En l'églyse des seurs des frères Prescheurs_.» Et le manuscrit nº 9622-3.3. justifie cette leçon en portant: «Et ensevelie chiés les seurs S. Dominique asquelles elle avoit dévocion; car ele avoit une tante en celle ordre qui estoit prieuresse du Val de Notre-Dame en Allemaigne, à deux lieues de Lucembourg, avec qui ele avoit esté norrie; et là fu-ele prinse quant ele fu amenée au roy.»] IX. ANNÉE 1324 _De la dissencion qui fu entre le duc de Bavière et Federic pour l'empire; et après, d'une grant dissencion qui mut entre les gens du roy de France et les gens du roy d'Angleterre en Gascoigne._ En l'an après mil trois cens et vingt-quatre, moult de roberies, pilleries, rapines et arsures furent faites entre les électeurs de l'empire de Rome pour la cause de l'eslection faite en descort et célébrée. En la fin fu assignée, d'une partie et d'autre, jour de bataille à plains champs[362], c'est assavoir le derrenier jour de septembre. Si ot le duc de Bavière de sa partie le roy de Boesme, et le duc d'Osteriche Federic avoit d'autre part grant multitude de Sarrasins et de Barbarins, lesquiels il mist au front de la bataille; et estoit ducteur de celle compagnie Henri frère du duc d'Osteriche. Encontre eux fu le roy de Boesme et ot la première bataille, quant il furent assemblés, si ot trop grant estour, et trop fort chapleis de une part et d'autre, trop merveilleusement: tant que en la fin les Barbarins et les Sarrasins furent tués et occis: le roy de Boesme emporta glorieuse victoire et une honnorable journée. Si fu pris en celle bataille Henri le frère du duc d'Osteriche et le jour ensuivant qui fu le premier jour d'octobre se combati le duc de Bavière encontre le duc d'Osteriche Federic, lequiel il prist avec pluseurs autres nobles barons; et occist avec ce grant partie de la gent le duc d'Osteriche. Henri se délivra tantost de sa raençon: il donna au roy de Boesme pour sa dite raençon onze mille mars d'argent fin esprouvé; et avec ce luy restitua une terre laquielle le père de ce Henri, c'est assavoir Aubert le roy des Romains, avoit osté par violence au roy de Boesme. En celle terre estoient seize bonnes forteresces, que cités que chastiaux bien fermés, avec pluseurs autres villes champestres qui ne sont pas mises au nombre. Ceste terre reçut le roy de Boesme avec le nombre d'argent dessus dit de Henri frère le duc d'Osteriche, et puis le délivra de sa prison franchement. Mais non obstant la prise de Federic duc d'Osteriche, Leopol son frère et ses autres frères ne cessèrent de guerroier le duc de Bavière par pluseurs guerres et batailles continuels; si n'osta mie la prise du devant dit Federic la guerre, mais agreva et acrut de jour en jour. [Note 362: A Muldorf.] En icest an meisme, le roy Charles, après la mort de la royne Marie qui estoit suer du roy de Boesme, prist à femme Jehanne sa cousine germaine fille du noble prince jadis conte d'Evreux, messire Loys de France, frère au père du roy Charles, et par conséquent son oncle: si fu requise dispensacion au Saint-Père pour affinité du lignage, laquielle fu donnée et ottroiée. En ce temps, fu en Gascoigne grant dissencion entre les gens du roy de France et les gens du roy d'Angleterre: car le sire de Monpesat édifia une bastide de nouvel en la seigneurie du roy de France, laquielle il disoit estre de la seigneurie du roy d'Angleterre; et comme question en fust mue et débat entre les gens du roy de France et les gens du roy d'Angleterre, à la parfin sentence fu donnée pour le roy de France, et fu celle bastide garnie des gens du roy de France et appliquiée à son droit et à sa seigneurie. Dont il avint que le seigneur de Monpesat, comme triste, dolent, despit et courroucié de ce fait; appella en son aide le seneschal au roy d'Angleterre, et assaillirent à grant force de gent icelle bastide, et firent tant qu'il entrèrent dedens par violence; et eux entrés, tous ceux qui estoient de la partie au roy de France mistrent à l'espée, et pendirent des greigneurs, et destruirent la bastide et acraventèrent jusques à terre; tous les biens qu'il trouvèrent pristrent et emportèrent au chastel de Montpesat. Ce fait et ces choses venues à la cognoissance du roy, jasoit ce que par soy meisme, sans requerir autre, il se peust bien estre vengié de l'injure et de la vilennie qui luy avoit esté faite, noient moins, luy voulant toutes ces choses faire par raison, segnifia au roy d'Angleterre que l'injure qui luy avoit esté faite en sa terre luy fust amendée. Adonc le roy d'Angleterre envoia en France Aymes cousin germain au roy de France de par sa mère[363], avec noble chevalerie d'Angleterre, et luy donna povoir d'accorder, de traitier et de confirmer tout entièrement, sur le fait de l'amende que le roy de France requeroit à avoir. Lors quant il furent venus, le roy de France voult et requist, pour l'amende, que le seneschal et le sire de Montpesat, avec aucuns autres qui avoient à ce fait esté et donné conseil à ce maléfice et mauvais fait faire et perpétrer, luy fussent bailliés et, avec ce, le chastel de Montpesat rendu. Les Anglois oïrent la requeste du roy: et quant il virent que le courage du roy ne se vouloit à autre amende fléchir né accorder, se consentirent faintement à la volenté du roy; et comme il s'en voulsissent retourner en Gascoigne, il envoia avec eux un de ses chevaliers appellé messire Jehan d'Erbley[364], afin que en sa présence fust faite, au nom du roy de France, l'exécution de l'amende. Mais avant qu'il venissent au terme où il devoient aler, les Anglois distrent au dit messire Jehan, qu'il s'en retournast, sé il ne vouloit perdre la teste. Lequiel s'en retourna au roy et luy conta et dist coment les Anglois l'avoient moquié, et coment il garnissoient les forteresces et les chastiaux et s'appareilloient de tout leur povoir à guerroier. Quant le roy ot oï ces nouvelles, il reputa Gascoigne estre forfaite, et à luy par droit et justice devoir estre appliquiée, tant pour ce qu'il avoit cité le roy d'Angleterre et semons à certain lieu et jour où il devoient tous deux estre, et l'avoit le roy d'Angleterre accepté, mais il ne vint né envoia; tant aussi pour ce que la composicion de l'amende dessus dite, laquielle Aymes, frère du roy, avec pluseurs nobles de sa compagnie avoient accordé, ne voult mettre à exécution. Et pour ce le roy envoia en Gascoingne son oncle messire Charles de Valois conte, avec Phelippe et Charles fils du dit conte, et messire Robert d'Artois conte de Biaumont le Rogier, à grant multitude de gens d'armes esleus, environ la feste de la Magdaleine; lequiel messire Charles, quant il fu venu à Agien, la cité se rendi tantost sans bataille et sans cop férir, (combien que le roy d'Angleterre les eust grandement encouragié à eux tenir fort contre le povoir du roy de France. Mais il ne firent riens especiaument pour deux causes: la première qu'il leva une taille d'argent en la cité qui merveilleusement les greva; la seconde qu'il en mena avec soy une fille de la ville qui estoit très gracieuse et très belle, dont les bonnes gens furent tous mal meus contre luy). [Note 363: «Rex Angliæ fratrem suum de secundâ uxore patris sui, cognatum germanum Regis Franciæ ex parte matris, Edmondum.» Et non pas _Raymondum_, comme on lit dans l'édition du _Spicilége_. Edmond étoit comte de Kent.] [Note 364: _D'Erbley_. «Domino Joanne de Ambleyo, milite regis.»] Après vint le devant dit Aymes à une grant ville et fort qui est appellée la Riole, et comme il les eust encouragiés de eux forment tenir contre le povoir de France, il s'en voult aler à Bourdiaux; mais les habitaus de la Riole luy distrent, que sé il s'en aloit il en seroient moins fors encontre l'ost de France qui venoit sur eux. Si ne s'en osa aler, ainsois demoura, à fin que par son absence la ville ne fust plus légièrement prise. Quant le conte de Valois entendi que le frère du roy d'Angleterre avec ses Anglois estoit à la Riole, il aproucha de la ville pour la asségier; si en ot aucuns de l'ost, desquiels le seigneur de Saint-Florentin estoit chevetaine et ducteur, qui estoient desputés à garder les issues et les entrées; si se combatirent à ceux de la Riole et ceux de la Riole à eux, mais il furent chaciés et embatus arrière en la ville, et s'approchièrent plus près des portes. Ceux de la ville qui apperceurent leur anemis entalentés de eux mal faire, issirent à greigneur nombre et quantité qu'il n'avoient fait devant; et nostre gent françoise viguereusement les reçurent, si les enchacièrent comme devant: mais pour ce qu'il s'approchièrent trop près des portes, il furent surpris et vaincus. En celle bataille, fu occis le seigneur de Saint-Florentin et pluseurs autres nobles et non nobles, dont le conte de Valois, messire Charles, fu merveilleusement irié. Si fist drescier ses engins et ses perrières, et asségia la ville de toutes pars, et en telle manière que ceux de dedens ne povoient bonnement issir né entrer sans grant péril de leur corps et de leur vies: car il faisoit geter à ses engins grosses pierres dedens la ville qui quassoient les murs et abattoient et froissoient les maisons. Aussi avoit-il fait faire eschafaus qui joignoient aux murs, par quoy on se povoit combatre à ceux dedens, main à main. Et quant ceux de la ville se regardèrent et virent en si grant péril comme de perdre corps et biens, il envoièrent ambassadeurs pour traiter de pais; laquielle fu ordenée en telle manière: premièrement, la ville seroit rendue, et des habitans de la ville ceux qui vouldroient estre encore sous la seigneurie du roy d'Angleterre s'en iroient ailleurs querre habitacion, sauf leur corps et leur biens; secondément, ceux qui vouldroient demourer en la ville feroient serement de loyauté à tenir du roy de France, et d'obéir aux gardes que on y metroit. Des choses accordées le frère du roy d'Angleterre, neveu du conte de Valois messire Charles de par sa mère, fu laissié aler en Angleterre parler au roy pour savoir s'il voudroit tenir les convenances qu'il avoient promises au roy à Paris; et sé le roy d'Angleterre les tenoit, paix seroit tenue et fermée, sé non il devoit retourner à son oncle messire Charles pour le présenter[365] au roy de France, et en faire sa volenté. Et afin que on eust seurté de luy et qu'on fust seur de sa retournée, on retint en hostage quatre chevaliers d'Angleterre, en telle condicion que s'il ne retournoit, on leur coperoit les testes et seroit la guerre comme devant. Et, avec ce, furent trièves données jusques à la Pasque ensuivant. Ainsi se parti le frère du roy d'Angleterre et vint à Bordiaux; puis passa en Angleterre. Dont aucuns murmuroient contre messire Charles de Valois grandement, et disoient qu'il le deust premièrement avoir amené au roy ou atendu la volenté du roy avant qu'il luy eust donné congié de passer en Angleterre. Toutes voies par la bonne proesce et chevalerie du dit messire Charles fu prise la Riole, et le chastel de Monpesat abatu et arrasé par terre, dont le seigneur estoit n'avoit guères trespassé, selon ce que aucuns créoient, de doleur et de tristesce. Et ainsi fu ramenée toute Gascoigne en la seigneurie du roy sans moien[366], excepté Bordiaux, Baionne et Saint-Sever qui se tindrent et demourèrent sous la seigneurie du roy d'Angleterre. Depuis, à la femme et aux enfans du seigneur de Montpesat furent rendus tous leur héritages, par telle condicion qu'il les recognoistroient perpétuellement au temps à venir à tenir du roy de France. Si manda le roy que la bastide que les Anglois et le seigneur de Monpesat avoient destruite fust toute neuve refaite et repairiée. [Note 365: _Pour le présenter_. Pour être présenté comme prisonnier.] [Note 366: _Sans moien_. C'est-à-dire probablement: sans retard.] En cest an commanda le pape en vertu d'obédience, aux prélas, évesques et à tous autres religieux qui ont office et povoir de preschier, que le procès qu'il avoit fait contre Loys de Bavière, il preschassent et publiassent en leur sermons; desquiels procès la cause fu ceste: X. _Coment le pape geta sentence de privacion d'empire contre Loys de Bavière._ [367]Comme l'empereur Constantin eust donné à l'églyse de Rome et à Saint-Sylvestre la dignité de l'empire perpétuellement à tenir et posséder ès parties d'Occident, lequiel est establi à estre ordené par un prince séculier, qui doit estre esleu par les électeurs d'Alemaigne qui à ce faire sont ordenés et députés, desquiels l'eslection, combien que elle soit justement faite et célébrée, doit estre offerte à l'examination de la court de Rome, et la personne de l'esleu doit estre examinée en la foy crestienne, et savoir de luy sé il a intention de garder et deffendre de tout son povoir les droits de l'églyse. Et, après ces choses, reçeu du Saint-Père le serement de l'empereur, le pape le doit confermer et luy enjoindre l'office et l'administration de l'empire; lesquielles choses en l'eslection du dit Loys de Bavière furent défaillans et délaissiées; car les esliseurs le eslurent en discort et y ot contradicion; et les uns eslirent Loys duc de Bavière, les autres Federic duc d'Osteriche. Et ainsi chascun voult prendre à soy et usurper le droit de l'empire par force d'armes; dont il avint qu'il se combatirent, si fu pris le duc d'Osteriche, comme dit est dessus, et sa bataille desconfite; et tantost Loys de Bavière s'en va faire couronner et usurper les drois de l'empire, en soy appellant roy des Romains _semper Augustus_ en ses lettres, et ordenant des choses qui appartiennent à empereur duement ordené et establi et confirmé, au grant préjudice et déshonneur de la court de Rome et de toute saincte églyse; laquielle chose pape Jehan non aiant povoir de ceste chose dissimuler, meu à juste cause et contraint en conscience, fist semondre ledit duc de Bavière qu'il venist à luy respondre sus les choses devant dites. Lequiel au terme qui luy estoit assigné ne vint né comparut; mais envoia tant seulement trois procureurs qui autre chose ne rapportèrent de la court fors que le terme de la citation ou de la semonse fu aloignié jusques à trois mois. Auquiel terme ledit Loys, né par luy né par autre, ne vint à court né ne se comparut né aussi ne donna aucune response; et pour ce le Saint Père voyant saincte églyse estre ainsi desprisiée, commanda, en vertu de saincte obédience, à tous prélas, barons, et à tous autres, que nul en ceste rebellion ne luy prestast aide, conseil né faveur encontre saincte églyse: né ne fust appellé empereur, ainsois absoloit tous les vassaux du serement de féauté, sé aucuns en avoient fait audit Loys de Bavière, ou se aucuns luy en devoient: et quiconques iroit contre le commandement du Saint Père, s'il estoit prélat fust suspendu de son estat, s'il estoit lay qu'il fust escommenié et sa terre mise en entredit. Mais avant que le pape jetast ceste sentence, il attendi encore, comme débonnaire père fait son enfant, l'espace de trois moys, pour veoir s'il retourneroit à obédience de saincte églyse: lequiel Loys de Bavière mettant tout en nonchaloir fist pis que devant, en appelant contre le pape au concile à venir, en le diffamant et en opposant article de hérésie, et luy appellant hérite; et disant que à luy nul n'estoit tenu d'obéir, pour ce qu'il avoit fait une décrétalle en laquelle il condamnoit une hérésie qui maintenoit que Jhésucrist et ses disciples n'avoient riens eu en commun, qui est appertement contre le texte de l'évangile qui dit le contraire en pluseurs lieux. Pour tiex fais désordenés geta le pape sa sentence devant dite de privacion de empire et de serement des barons, comme dit est. [Note 367: Ce chapitre ne se trouve pas dans la continuation latine de Nangis.] En celuy temps, fist le pape preschier que quiconques iroit combatre conte Galeace et ses frères jadis fils Mahieu le visconte de Milan, lesquiels estoient condampnés comme hérites, il aroit aussi grant pardon et indulgence comme ceux qui vont Oultre-mer contre les Sarrasins et les mescréans. Item pape Jehan condempna, du consentement de tous les cardinaux, l'erreur et l'érésie de ceux qui disoient et dient que Jhésucrist, tant comme il fust en ce monde ça aval en terre devant sa passion, né les apostres aussi n'orent nulle riens terrienne qui fust leur[368]. Et de ceste erreur issoit une autre que nient avoir simplement, en général né en espécial né en propre né en commun, est plus grant perfection de avoir aucune chose en commun; et ceste erreur fu condampnée avec l'autre. [Note 368: La fin de cet alinéa est inédit.] En la fin de cest an, messire Charles conte de Valois, oncle du roy, quant il fu venu en France, après ce qu'il ot donné trièves jusques à Pasques prochaines à venir, le roy tantost s'appareilla pour aler en Gascoigne, pour y faire sa Pasque, et pour commencer la guerre, Pasques passées. Mais sa suer, la royne d'Angleterre, vint à luy en France, et fist tant que les trièves furent esloignées jusques à la feste saint Jehan[369]; afin que on puisse faire aucun bon traitié, et aucun bon accort, par quoy il y eust bonne paix entre les deux roys. [Note 369: Ce passage tendroit à prouver que la reine d'Angleterre venoit bien réellement pour s'occuper des intérêts de son mari, et non pour exciter contre lui le roi de France. En ce cas là, Froissart auroit commencé ses chroniques par une inexactitude.--La fête de saint Jean tombe le 24 juin: le terme de la trève ne fut donc pas le 2 juin, comme le dit M. Simonde de Sismondi dans son anti-françoise _Histoire des Français_, t. IX, p. 455.] XI. _Coment la royne d'Angleterre, suer le roy de France Charles, vint en France et son fils Édouart avecques elle._ L'an de grace mil trois cens vint-cinq, la royne d'Angleterre, suer au roy de France Charles, qui estoit venue en France et avoit amené avec elle Edouart son ainsné fils, fist tant[370] que ambassadeurs furent envoiés au roy d'Angleterre, lesquiels firent tant que le roy d'Angleterre promist à venir prochainement en France, et feroit hommage au roy en la cité de Biauvais de la duchiée d'Acquitaine et de la terre de Pontieu. [Note 370: _Fist tant_. «Ut firmiter creditur», ajoute la continuation de Nangis.] En ce temps, estoit la royne de France Jehanne ençainte d'enfant, pourquoy on attendoit à moins de ennui la venue du roy d'Angleterre: car on avoit espérance que les deux roys fussent ensemble au temps de la nativité de l'enfant, et esperoit-on, selon ce que aucuns astronomiens avoient pronostiqué, que ce seroit un fils; et pensoit-on que le roy d'Angleterre en sa venue en auroit grant joie. Mais Dieu qui ordonne des choses si comme il luy plaist, ordena autrement que opinion humaine n'avoit fait; car un pou après elle enfanta une fille, et fu son premier enfant. Et comme le roy d'Angleterre eust dit et mandé pluseurs fois qu'il vendroit au roy de France en certain lieu en son royaume, comme dit est dessus, et feroit tout ce qui sembleroit bon aux pers de France; il mua, ne sçay par quel esprit, son propos, et donna à son aisné fils qui estoit jà en France tout le droit qu'il avoit et povoit avoir en la duchiée d'Aquitaine, en laquielle duchiée est contenue Gascoigne: lequiel en fist tantost hommage au roy de France, à la requeste de sa mère. Après un pou de temps le roy d'Angleterre manda à la royne sa femme qui estoit en France que elle s'en retournast à luy en Angleterre, mais elle ne s'i voult accorder; car le roy d'Angleterre avoit un conseilleur en son hostel appellé Hue le Despencier[371], au conseil duquiel le roy adjoustoit plaine foy sur toutes choses, lequel Hue n'amoit pas moult la royne: et pour ce elle se doubtoit, sé elle retournoit si tost en Angleterre, qu'il ne luy pourchaçast domage et vilenie, ainsi comme il avoit autrefois fait. Si eslut à demourer en France: et comme elle sceut bien que le roy d'Angleterre ne luy enverroit né délivreroit pas ses despens, tant pour luy comme pour sa famille, elle renvoia tous ses chevaliers en Angleterre et ses escuiers aussi, exceptés aucuns que elle retint avec aucunes demoiselles; et ainsi demeura une partie du temps en France. Mais tant que elle y fu, le roy qui vit bien que elle estoit de sa volenté arrestée et demourée en France, comme bon frère doit faire à suer, luy administra pour luy et pour sa famille, tant comme elle fu en France, toutes ses nécessités de bon cuer et de bonne volenté. [Note 371: _Despencier_. Spencer.] XII. ANNÉE 1325 _Coment le conte de Flandres pourchaça traïson contre son oncle messire Robert; et coment ledit conte fu pris et mis en prison._ En ce temps avint que le conte de Flandres fu en souppeçon de son oncle messire Robert de Flandres, et l'ot pour souppeçonneux qu'il ne machinast contre luy aucun mal, ou en sa mort. Pourquoy il fist escrire unes lettres ès quielles il mandoit aux habitans d'une ville qui est à trois lieues de Lille en Flandres que on appelle Warneston[372] en laquielle demouroit et faisoit résidence ledit messire Robert, que ces lettres veues, il méissent à mort ledit Robert comme anemi du conte et de tout le pays. Mais il avint que avant que ces lettres fussent scellées, le chancelier du conte segnefia audit messire Robert ce que le conte de Flandres avoit ordené à estre fait de sa personne. Lequiel Robert oï ce que le chancelier luy signifioit, au plus tost qu'il pot se parti de la ville de Warneston, et s'en esloigna tant comme il pot; et ainsi quant les lettres du conte de Flandres furent aportées en la devant dite ville, elles furent de nulle vertu et de nulle effect. Si commencièrent les grans haines et males volentés entre ledit messire Robert et le conte. Et pour ce que ses lettres n'avoient eu nul effect comme dit est, fist prendre son chancelier et luy demanda pour quoy il avoit révélé son secret et descouvert? Il respondit en vérité et dist: «Je l'ay fait afin que vostre honneur ne fust périe, et que vous ne fussiez diffamé perpétuellement.» Nonobstant ceste response le conte fist mettre le chancelier en prison moult apertement et moult estroitement, et ne voult avoir la response agréable, combien que elle fust véritable. [Note 372: _Warneston_. Aujourd'hui _Warneton_.] Assez tost après ces choses faites avint un grant meschief au jeune conte de Flandres, duquiel, par aventure, ses peschiés furent cause, et fu en la ville de Courtray. Comme il fust ordené par composition entre le roy de France et les Flamens que pour les despens de guerres qu'il avoit eues, il luy paieroient une grant somme d'argent, avint que le conte ordena que les communes des villes de Flandres, c'est assavoir de Bruges, d'Ypre, de Courtray et des autres villes champestres paieroient celle somme d'argent. Si furent commis à la queillir aucuns des nobles hommes de Flandres, et aucuns des greigneurs et des plus riches des devant dites villes; lesquiels estoient pour la partie du conte encontre toutes les communes devant dites. Toutesvoies, il sembla aux communes que on avoit levé trop greigneur somme de deniers que l'en ne devoit au roy, et si ne savoient aussi sé satisfaction en avoit esté faite par devers le roy; pour quoy les gouverneurs des dites communes requistrent au conte de Flandres que ceux qui avoient esté collecteurs de celle grant somme d'argent, rendissent conte de receptes et des mises; laquielle chose le conte fu refusant de faire, dont grant dissencion et grant descort s'esmut entre eux: car les collecteurs qui se sentoient fors et puissans commencièrent à traitier secrètement avec le conte coment il pourroient humilier, sousmettre et abaissier ceux qui vendroient de par les communes, pour oïr le compte de l'argent qui avoit esté levé; avec ce orent aussi parlement aux riches bourgois et aux greigneurs de Bruges, d'Ypre et de Courtray, et se conseillèrent ensemble: si vindrent à Courtray en la ville et supposoient que ceux des communes venissent à eux pour requérir à oïr leur comptes et leur receptes; et estoit leur entencion, quant il fussent venus, qu'il les eussent pris et puis eussent fait de eux leur volenté. Si avoient eu tel conseil qu'il bouteroient le feu dedens les forbours de la ville de Courtray, afin, quant il venissent, qu'il ne trouvassent ou eux mettre fors en la ville, et ainsi les prendroient plus légièrement. Le conseil fu accordé, si boutèrent le feu ès forbours; mais ce qu'il avoient malicieusement pensé contre leur prochains, Dieu tourna sus eux; car le feu esprist si fort et de tel façon que non mie seulement il ardi les forbours, mais ardi forbours et ville tout ensemble. Laquielle chose voyant les habitans de Courtray, et cuidans que ceste chose eust esté faite par traïson tant du conte comme de sa gent, ceux qui premièrement estoient de son aide et de sa part se vouldrent armer contre luy asprement et viguereusement; et jasoit ce que d'une part et d'autre y eust pluseurs de mors, de tués et d'occis, noient moins le fort de la bataille chéi sus le conte de Flandres et sus les siens, en tant que plusieurs se sauvèrent par fuite. Si y fu tué messire Jehan de Flandres, autrement dit de Neele; le conte de Flandres fu pris et cinq chevaliers et deux nobles damoisiaux, qui tous ensemble furent bailliés à ceux de Bruges et mis en prison. Et les greigneurs de Bruges avec les communes des villes d'entour, exceptés ceux de la ville de Gant, eslurent à souverain seigneur monseigneur Robert de Flandres, anemi mortel du conte de Flandres, si comme il est dit dessus. Lequiel quant il ot la seigneurie, mist hors le chancelier de la prison le conte de Flandres, et l'onnora en tant comme il pot; car par luy il estoit eschappé de mort comme dessus est dit. En ce temps que les choses aloient ainsi en Flandres, les habitans de la ville de Gant qui estoient de la partie du conte Loys et non pas de celui que les bourgois de Bruges avoient esleu à seigneur, s'armèrent et furent de guerre contre ceulx de Bruges, pour ce que il avoient mis en prison le conte. Si se combatirent ensemble et tant qu'il en y ot occis de ceulx de Bruges près de cinq cens, et toutes voies ne fu pas le conte délivré né mis hors de prison. Dont il avint que, environ ce temps, le roy envoia messages sollempnels à Bruges, en eulx admonestant et priant qu'il voulsissent délivrer et mettre hors de prison le conte de Flandres. Mais nonobstant le mandement du roy, les messages s'en retournèrent sans rien faire.--Entour la feste de la Magdelene, et en tout l'esté devant et après, il fu si grant sécheresce que, par quatre lunoisons, il ne chéi né ne plut yeau du ciel que on deust attribuer à deux jours. Et combien que l'esté fust très chaut et très sec, toutes voies ne furent oïes né vues tonnoires né foudres né tempestes; si furent les vins meilleurs en celle année, mais d'autres fruis y fu pou. En l'yver ensuivant, les frois furent si grans que Saine gela en brief temps deux fois, et si fort que les hommes et toutes manières de gens aloient par dessus; et rouloit-on les tonniaux de vins par-dessus la glace, tant estoit forte; et que la glace fust forte on le pot bien appercevoir au dégeler, car quant la glace se dessevra et fendi, elle rompi en son descendre les deux pons de fust qui sont sur Saine à Paris: avec ce que yver gela fort; si fu-il plain de noif et neigea grandement, si durèrent les noifs jusques à Pasques, avant que fussent toutes remises né fondues. Au mois de décembre, accoucha malade griefment messire Charles, conte de Valois; si fu la maladie si griève, qu'il perdi la moitié de luy[373]; et cuidièrent pluseurs que, en celle maladie, il feist conscience de la mort Enguerran de Marigny lequel fu pendu, si comme aucunes gens dient, à son pourchas, par ce qu'on apperceust après. Quant sa maladie engregea, il fist donner une aumosne parmi la ville de Paris, et disoient ceulx qui donnoient l'aumosne aux personnes: «Priez pour messire Enguerran de Marigny, et pour messire Charles de Valois!» Et pour ce qu'il nommoient avant le nom de messire Enguerran que de messire Charles, pluseurs jugèrent que de la mort messire Enguerran il faisoit conscience. Lequel, après longue maladie, mouru au Perche[374], qui est en le dyocèse de Chartres, le dixiesme jour devant Nouel; et fu son corps enterré à Paris aux Frères Prescheurs, et son cuer aux Frères Meneurs. [Note 373: _La moitié de luy_. «Ut usu membrorum suorum parte mediâ corporis privaretur.» C'étoit sans doute une paralysie.] [Note 374: _Perche_. «Partecum.» Ce doit être le petit village de _Perray_ ou _le Perré_, à une lieue et demie de Rambouillet, et non pas _Patay_, ou _Nogent-le-Rotrou_, comme le présument Velly et les autres.] En cest an, pluseurs personnes de diverses parties du monde qui avoient oï dire et entendu que messire Loys, conte de Clermont (qui puis fu appellé duc de Bourbon), devoit aler, à Pasques prochaines venant, au saint sepulcre et visiter la Sainte Terre, encouragiés et meus de dévocion, désirant d'aler Oultre-mer visiter le saint sépulcre et aorer avec luy, vendirent leur héritages et tout ce de quoy il povoient faire argent, et vindrent à Paris, tous près pour partir la sepmaine peneuse. Et messire Loys regarda qu'il n'estoit pas encore prest pour parfaire son passage, si fist preschier le jour du saint vendredi aouré en plain palais, qu'il n'entendoit pas à faire ce voyage né passer la mer en celle année; mais l'année prouchaine venissent à Lyon sus le Rosne, et ilec leur seroit dit le port où les pélerins devroient apliquier. Lesquelles parolles oïes, pluseurs furent escandalisiés et pluseurs s'en moquèrent. Et ainsi furent défraudés de leur entente ceulx qui avoient vendus leur héritages et autres biens, et s'en retournèrent en leurs contrées dolens et courrouciés. XIII. ANNÉE 1326 _Coment la royne Jehanne, fille le noble prince Loys jadis conte d'Evreux, fu coronée à Paris en la chapelle du palais; et coment Ysabel, la royne d'Angleterre, prist congié à son frère, et s'en ala vers Angleterre._ L'an de grace mil trois cent vint-six, la royne de France Jehanne, fille de messire Loys jadis conte de Evreux, à grani appareil et moult somptueux fu coronnée à Paris en la chapelle le roy au palais. En ce meisme an, la royne d'Angleterre Ysabel, suer du roy de France, qui se doubta, sé elle demouroit plus en France, que elle n'encourust la malivolence et l'indignacion du roy d'Angleterre, son seigneur, prist congié à son frère le roy de France et s'en ala vers Angleterre. Quant elle se fu partie de Paris, elle chemina tant que elle vint en la conté de Ponthieu, et ilec attendi nouvelles de son seigneur, et s'ordena à y demeurer une pièce. En celle saison, vindrent nouvelles au roy de France que le roy d'Angleterre avoit fait commandement par tout son royaume, qu'on méist à mort tous les François qui estoient en Angleterre, et qu'il avoit pris à soy et confisquié tous leur biens; pour laquelle chose le roy de France moult esmeu commanda que tous les Anglois qui estoient en son royaume fussent pris et leur biens aussi; laquelle chose fu faite en un jour et en une heure, c'est à savoir l'endemain de la Nostre-Dame en mie-aoust. Si furent moult esbahis les Anglois, et ne fu pas merveille: car il se doubtoient que ainsi comme il avoient esté pris en un jour, qu'il ne fussent aussi en un jour tous mis à mort; mais Dieu qui scet les choses mal ordenées ordener en miex, ordena tout autrement: car le roy fu infourmé véritablement que tout ce qu'on luy avoit donné entendant estoit faux, c'est à savoir que les François eussent esté pris né mis à mort en Angleterre; et pour ce fist le roy de France tantost délivrer et mettre hors de prison tous les Anglois, mais de ceux qui estoient riches leur biens furent confisquiés. Duquel fait tous les preudeshommes du royaume de France furent courrouciés et troublés et escandalisés: car au roy et en ses conseilliers apparut clerement la mauvaise tache et l'ort vil péchié d'avarice et de convoitise: dont pluseurs disoient et avoient, ce sembloit, cause[375], que les Anglois avoient été plus pris pour prendre leurs eschoites que pour vengier l'injure et la vilennie du royaume. [Note 375: _Cause_. Raison.] La royne d'Angleterre, qui avoit séjourné une espace de temps dans la conté de Ponthieu, se pensoit coment elle peust bonnement passer en Angleterre sans dommage et péril que elle y eust eu, né son fils né sa gent aussi; car le roy d'Angleterre, par mauvais conseil, espéciamment par messire Hue le Despensier, estoit trop mal meu contre elle; si avoit mandé le roy par tous les pors d'Angleterre que sé elle y arrivoit, que elle fust prise comme celle qui avoit pechié au crime de lèse-magesté; et pour ce, la royne, sachant la volenté du roy, son seigneur, prist en sa compagnie messire Jehan de Haynau, noble chevalier et puissant en armes, qui avoit trois cens hommes d'armes combatans, et arriva à un port dont nulle personne du monde ne s'en donnoit de garde; mais ce fu à grant meschief et à grant paine: dont une damoiselle enfanta d'angoisse avant son terme. Quant la royne fu arrivée à ce port, les Anglois et ceulx qui le gardoient de par le roy voudrent accomplir ce qu'on leur avoit commandé, et si ordenoient et disposoient tant comme il povoient; mais la royne, comme sage et femme de grant conseil, sans férir cop de glaive né d'espée, les apaisa en ceste manière: elle leur manda par amour et par amistié qu'il venissent parler à elle; il y vinrent: eulx venus, elle prist Edouart son fils entre ses bras, et leur monstra, en disant ainsi: «Biaux seigneurs,» dist-elle, «regardez cest enfant qui est à venir et à estre encore vostre roy et seigneur, sé Dieu plaist. Si ne cuidiez mie que je soie entrée en Angleterre à gent d'armes pour grever né domagier le roy nostre seigneur né le royaume; mais y sui ainsi venue pour oster et estreper aucuns mauvais conseilleurs qui sont entour monseigneur, par lequel conseil monseigneur est aveuglé et afolé et la pais du royaume et le royaume aussi empeschié et troublé; et, au moins, sé je ne les puis oster né estreper, si est-ce bien m'entencion de la compaignie mon seigneur eulx à mon povoir estrangier et esloignier, afin que tous meffais soient corrigiés et amendés, et le royaume d'Angleterre soit tenu et gardé en bonne pais et en bonne tranquillité.» Quant les Anglois oïrent ainsi parler la royne, et il orent aussi veu leur seigneur naturel entre les bras sa mère, toute leur male volenté fu mue en douceur et en débonnaireté, et la reçurent luy et son fils à grant joie et en grant solempnité, et ceulx qui estoient aussi en sa compaingnie. La royne, ainsi receue à grant joie en Angleterre, ceulx qui l'avoient receue signefièrent au roy que sa venue estoit paisible, et pour ce, il luy supplioient que il la voulsist recevoir doucement, débonnairement et bénignement. Le roy, qui estoit obstiné en son courage, ne prist pas en gré la supplication; ainsois manda à la royne, par grant desdaing, qu'il lui desplaisoit en toutes manières de ce qu'elle avoit osé entrer en Angleterre à gent d'armes, meismement comme il la tenist et affermast estre anemie du royaume. Ces choses oïes, la royne se garda miex que devant; et tant comme elle pot, elle acquist l'amour et la faveur des barons et des bonnes villes, espéciamment de la ville de Londres. Si fu le roy si enveloppé de mauvais conseil, qu'il avoit la royne tant abhominable, combien que, comme preude femme, elle se fust aprouchiée de lui pour adebonnairier son courage, sé elle peust, que en nulle chose né en nul lieu ne la voult oïr né voir; dont les barons d'Angleterre orent indignacion contre luy, et si grant qu'il s'armèrent avec monseigneur Jehan de Haynau, et alèrent en guerre contre le roy; meisme entre les autres fu pris messire Hue le Despencier. Et le roy à pou de gent se retraist à un très fort chastel assis ès marches de Galles et d'Angleterre; et comme il alast de chastel en autre ou voulsist aler, il fu pris d'aucuns barons par force et par aguet, et fu baillié au frère au conte de Lancastre qui avoit seurnon de Tort-col, pour ce que Thomas, conte de Lancastre, avoit esté décapité au commandement du roy. Lequel Tort-col le garda sous estroite garde jusques à la fin de sa vie bien et diligeamment. Le roy, ainsi pris et mis en prison, assemblée se fist à Londres des barons et des communes, lesquiex, de commun accort et d'un consentement, jugièrent digne d'estre privé de toute dignité et auctorité royale et avec ce de nom de roy, Edouart n'a guères roy d'Angleterre; et ce fait, il coronèrent à roy son fils Edouart, combien que il refusast la couronne, tant comme il peust, vivant son père. Assez tost après, messire Hue le Despensier, par le jugement des barons, fu traîné à queues de chevaux, puis fu ouvert comme on ouvre un pourcel, et ardi on sa brouaille et ses entrailles devant luy voyant ses iex, puis ot la teste coupée, et de son corps furent faites quatre pièces qui furent pendues aux quatre principaux villes d'Angleterre. Pluseurs autres aussi qui furent de sa sorte furent en diverses manières mis à mort; entre les autres, on coupa la teste à un évesque qui estoit et avoit esté ami dudit messire Hue le Despensier et de son père. En cest an, envoia le pape en légacion, en Lombardie, messire Bertrand de Poget, cardinal, et un pou après, luy fu adjoint à compaignon messire Jehan Gaytan, cardinal, afin qu'il deffendissent sainte églyse contre les Guibelins, et espéciamment contre ceulx de la cité de Milan; pour rayson desquiex le saint Père avoit la cité et tout le pays mis en entredit lequel il ne gardoient né vouloient garder en aucune manière; et sé aucun, espéciaument de religion, le voulsist garder, il estoit contraint à laissier le pays et à fuir-s'en, où il esconvenoit qu'il souffrist griefs tourmens, par quoy il convenoit qu'il mourust. Si afferment aucuns que pluseurs furent occis qui ne vouloient célébrer devant eulx né à eulx administrer les sacremens de sainte églyse. Le roy d'Angleterre Edouart, qui estoit en prison, mourut en ce temps, et ne fu pas enterré en sépulture des roys[376]. Si fu son fils Edouart confermé à roy d'Angleterre, et fist pais à Robert de Brus, roy d'Escoce, pour luy et pour ses successeurs à tous jours mais. De la mort au roy d'Angleterre sé elle fu avanciée ou non, celui le scet qui de riens n'a ignorance, c'est Dieu. [Note 376: La continuation de Nangis dit au contraire qu'il fut enterré honorablement auprès de ses ancêtres.--Si l'on remarque que ni cette continuation de Nangis, ni le chroniqueur de Saint-Denis, ni Froissart ne parlent de l'odieux supplice que la reine d'Angleterre auroit fait infliger à son déplorable époux, on pourra cesser de le regarder comme incontestable. C'est pourtant là ce qu'ont estimé tous nos historiens modernes. M. de Sismondi, qui a fait pour l'histoire de France ce que Dulaure a tristement exécuté pour celle de Paris, va même plus loin: «Il ne reste, dit-il, aucun indice qui fasse peser sur le roy de France la moindre partie de la responsabilité du meurtre d'Edouard II, _si ce n'est que les historiens françois n'en témoignent aucune horreur_, et que, dans le récit de Froissart, c'est la reine qui paroît être l'héroïne.» Il me semble qu'on devoit se contenter d'émettre quelques doutes sur le fait en lui-même, et avouer que les chroniqueurs françois répugnoient à y croire, et que Froissart avoit seulement parlé des grandes qualités de la reine. Mais quand Froissart auroit trouvé bon ce dont il ne parle pas, comment son opinion tendroit-elle à inculper le roi de France?] XIV. _De la bataille qui fu entre le conte de Savoie et le dauphin de Vienne._ En ceste saison, entre le conte de Savoie et le dauphin de Vienne ot grant et fort bataille; si en y ot moult de tués de la partie du conte et moult qui s'enfuirent avec le conte, et pluseurs qui furent pris, en espécial le frère du duc de Bourgoigne et le conte d'Ancuerre. Et ainsi le dauphin, qui avoit esté autrefois foulé du père au conte de Savoie, ot victoire glorieuse et honorable en sa personne, jà soit ce qu'il semblast que la partie du conte fust greigneur et plus fort. Loys de Bavière, qui tenoit le duc d'Osteriche et Federic, son cousin germain, en prison, estoit moult oppressé de bataille et de pilleries par Leupold, frère du duc d'Osteriche, et par ses autres frères. Mais Nostre-Seigneur, qui mue les coeurs des hommes si comme il veut, et en la cui puissance sont non-seulement les roys, mais les roiaumes et toutes choses, mua le coeur du devant dit Loys envers le duc son cousin, et inclina à miséricorde, si et en telle manière qu'il luy pardonna tout quanqu'il luy avoit meffait, et de la prison où il estoit luy et pluseurs nobles qui estoient prisonniers et chaitis, sans prière, sans argent et sans raençon délivra et renvoia; receu premièrement son serment fait sus le corps Jésus-Crist, dont il receu une partie et Loys de Bavière l'autre, que des ore en avant il luy porteroit foy et loyauté tant comme il vivroit: et ce fait, le duc d'Osteriche s'en retourna franc et quite avec sa compagnie en son pays; dont trop de gent se merveillèrent coment ceste chose avoit été faite, car ceulx de son propre conseil n'en savoient riens né personne vivant excepté son confesseur. En ce temps, se départirent de Paris deulx clers moult renommés, maistre Jehan de Gondun et maistre Martin de Padoue Lombart, anemis de sainte églyse, adversaires de vérité et fils d'iniquité; et vindrent en une ville d'Alemaigne appelée Norembergh. Les quiex, comme il furent là venus, aucuns qui estoient de la famille au duc de Bavière et les avoient veus à Paris et oï dire de leur renommée, firent tant que, à leur relacion, il furent retenus en la court du duc, non pas seulement retenus, mais receus en la grâce du duc très familièrement; dont il avint qu'il leur demanda moult amiablement: «Pour Dieu, dites-moy quelle cause vous a meu à venir de la terre de pais et de gloire, en ceste terre plaine de batailles, d'angoisses et de tribulacions?» Il respondirent: «L'erreur que nous voions et regardons en sainte églyse nous fait ici venir comme essiliés; et pour ce que nous ne povons plus soustenir en conscience, nous sommes venus à vous à garant, comme à celui à qui l'empire est deu de droit, et à qui il apartient à corrigier les défaus, les erreurs, et les choses désordonnées mettre et ramener en estat deu. Si devez savoir que l'empire n'est pas sougiet à l'églyse, quar il n'est pas doubte que l'empire estoit avant que l'églyse eust puissance né seigneurie; né l'empire aussi ne se doit pas rieuser par les rieules[377] de l'églyse; comme on trouve pluseurs empereurs qui l'élection de pluseurs papes ont confermée, si ont fait assemblée par manière de senne, et ottroié deffinicion en ce qui appartenoit à la foy crestienne. Et sé par aucun temps l'églyse avoit prescrit aucune chose contre les franchises et libertés de l'empire, nous disons que c'est injustement fait et malicieusement, et que l'églyse l'a usurpé à tort et frauduleusement. Et ce que nous disons et tenons pour vérité, nous sommes tous près de deffendre contre tout homme, et sé mestier est, quelque tourment souffrir et endurer, néis la mort.» Aux paroles desquiels Loys de Bavière ne s'accorda pas du tout; ainsois trouva par les sages en droit que ceste persuasion estoit fausse et mauvaise, à laquelle sé il se consentoit, comme elle sentoit hérésie, ce fait, il priveroit soy du tout en tout du droit de l'empire, et ainsi donroit au pape voie par quoi il procéderoit contre luy. Pourquoy il luy fu conseillé qu'il les punisist, comme il appartient à empereur non pas seulement deffendre la foy et les crestiens, mais les hérites effacier et estreper. Lequel respondi ainsi si comme on dit: «Ce ne seroit pas humaine chose de mettre à mort ceulx qui nous servent, espéciamment ceulx qui ont pour nous laissié leur pays et leur fortune.» Si ne crut pas leur conseil; ainsois les tint près de soy en eulx honnorant de dons et d'autres choses, et leur commanda qu'il fussent en tout temps près de luy. Ces choses ainsi faites vindrent à la cognoissance du pape, lequel, après pluseurs procès par voie de droit fais contre eulx, geta sentence d'escommeninient sur eulx et sur ledit messire Loys; laquelle sentence il envoia à Paris et autres lieux solempniex pour publier et dénoncier. [Note 377: _Rieuser par les rieules_. Régler par les règles.] En ce temps envoia le saint Père grant quantité de soudoiers en Lombardie contre Galeace de Milan et les Guibelins qui estoient excomeniés. Et quant il furent assemblés en guerre, tous ceux du pape furent mis à l'espée et s'en eschapa à paine celui qui estoit capitaine: si fu moult courroucié le pape, jasoit ce que pluseurs disent que à bon droit estoit ceci advenu au pape. Car l'églyse ne use pas contre ses anemis de glaive matériel, et meismement que le pape avoit ce empris à faire sans parler à ses frères les cardinals. Et quant le pape se vit ainsi apoinctié[378], si envoia par toutes les provinces du royaume de France, afin que les églyses et les personnes d'églyse luy aidassent à parfaire ses guerres. Laquielle chose le roy de France deffendit à faire, car oncques mais n'avoit esté fait en son royaume. Mais le pape luy rescript; après, le roy considérant: _Donne m'en je t'en donrai_, il octroia de légier, dont le pape luy donna la dixiesme des églyses à deux ans ensuivans; et ainsi saincte églyse quant l'un la tont, l'autre l'escorche. [Note 378: _Apoinctié_. Quelques leçons ont transformé ce mot en celui de _apovrié_, et l'on pourroit démontrer que cette partie de la continuation de Nangis est une simple traduction latine de nos chroniques françoises, en remarquant le mot barbare _depauperatum_ qu'elle emploie ici parce qu'elle avoit eu sous les yeux la mauvaise leçon françoise.] En cest an meisme, gens nobles de Gascoigne qui estoient bastars, commencièrent forment à envaïr le royaume de France. Contre eux fu envoié messire Alfons d'Espaigne, cousin du roy, qui de chanoine et archediacre de Paris s'estoit fait chevalier. Et combien qu'il despendist moult, il fist pou ou noient, et s'en retourna en France pour une quartaine qui le prist, dont assez tost après il mourut. Les bastars, quant il sorent ceci, avec aucuns Anglois vindrent jusques à la cité de Saintes qui est en Poitou dont le chastel est très fort et est au roy d'Angleterre; auquiel il entrèrent et le défendirent longuement contre le conte d'Eu et pluseurs autres nobles qui estoient en sa compaignie. Et comme il eussent eu pluseurs assaux, il se mistrent aux champs un pou loing de la cité, et mandèrent au conte d'Eu jour et lieu assigné de bataille, qui volentiers l'acorda et vint au lieu qui leur estoit assigné au plus tost qu'il pot. Et quant les Anglois virent que le conte d'Eu s'estoit esloignié de la cité, il entrèrent dedens et la mistrent toute en feu et en flambe sans espargnier à églyse né à moustier. Lors le conte d'Eu et messire Robert mareschal de France, voyant qu'il estoient décéus, les poursuirent jusques en Gascoigne en sousmelant avant eux terres et villes au roy de France; et tant alèrent que oncques puis ne s'osèrent monstrer né apparoir leurs anemis. En cest an la royne de France qui estoit ençainte d'enfant et reposoit au Chastiau-Neuf[379] d'encoste Orliens, enfanta une fille; et assez tost après sa première fille mourut. [Note 379: _Au Chastiau-Neuf_. Châteauneuf, aujourd'hui bourg à quatre lieues d'Orléans.--Je crois que la princesse dont il s'agit ici est Marie et non Blanche; cette dernière étant née au bois de Vincennes, contre l'opinion du P. Anselme.] En ce temps meisme le conte de Flandres qui estoit en prison à Bruges fu délivré par ceux de Bruges meismes, en prenant premièrement son serement, c'est assavoir: que les drois, les libertés, les franchises et les coustumes de Flandres il garderoit loyaument sans enfraindre; et que, pour l'occasion de la prison, il ne feroit ou feroit faire mal à eux né autre; car ce qu'il avoient fait il avoient fait pour son très grant profit. Après il jura, mais mauvaisement tint son serement, que en toutes ses grosses besoignes il useroit spécialement du conseil des Flamens. XV. ANNÉE 1327 _Coment le roy de France Charles trespassa de ce siècle._ L'an de grace mil trois cens vint-sept, manda le roy Charles au roy d'Angleterre que il venist faire hommage de la duchiée d'Aquitaine; si se excusa le roy que bonnement n'i povoit venir pour la mort son père qui estoit mort nouvellement; si l'ot le roy de France ceste fois pour excusé. En cest an furent à Paris pluseurs barons assamblés pour mettie acort entre le conte de Savoie et le dauphin de Vienne: et comme il ne peussent trouver matière de paix, il s'en alèrent sans riens faire. Messire Loys de Clermont, voulant monstrer l'affection qu'il avoit à la terre sainte d'Oultre-mer, prist congié à Nostre-Dame de Paris, et jura que jamais n'entreroit à Paris jusques à tant que il auroit parfait son voiage. En ce temps fu accordé entre les roys crestiens que tous marchéans portassent seurement leur marchandises du royaume en autre, et marchandassent les uns aux autres. Et fu ceci crié et publié en chascun royaume. Messire Alfons d'Espaigne, dont nous avons fait mencion l'an devant, mourut de la quartaine qu'il prist en Gascoigne, et fu enterré aux frères Prescheurs à Paris. Environ la fin d'aoust, Loys de Bavière qui se faisoit empereur des Romains, combien qu'il fust escomenié du pape Jehan, et tous ceux qui pour empereur le tenroient, vint à Rome et fu receu à grant sollempnité; si le couronnèrent à empereur les Romains contre la volenté du pape. Le jour de Noel environ mienuit acoucha au lit malade le roy Charles, et la veille de la Chandeleur mourut au bois de Vincennes. Si fu son corps enterré emprès son frère à Saint-Denis, et son cuer aux frères Prescheurs à Paris. Et ainsi toute la ligniée du roy Phelippe-le-Bel en moins de treize ans fu deffaillie et amortie, dont ce fu très grant domage. _Cy fenissent les chroniques du roy Charles de France._ CI COMENCE L'YSTOIRE DU ROY PHELIPPE DE VALOIS. I. _Coment Phelippe, conte de Valois ot le gouvernement du royaume, et de son coronnement._ Après la mort du roy Charles-le-Bel, qui avoit laissiée la royne Jehanne sa femme grosse, furent assemblés les barons et les nobles à traitier du gouvernement du royaume. Car comme la royne fust grosse et l'en ne sceust quel enfant elle devoit avoir, si n'i avoit celui qui osast à soy appliquier le nom de roy: mais seulement estoit question auquiel tant comme plus prochain devroit estre commis le gouvernement du royaume[380]. Si fu délibéré que audit Phelippe appartenoit ledit gouvernement, lequiel estoit cousin du roy Charles et fils de monseigneur Charles de France, jadis conte de Valois, secont frère germain de père et de mère du roy Phelippe-le-Bel. Lequiel Phelippe ot le gouvernement du royaume depuis la mort dudit roy Charles jusques au vendredi aouré que ladite royne Jehanne enfanta une fille. Et pour ce que une fille ne hérite pas au royaume, luy vint ledit royaume et en fu coronné par raison; combien que le roy d'Angleterre et autres ennemis du royaume tenissent, contre raisonnable opinion, que le royaume appartenist mieux audit Anglois comme neveu du roy Charles, fils de sa suer, que audit roy Phelippe qui ne luy estoit que cousin germain. [Note 380: Le manuscrit 218, Suppl. franç., porte ici: «Et pour ce que aucuns disoient, meismement li Anglois, que à leur roy appartenoit de droit et de raison le royaume de France, comme au neveu et plus prochain qui fil estoit de Ysabel jadis fille du biau Phelippe, li François disant au contraire que fame nè par conséquent son fil ne povoit par coustume succéder el roiaume de France; pour tout ce trouble oster, li barons baillèrent comme au plus prochain le gouvernement du roiaume à monseigneur Phelippe, conte de Valois... jusques à tant que l'en seust quel enfant la royne aroit.»--(Voyez les autres variantes à la fin de ce volume.)] Environ ce temps, Pierre Remy, principal trésorier du roy Charles derrenier mort, fu accusé qu'il n'avoit pas bien loalment dispensé né administré les biens du royaume, si comme pluseurs nobles et non nobles l'affermoient; et disoient que la valeur de ses biens montoit à plus de deux cens mille livres. Si fu ledit Pierre requis de rendre compte, lequiel ne sceut pas bien rendre compte de ce que l'en luy demandoit, si fu jugié à estre pendu. Lequiel Pierre, quant il fu emprès le gibet, il confessa qu'il estoit traitre en Gascoigne encontre le roy; pour laquielle cause il fu traisné, et puis pendu au gibet qu'il avoit fait faire tout le premier, le jour de la saint Marc évangéliste, l'an mil trois cens vint-huit, jasoit ce qu'il eust esté pris l'an mil trois cent vint-six. Item, le premier jour d'avril, qui fu le vendredi aouré, la royne Jehanne d'Evreux ot une fille au bois de Vincennes appelée Blanche. Depuis Phelippe, conte de Valois, appellé régent, fu nommé roy: dont il appert clèrement que la droite ligne des roys de France fu translatée en ligne transversale, c'est assavoir de germain en germain. II. ANNÉE 1328 _Coment Loys de Bavière fu coronné à empereur, et coment les Romains firent un autre pape à Rome._ L'an mil trois cens vint-huit, Loys de Bavière qui avoit esté coronné à Milan de coronne de fer prist son chemin à Rome[381]. Quant les Romains oïrent nouvelles de sa venue, il orent très grant joie, et alèrent à rencontre de luy, et le coronnèrent en l'églyse Saint-Père, et après ce que il fu coronné, il le menèrent au palais royal; et après ce qu'il ot demouré en la cité de Rome par un moys ou environ, aucuns s'apparurent, lesquiels estoient fils du déable et d'iniquité, et distrent ces paroles: «Puisque Dieu nous a donné empereur, ce seroit bon que nous eussions un père espirituel, lequiel nous administrast les choses espirituelles, ainsi comme ont fait les pères précédens?» Laquielle chose plut moult au peuple; et ainsi s'assemblèrent à faire un pape, et non pas vraiement pape mais antipape, contre Dieu et contre saincte églyse; et eslirent un frère Meneur lequiel estoit appellé Pierre Ranuche[382], et le consacrèrent en la manière de la consécration du pape. Et après ce que ledit Pierre fu ainsi consacré et en la cité mené, il eslurent cardinals presque tous de l'ordre des mendians, jasoit ce que aucuns disoient que ceste ordenance ne venoit pas de la conscience dudit Loys duc de Bavière nouvellement fait empereur. Et fu nommé ledit frère Pierre de Ranuche Nicholas le quint. Si avint que ledit antipape commença à estre avecques ledit Loys en la cité de Rome, et là estoient à très grans frès et despens pris sus le peuple; lesquiels le peuple ne pot ou ne voult plus soustenir; si furent contrains à issir hors de la cité, et commencièrent à aler vagant par le royaume d'Italie et par diverses autres cités. [Note 381: _A Rome_. «Et par déceptions et cavillations fist tant que li Romains le receurent.» (Variante du msc. 218.)] [Note 382: _Ranuche_. «Petrus Rainalutii.» Plus souvent nommé _Pierre de Corvara_ ou _de Corbière_. Variante du msc. 218: «_Pierre de Carnelle_.»] Après ces choses avint que le pape Jehan appella frère Michiel général de toute l'ordre des frères Meneurs; lequiel frère Michiel estoit à Avignon pour le temps: et commanda audit frère Michiel en vertu de saincte obédience que les choses qui sont à la déclaracion de la rieule et meismement de la povreté de l'évangile il gardast fermement, et aussi à tous ses sougiés la commandast estre gardée sans nul deffaut. Lequiel frère Michiel respondi au pape Jehan moult arrogamment, si comme l'en dit, et luy demanda huit jours de espace, afin que mieux en respondist; si luy fu octroié. Lesquiels huit jours durans, ledit frère Michiel, avec un autre frère appellé Bonnegrace, et un docteur en théologie appellé François, s'enfui par nuit en Marseille et entra en la mer et s'en ala jusques à Jennes, et de Jennes s'en ala vers l'antipape et Bavière, et se mist en leur compaignie. Quant le pape sceut ces choses, il procéda contre eux comme hérites et les condampna; et ledit frère Michiel de toute administration priva, et commanda aux frères Meneurs que il se pourveussent d'un autre général. Mais sus tous les procès fais par le pape contre le dit frère Michiel, l'en dit que ledit frère Michiel voult appeller du pape mal conseillié au pape bien conseillié. Item, le roy de France Phelippe, approuvant le bon conseil des barons et des anciens sus l'ordenance du royaume de Navarre et de la conté de Champaigne, il restitua ledit royaume de Navarre à Loys conte d'Evreux pour la cause de sa femme fille de Louis Hutin: et pour la cause de la conté de Champaigne, il luy assigna autres rentes en la conté de la Marche emprès Angolesme. Item, environ ce temps, le conte de Flandres Loys fist hommage au roy de France; et après il luy dit et exposa les rebellions et fais importables de ses sujets, c'est assavoir de Bruges, d'Ypre et meismement de Cassel, et qu'il ne povoit obvier à leur malice né extirper la matière de leur rebellion. Et lors pria au roy très humblement qu'il luy voulsist à son besoing aidier. A laquielle supplicacion le roy enclina très bénignement, mais en quel temps et quant ce seroit il le feroit par le bon conseil de ses barons. Endementiers faisoit-on à Rains très grant appareil pour le coronnement du roy et de la royne, et tant qu'il n'estoit mémoire de homme qui oncques tel eust veu. Adoncques quant les choses furent prestes, se partirent le roy et la royne pour aler à Rains, et là furent coronnés tous deux ensemble par la main de Guillaume de Trie archevesque de Rains, le jour de la Trinité; et dura ladite feste cinq jours continus[383]. [Note 383: «Et là furent tant de haus hommes assemblés, qu'il ne fu pas mémoire que tant d'assez en eust esté de coronation de roy de France. Et dura la feste cinq jours en joustes, en esbatemens si grans que ce estoit merveille à veoir.» (Addition du msc. 218.)] III. _Coment le roy Phelippe mut pour aler sus les Flamens tantost après son coronnement._ Après le coronnement et ladite feste passée, le roy s'en retourna à Saint-Denis son patron, et là fu honnorablement receu; et après ala à Nostre-Dame de Paris, et depuis s'en retourna au palais où le diner fu appareillié très sollempnelement, et là disna le roy et avecques luy pluseurs barons de son royaume. Après ce que il fu à Paris retourné, il ot délibération avecques ses barons sur la besoingne des Flamens; dont pluseurs distrent au roy que bonne chose seroit qu'il demourast en France jusques à un an. Laquielle parole desplut moult au roy, et meismement qu'il disoient que le temps n'estoit pas convenable pour batailler. Dont aucuns distrent que le roy dut dire à messire Gauchier de Creci son connestable: «Et vous Gauchier qu'en dites?» et jasoit ce qu'il fust un pou refusant, si respondi en tel manière: «Qui bon cuer a à batailler tousjours treuve il temps convenable.» Quant le roy ot oïe ceste parole, il ot très grant joie, et se leva et l'acola en disant: «Qui m'aimera si me suive!» Et adonques fu crié que chascun selon son estat fust appareillié à Arras à la feste de la Magdaleine. Toutesvoies les bourgois des bonnes villes ne s'armèrent pas; mais lesdis bourgois et les bonnes villes aidèrent au roy d'argent, et demourèrent pour garder leur cités et leur bonnes villes de par le roy. Après ce, le roy si prist aucuns de ses familliers, et s'en ala par la ville de Paris à pié, et visita une grant partie des églyses de ladite ville; et depuis il visita les maisons Dieu, et là fist-il moult de euvres de miséricorde: comme de baisier les mains des povres, de leur administrer viandes et de leur donner grans aumosnes. Toutes lesquielles choses faites moult dévotement, assez tost après il se parti de Paris et s'en ala à Saint-Denis; là fu en très grant dévocion, et fist ouvrir le lieu où les corps de monseigneur de saint Denis et de ses compagnons reposent. Et quant ledit lieu fu ouvert, ledit roy Phelippe meu de grant dévocion, osta son chaperon et sa coeffe, et ala querre les dis corps saints de monseigneur saint Denis et de ses compagnons, et les apporta l'un après l'autre sur leur autel, et semblablement fist-il du corps monseigneur saint Loys, et le mist emprès les corps saints devant. Puis fist chanter la messe devant lesdis corps saints par l'abbé de ladite églyse Guy: laquielle chantée, le roy fist beneir l'oriflambe audit abbé Guy, et la reçut ledit roy de la main dudit abbé, en la présence des barons et des prélas; laquielle oriflambe fu bailliée à messire Mile de Noyers[384] à porter, par la main dudit roy, et à garder. Après ces choses, ledit roy Phelippe prist lesdits corps saints de monseigneur saint Denis et de ses compaignons, et les rapporta en leur lieu; laquielle chose l'en ne treuve pas avoir esté communément faite par la personne du roy quant au raporter. Et après il se départi et s'en ala à Arras, et passa légièrement oultre, et prist son chemin vers Cassel, et ilecques fist fichier ses tentes, et fu le pays d'entour moult gasté. [Note 384: _Mile de Noyers_. «Chevaliers preus et hardis en tous bons fais d'armes et esprouvés, et (Msc. 218.) d'ileuc s'en ala à Chartres en grant devocion.»] Adoncques quant les Flamens virent l'ost du roy, si firent faire un grant coc de toile tainte, et en ce coq avoit escript: Quant ce coq ci chanté ara Le roy trouvé[385] ça entrera. Et le mistrent en haut lieu. Et ainsi se moquoient du roy et de sa gent, et l'appelloient _le roy trouvé_, laquielle parole et moquerie leur tourna à la parfin à grant meschief et domaige. [Note 385: _Roi trouvé_. C'est-à-dire _roi d'aventure_ ou _de hasard_. Allusion à la question d'hérédité qui avoit précédé l'élection de Philippe. Le surnom de _Fortuné_, qu'on a donné souvent à ce prince, n'avoit pas d'autre sens: en dépit des explications modernes.] Lors le roy manda monseigneur Robert de Flandres et le fist sermenter avecques luy, et puis luy commanda qu'il préist deux cens hommes d'armes et alast à Saint-Omer, et ilecques tenist la frontière contre les Flamens; et commanda au conte qu'il alast vers Lille et tenist la frontière entre le Lys et l'Escaut. Quant les Flamens virent que le roy avoit fait si grant semonse, si s'assemblèrent, et virent qu'il n'avoient point de seigneur de qui il peussent faire chevetaine, car tous les gentils hommes du pays leur estoient faillis; et ne savoient de quel part le roy les devoit assaillir, né de quel part il devoit à eux venir. Et pour ce ordenèrent ceux de Bruges et d'Ypre que tous ceux du terrouer de Furnes et des communes de Bruges, de Cassel et de Poperinge se traisissent tous sus le mont de Cassel: et ceux de Bruges et du Franc[386] tendroient le pays devers Tournay; et ceux d'Ypre et de Courtrai à rencontre de Lille. Et le roy de France estoit entré à un samedy bien matin luy et son ost en la terre de Flandres entre Blaringuehem et le pont Hasquin parmi le Neuf fossé[387], et s'en alèrent le conte d'Artois et sa compaignie logier dessous une forest que on appelle Ruhout sus un vivier que on appelle Scondebrouc et est de l'abbaïe de Clermarès. [Note 386: _Du Franc_ ou _Pays franc_, comprenant les territoires de Bourbourg, Bergue, Saint-Winox, Furnes, Dunkerque et Gravelines.] [Note 387: Je ne vois plus sur les cartes la place du pont Hasquin près de _Blaringhem_. Le passage s'effectua entre Aire et Saint-Omer.--La forêt de _Ruhout_ doit être _le Bois du roi_, entre _Saint-Omer_ et l'abbaye de _Clairmarais_.--_Scondebrouc_ ou _Sconbrouck_, au-dessus de Clairmarais.] IV. _De l'ordenance des batailles du roy de France._ Et orrois coment les batailles[388] passèrent: la première bataille menèrent les deux maréchaux et le maistre des arbalestriers, et avoient en leur route six bannières, et tous les gens de pié suivirent celle bataille et tous les charrois. Quant les mareschaux vindrent au champ, il baillèrent places aux fourriers pour leur maistres. Après passa la bataille au conte d'Alençon où il avoit vint et une bannières: celle bataille prist son tour jusques emprès le mont de Cassel, et ilecques s'arresta jusques à tant que les tentes fussent dréciées. [Note 388: _Batailles_. Divisions.] Après passa la tierce bataille où il avoit treize banières, et la conduisoit le maistre de l'ospital d'Oultre-mer, et le sire de Biaugeu et tous ceux de la Languedoc. La quarte bataille mena le connestable de France Gauchier de Chastillon, et avoit huit banières. La quinte fu du roy qui contenoit trente-neuf banières, et estoit le roy armé de ses plaines armes. Et estoit en sa bataille le roy de Navarre, le duc de Lorrayne et le conte de Bar[389], et avoit une aile de six banières que messire Mile de Noyers conduisoit qui portoit l'oriflambe. [Note 389: _Le roy de Navarre_, Philippe d'Evreux, père de Charles-le-Mauvais.--_Le duc de Lorraine_, Frédéric III.--_Le conte de Bar_, Edouard I.--_Le duc de Bourgogne_, Eudes IV.--_Le dauphin de Vienne_, Guignes VIII.--_Le conte de Hainau_, Guillaume.--_Le roy de Behaigne_ ou _Bohème_, Jehan.--_Le duc de Bretaigne_, Jean III, dit le Bon.] La sixiesme conduisoit le duc de Bourgoigne où il avoit dix-huit banières. La septiesme mena le dauphin de Vienne où il ot douze banières. La huitiesme le conte de Hainau avecques dix-sept banières, et avoit une aile de messire Jehan son frère qui menoit les gens du roy de Behaigne[390]. [Note 390: _Les gens du roy de Behaigne_. «En cel an, le roy do Boesme entour yver passé devant, estoit passé en terre de Sarrasins et prist grant païs et regions sus eux, et en vindrent à foy de crestienté par luy pluseurs ... Et combien que il fust là, nepourquant il envoia des gens d'armes de sa terre au roy, auquel il avoit juré aide envoier en Flandres.» (Addition du msc. 218, Suppl. franç.)--Tous les précieux détails de cette fameuse bataille de Cassel ne se retrouvent pas dans la continuation latine de Nangis.] La neuviesme mena le duc de Bretaigne, et avoit quinze banières: tous ceux-ci s'alèrent logier ès places que les mareschaux leur avoient bailliées à deux lieues du mont de Cassel. Quant tous furent logiés, si vint l'arrière garde qui estoit la dixiesme bataille, et la conduisoit monseigneur Robert d'Artois, et là avoit vint-deux banières: et se traist devers le mont de Cassel, et avironna tout l'ost et passa par devant la tente du roy, et ala à une abbaïe assez près que l'en appelle la Wastine[391] et s'i loga. [Note 391: _La Wastine_. Sans doute l'ancienne abbaye de _Woestine_, sur la route de Saint-Omer à Cassel, à deux lieues de cette dernière ville.] L'endemain vint le duc de Bourbon en l'ost et toute sa bataille à quatorze banières. Les Flamens qui sus le mont de Cassel estoient virent le roy, à tout le povoir de son royaume, qui estoit logié à deux lieues d'eux; mais oncques pour ce ne se effroièrent, ains mistrent leur tentes hors de la ville et s'alèrent logier sur le mont, pour ce que les François les peussent veoir; et ainsi furent trois jours les uns contre les autres sans riens faire. Et au quatriesme jour se desloga le roy, et s'ala logier de une lieue près sus une petite rivière que on appelle la Pienne; adonc vint monseigneur Robert de Flandres à toute sa bataille, où il ot cinq banières. Lors le roy de France prist conseil à ses barons coment il les pourroit avoir au bas du mont, car sur le mont il n'avoit mie jeu parti[392]; et pour ce envoia par un mardy, veille saint Barthelemi au point du jour, les deux mareschaux, et messire Robert de Flandres par devers le terrouer de Bergues et boutèrent le feu; et pour ce les cuidièrent traire jus hors du mont; mais oncques n'en firent compte, ains vindrent toute jour au pié du mont paleter aux gens du roy, et les chevaliers montèrent sus leur roncins, en leur purs auquetons[393] pour veoir les paleteis; et quant il véoient aucun blescié qui bien avoit fait la besoigne si en rioient et moquoient. [Note 392: _Jeu parti_. Expression que nous avons déjà remarquée ailleurs. C'est-à-dire: La partie qu'on lui offroit n'étoit pas égale.] [Note 393: En leur simple cotte d'armes.] Quant les mareschaux furent venus de fourrer, si s'alèrent aaisier; car il avoient le jour grant peine soufferte, né oncques en l'ost du roy on ne fist guet, et les grans seigneurs aloient d'une tente en l'autre pour eux déduire en leur belles robes. V. _Coment les Flamens descendirent estoutiement[394] et cuidièrent seurprendre le roy, et coment les Flamens furent desconfis et occis environ dix-neuf mille et huit cens personnes._ [Note 394: _Estoutiement_ ou _par estoutie_. Par malicieuse témérité.] Or vous dirons des Flamens qui estoient sus le mont de Cassel qui s'avisèrent que les mareschiaux estoient moult lassés, et les autres chevaliers s'esbatoient à jouer aux dés et en autres déduis, et le roy estoit en sa tente avec son conseil pour ordener des besoignes de sa guerre[395]. [Note 395: _De sa guerre_. «Post prandium, cûm rex vellet, more solito, sopori allquantulùm inclinari ...» (Continuation de Nangis.)] Les Flamens firent trois grosses batailles, et vindrent avalant[396] le mont à grans pas devers l'ost du roy, et passèrent tout outre sans faire cri né noise, et fu à l'eure de vespres sonnans. Tantost que on les apperceut, si pot l'en voir toutes manières de gens fuir de l'ost du roy vers la ville de Saint-Omer. Et les Flamens ne s'atargèrent mie, ains vindrent le grant pas pour seurprendre le roy en sa tente; mais, ainsi comme Dieu voult, les mareschaux et leur gens qui n'estoient mie encore tous désarmés, tantost que il oïrent le cri montèrent sus leur chevaux et vindrent ferant des esperons vers les anemis. [Note 396: _Avalant_. Descendant.] Quant les Flamens les virent aprochier, un pou s'arrestèrent, mais quant il virent que si pou de gens estoient, si murent pour aler avant; et tantost vint messire Robert de Flandres au secours des mareschaux. Tantost qu'il le virent si s'arrestèrent et se mistrent en conroy; et avoient jà tant esploitié qu'il estoient jà à trois arbalestes près du roy de France; mais par l'arrest qu'il firent furent tous les haus hommes armés. Et alèrent[397] avecques toutes leur batailles vers leur anemis et leur coururent sus, et à grant paine les entamèrent; mais il navrèrent moult de haux hommes avant que l'en les peust conquerre. [Note 397: _Et alèrent_. Et les Flamands allèrent. C'est leur premier moment d'hésitation qui sauva l'armée françoise.] Or, vous dirons du roy qui s'armoit en sa tente, et n'avoit entour luy que deux jacobins et ses chambellans: et vindrent ceux qui estoient pour son corps, et le montèrent sus un destrier, couvert de ses armes, et avoit une tunique des armes de France et un bacinet[398] couvert de blanc cuir: et à sa destre estoit messire Flastres de Ligny, messire Gui de Baussay et messire Jehan de Cepoy; et à senestre, estoit messire Froullard de Usages et messire Sanses de Baussay; et par derrière estoit Le Borgne de Sency, qui portoit son hyaume à tout une couronne et la fleur de lis dessus; et par devant estoit messire Jehan de Biaumont, qui portoit son escu et sa lance, et messire Mile de Noiers, monté sur un grant destrier couvert de haubergerie, et tenoit en sa main une lance en laquelle l'oriflambe estoit attachié, qui estoit d'un vermeil samit à guise de gonfanon à deux queues, et avoit entour houpes de soye vert. Et ainsi ala vers la bataille. [Note 398: _Bacinet_. Casque.--«Le roy, lors apresté de cors et monté, jasoit ce qu'il n'eust pas tout son harnois de jambes, issi de sa tente, dont messire de Noiers, l'oriflambe desploié, mena le roy par devers destre, en encloant les Flamens.» (Addition du msc. 218.) Croiroit-on qu'au lieu de suivre les récits contemporains, M. Sismondi ait bien osé dire ici: «Les chevaliers eurent grande peine à retenir l'ennemi, tandis que Philippe _s'échappoit par derrière_, sautoit sur un cheval et s'enfuyoit au galop.» Tome X, page 22. Voilà l'austère impartialité de cet historien.] Quant les Flamens virent tant de gens venir sur eulx, il ne porent plus soustenir le fer, si se desconfirent: là pot-on veoir maint homme tresbuchier et mètre à mort, et les nobles de France crier à haute voix: _Mont joie Saint-Denis!_ Et le conte de Hainaut qui s'estoit trait vers le Mont de Cassel, trouva une bataille de Flamens qui s'estoient trais en un clos: tantost courut à eux, mais tant estoient entrelaciés que dessevrer ne les povoit; si descendi à pié et sa chevalerie, puis prist l'escu et la lance au poing, et leur courut sus, criant à haute voix: _Hainaut!_ Et les Flamens se deffendirent viguereusement, mais en la parfin la force ne dura guères; si se desconfirent, et furent ilecques tous tués. Puis monta le conte de Hainaut, et se trait sur le Mont de Cassel, et tous ceulx qu'il y pot trouver ou encontrer il les fist mettre à mort. En celle bataille fu tué Colin Zanequin, qui estoit capitaine des Flamens. Les gens du roy qui chaçoient les anemis vindrent en la ville du Mont de Cassel, et boutèrent le feu par tout, de quoy tout le païs fu resjoïs quant il virent le feu. Et puis retourna le roy en ses tentes, loant Dieu de sa victoire. Mais aucuns qui s'en estoient fuis quant il virent les Flamens venir, comme dessus est dit, retornèrent et firent les bons varlés et faisoient entendant qu'il avoient tout vaincu. Or vous dirai des haus hommes qui furent mors et navrés en celle bataille: il y ot mort un chevalier de Champaigne qui estoit à banière que on appeloit monseigneur Regnaut de Lor, et fu enterré à Saint-Bertin; et si y mourut un banneret de Berri, lui sisiesme de chevaliers, qui fu appellé le visconte de Bresse, et furent tous enterrés aux Cordeliers. Des navrés qui vindrent à Saint-Omer, il y fu le duc de Bretaigne, le conte de Bar et le conte de Bouloigue qui furent malades de fièvres et d'autres maladies. Messire Loys de Savoie fu navré en la main; messire Bouchart de Montmorency fut navré au pié; messire Henri de Bourgoigne ot un oeil crevé; et tout plain d'autres haus hommes des quiex je ne sais les noms. Ceste bataille fu faite la veille de monseigneur saint Barthélemi, l'an de grace mil trois cent vint-huit; en laquelle y ot mors des Flamens, si comme en aucunes chroniques est contenu, dix-neuf mille et huit cens personnes de la partie des Flamens[399]. Et après que ceste bataille fu faite, le roy de France fu par quatre jours aux champs où la bataille avoit esté faite, et atendi la garison de ses gens qui estoient malades et navrés; et puis s'en parti, et passa Cassel à la main destre, et toute la basse Flandres s'en vint rendre à luy. Puis se traist vers Ypres et s'ala logier près de la ville; et tantost se rendirent à luy par condicion, et luy baillièrent des malfaiteurs, les quiex le roy fist tantost pendre. Et puis envoia en la ville le conte de Savoie et le connestable de France à tout deux mille hommes d'armes; et commandèrent que tous leur aportassent leur armeures, et il le firent; puis abatirent leur cloche qui pendoit au beffroy, et laissièrent capitaine en la ville un chevalier de Flandres que on appeloit messire Jehan de Bailleul. [Note 399: «Suspicabatur numerus occisorum tâm in loco conflictûs quâm extrà, XX M. II C. minus, sicut rex Franciæ testificatus fuit per litteras sigillatas super hoc abbati S., Dyonisii directas, quas vidi.» (Continuation de Nangis.)] Adonc vint le conte de Flandres devers le roy et amena avecques luy ceux de Bruges, et du Franc qui avoient entendu la desconfiture de Cassel, et pour ce s'estoient-il rendus au conte. Si considéra le roy que le temps commençoit à refroidir, si les reçut à merci et à sa volenté; lesquiels il condampna les uns par banissement, les autres par mort, les autres à estre trois ans oultre Somme. Et restabli le conte en sa conté, en lui disant ces paroles: «Conte, gardez-vous des ore en avant que par deffaute de justice ne nous faille plus par deçà retourner[400].» Et puis vint le roy à Lille, et départi son ost et s'en revint en France. Le pape Jehan, qui avoit donné au roy Charles, luy vivant, deus disiesmes, luy mort, ledit pape de nouvel les donna et ottroia au roy Phelippe. [Note 400: «Et li dist: Conte, je suis là venu avec mes barons, que j'ai traveillié pour vous et au miens et à leur despens. Je vous rens vostre terre acquise et en pais; or faites tant que justice y soit gardée, et que par vostre deffaut, il ne faille pas que plus reviegne. Car sé je i revenoie plus, ce seroit à mon profit et à vostre domage.» (Addition du msc. 218.)] Item, les Anglois et les Escos qui par lonc temps estoient à descort furent ensemble racordés, si comme l'en dit, sus cette forme, c'est à savoir: que le fils au roy d'Escoce prendroit à femme la fille du nouviau roy d'Angleterre; et que ledit roy d'Escoce seroit tenu perpétuelment au roy d'Angleterre aidier en toutes ses guerres, et contre tous, le roy de France excepté. Item, en ce temps mourut Jehan, duc de Calabre, chevalier très puissant, fils seul du roy Robert de Secile, lequel Jehan avoit esté capitaine principal des Guelphes. Item, en cest an meisme, au moys de décembre l'an mil trois cent vint-huit, trembla la terre moult forment, et meismement en Ytalie, environ la cité du Perruse, dont aucunes villes fondirent en abisme, et aucuns chastiaux furent trébuchiés. Et en France, la veille de la feste monseigneur saint Denis ensuivant, les vens furent si grans, qu'il abatirent entre les autres choses, le clochier de l'églyse Saint-Père-de-Chaumont en Vauquessin. Item, cel an et de nuit, lettres furent attachiées aux portes de Nostre-Dame de Paris, aux portes des frères Prescheurs, et aux portes des frères Meneurs de Paris, de par les trois, c'est assavoir l'antipape, Loys de Bavière et frère Michiel[401] dessus nommés. Esquelles lettres entre les autres choses estoit contenu que les trois dessus nommés, avecques leur complices, tenoient le pape Jehan pour hérite et de sainte églyse parti, meismement qu'il s'efforçoit de destruire la povreté de l'évangile; et pour ceste cause il appeloient de par l'antipape au concile général en la cité de Milan. [Note 401: _Michiel_. De Cesène. Le général des frères Mineurs.] Item, encore unes autres lettres closes furent envoiées à l'évesque de Paris et à l'université; lesquelles lettres il envoièrent au pape toutes closes, pour savoir que desdites lettres il vouldroit ordener. En ce temps, vint le roy Phelippe à Saint-Denis en très grant dévocion visiter monseigneur saint Denis son patron, et le mercier de la glorieuse victoire que Dieu luy avoit donnée par les prières Nostre-Dame et de monseigneur saint Denis, et des autres saints de Paradis. Et luy rendi sus son autel l'oriflambe qu'il avoit prise quant il s'estoit parti à aler contre les Flamens. Et puis s'en ala à Nostre-Dame de Paris[402], et quant il fu là il se fist armer des armes qu'il avoit portées en la bataille des Flamens; et puis monta sur un destrier, et ainsi entra en l'églyse de Nostre-Dame de Paris, et très dévotement la mercia, et luy présenta ledit cheval où il estoit monté et toutes ses armeures. [Note 402: Velly a suivi une mauvaise leçon de nos Chroniques, quand il a dit que le roi s'étoit rendu à Notre-Dame de Chartres en quittant Saint-Denis. Sur vingt manuscrits, dix-neuf portent Notre-Dame de Paris. Le continuateur de Nangis dit la même chose, et personne n'a pu discuter ce point d'histoire, sinon d'après la continuation latine de Nangis et les _Chroniques de Saint-Denis_. Cela n'a pas empêché l'académicien Moreau de Mautour de prétendre, dans le tome II des _Mémoires de l'Académie des Inscriptions_, p. 300, que la statue équestre d'un roi de France, placée avant la révolution à l'entrée de la grande nef de la cathédrale, étoit celle de Phllippe-le-Bel. Son opinion, suivie par Velly contre le sentiment de Montfaucon est pourtant insoutenable, puisqu'aucun historien contemporain ne dit que Philippe-le-Bel soit entré dans la cathédrale de Paris armé de pied en cap, ni qu'il ait fait don de ses armes à cette église; tandis qu'on conserve à Chartres, avec l'armure de Philippe-le-Bel, une inscription annonçant qu'elle a été offerte à Notre-Dame de Chartres par Charles-le-Bel, au nom de son père et en mémoire de la victoire de _Mons-en-Puèvre_. (Voyez les précieuses études de M. Allou sur _les armures_. _Mémoires de la Société des Antiquaires de France_, tome XIV.)--Il est fâcheux qu'un historien aussi grave que Velly ait, après cela, dit de l'opinion que nous soutenons: «C'est une erreur qui n'a aucun fondement dans les histoires de ce temps-là.» (T. VIII, p. 221.) Il est fâcheux surtout de lire dans Dulaure, au lieu des regrets que devoit lui inspirer la destruction révolutionnaire d'un monument aussi curieux, aussi inoffensif: «Cette statue équestre n'intéressoit que comme monument du costume et de l'état des arts de ce temps.» N'étoit-ce donc rien?] Item, en l'an dessus dit, c'est assavoir le treiziesme jour d'octobre, la royne Climence femme jadis au roy Loys Hutin trespassa, et en l'églyse des frères Prescheurs de Paris fu enterrée. Item, en ce temps, Loys le conte de Flandres, à la requeste duquel en partie le roy Phelippe avoit entrepris la guerre des Flamens derrenièrement finée, n'oblia pas les paroles que le roy Phelippe luy avoit dites, quant il parti de la Flandre, si comme dessus sont escriptes, c'est assavoir qu'il gardast justice. Et si fist-il; car dedens troys mois ou environ, il extirpa de ceulx qui avoient esté conspirateurs et détracteurs contre le roy et contre luy, et en mist et fist metre à mort jusques au nombre de dix mille ou environ, si comme l'en maintenait communément. Mais le principal capitaine des Flamens, qui estoit appellé Guillaume de Cany[403] de Bruges, quant il vit que le conte de Flandres faisoit justice, si ot paour et s'enfui[404] au duc de Breban, et luy requist aide contre le conte de Flandres lequel avoit fait mettre à mort pluseurs preudeshommes, si comme il disent, né encore ne désistoit-il point de jour en jour. Et promist ledit Guillaume de Cany audit duc de Breban, chevaux, armeures, et très grant somme d'argent; auquel ledit duc respondi que ceste chose ne feroit-il pas sans le conseil du roy de France né sans son assentement; mais que ledit Guillaume iroit par devers le roy et de sa gent avec luy, et ce que le roy ordoneroit à la requeste dudit Guillaume, ledit duc le feroit à son povoir. Lequel chut au las qu'il avoit tendu; car il fu amené à Paris au roy, et fu faite enqueste sur luy, pour laquelle il fu trouvé moult coupable, et pour ce fu moult honteusement condamné: premièrement il fu tourné au pilori, puis luy furent les deux poings coppés, puis fu mis en une haute roue et ses poings emprès luy; mais quant l'en vit qu'il s'inclinoit à mourir, l'en l'osta de ladite roue, et fu lié à la queue d'une charete et fu traîné; et puis après il fu pendu au gibet de Paris et ses poings emprès luy. [Note 403: _De Cany_. Le nº 218 le nomme _le Doyen_; et les éditions imprimées, _le Canu_. De là nos historiens modernes ont fait _le Chauve_.] [Note 404: _S'enfui_. «Par le conseil d'aucuns de Flandres des _Gros_.» (Msc. 218.) Les _Gros_ étoient les gens du parti opposé au comte de Flandres.] Item, au temps ensuivant et en ceste présente année, messire Jehan de Cherchemont, chancelier du roy de France, très sage ès choses séculières, et très convenable en court du pape et du roy, en vivre très délicieux, en port et en manière au jugement de pluseurs très orgueilleux, avint qu'il volt partir pour aller veoir une chapelle de chanoines, laquelle il avoit fait édifier là où il avoit esté né, c'est assavoir en la dyocèse de Poitiers; et aloit là plus pour son nom magnifier que pour le nom de Dieu honnorer, si comme pluseurs disoient et le creoient. Mais Dieu juge des cuers des hommes, et ce à luy seul apartient et non à autre. Si avint, de par la permission de Dieu, que ledit messire Jehan de Cherchemont, très ce qu'il fu entré en la dyocèse de Poitiers, à laquelle il avoit espérance d'avoir très grans honneurs, sans parler à aucune personne, mourut soudainement[405]. Le scel du roy fu porté au roy, et le corps fu enterré par la main de l'évesque de Poitiers en la chapelle que ledit messire Jehan avoit fondée. [Note 405: _Soudainement_. «En alant en Poyto dont il estoit nez chéi de son cheval soudainement et morut en plain chemin ... Et le sail du roy que il avoit par sa présumpcion porté avec luy fu raporté au roy à Paris. Ice chancelier estoit nommé Jehan de Serchoemont, qui avoit esté solemnex avocat en parlement.» (Msc. 218.)] Item, en ce meisme an, le roy de France Phelippe envoia par devers le roy d'Angleterre certains messages entre lesquiels fu maistre Pierre Rogier, abbé de Fescan, docteur en théologie, afin qu'il ajournassent le roy d'Angleterre pour faire hommage audit roy de France de la duchiée d'Aquittaine. Lesquiels messages demourèrent longuement en Angleterre et attendoient pour parler au roy; mais il ne porent oncques parler à luy, si parlèrent à sa mère, laquelle leur donna responses non convenables, en manière de femme[406]; et quant il virent que autre chose ne povoient faire, si retournèrent en France, et disrent au roy tout ce qu'il avoient fait et oï. [Note 406: Laquele leur dit, si comme l'en disoit, que son fils qui estoit né de roy ne feroit pas hommage à fils de conte. Et que Phelippe de Valois qui roy de France se nommoit gardast bien que il fasoit; et que son fils estoit plus près et prochain pour le royaume de France avoir que il n'estoit.» (Msc. 218.)] Item, en ceste meisme année, le pape Jehan fist publier à Paris aucuns procès fais contre Pierre Ranuche, lequel se faisoit appeller Nicolas-le-Quint; èsquiel procès il estoit contenu ledit Pierre avoir esté marié avant qu'il eust esté religieux; et depuis qu'il fu entré en religion, sa femme l'avoit fait semondre par pluseurs fois; et avoit à nom sa dite femme Jehanne Mathié. Lequel Pierre, en désobéissant au commandement de sainte églyse, ne voult oncques retourner avecques sa dite femme; et pour ceste cause ledit pape comme contumace le dénonça pour escomenié par la vertu desdis procès fais encontre luy à la requeste de ladite femme. Item, en ce temps, ot le roy de France délibéracion avecques son conseil, assavoir mon sé pour le deffaut du roy d'Angleterre qui estoit son homme de la duchié d'Aquitaine, et lequel estoit refusant de en faire hommage audit roy de France, sé ledit roy de France la devroit appliquier à sa seigneurie? Si luy fu respondu que non; mais seulement durant le temps que l'ommage n'a pas esté fait, supposé que la citation ait esté faite duement, le seigneur puct faire endementres les fruits de la terre de son vassal siens, jusques à tant que son dit vassal retourne à l'ommage de son seigneur. Et pour ceste cause furent envoies en Gascoigne l'évesque d'Arras et le seigneur de Craon, afin qu'il méissent tous les émolumens et revenus de la duchié d'Acquitaine en la main du roy de France, jusques à tant que le roy d'Angleterre luy eust fait hommage deu. Item, derechief et d'abondant, le roy de France envoia autres messages en Angleterre audit roy d'Angleterre, afin qu'il fust cité une fois pour toutes pour ledit hommage faire; et par tele manière que s'il estoit négligent de faire le dit hommage, l'en procéderoit contre luy par la force et par la manière que droit le donroit. Item, en celui temps, la royne de France enfanta un fils: mais il mourut assez tost après, et fu enterré en l'églyse des frères Meneurs à Paris. VI. ANNÉE 1329 _Coment le roy d'Angleterre se mist en mer pour venir en la cité d'Amiens faire hommage au roy de France de la duchié d'Acquitaine et de la conté de Pontieu, comme homme du roy de France._ L'an de grace mil trois cens vint-neuf, le roy d'Angleterre entra en mer le dimenche après la Trinité et passa à Bouloigne. Quant le roy de France sot la venue dudit roy d'Angleterre, si vint à grant foison de ses barons, prélas et autres à Amiens, et envoia à rencontre dudit roy d'Angleterre des plus grans de son lignage, qui moult noblement et honnorablement l'amenèrent en la cité d'Amiens, en laquielle le roy de France attendoit ledit roy d'Angleterre qui luy venoit faire hommage de la duchié d'Acquitaine et de Pontieu, si comme dessus est dit. Quant les deux roys s'entrevirent, si firent moult grant feste l'un à l'autre, et après commencièrent à parler eux et leur conseil de moult de choses, et par espécial sur la matière pourquoy il estoient assemblés; et luy fist requérir le roy de France qu'il fist son devoir par devers luy de ladite duchié d'Acquitaine et de la conté de Pontieu. Lors fu respondu de par le roy d'Angleterre et en sa présence, et fu dit que messire Charles de Valois, père dudit roy Phelippe, avoit despouillié le roy d'Angleterre, au grant préjudice de luy et de son royaume, d'une grant partie de la terre de la duchié d'Acquitaine, et l'avoit appliquée au royaume de France moins justement qu'il ne déust. Pour laquielle cause ledit roy d'Angleterre n'estoit tenu audit hommage faire, sé ce qui luy avoit esté osté, comme dit est, ne luy estoit du tout restitué. Si fu respondu pour le roy de France que Edouart, roy d'Angleterre, père dudit roy, avoit forfaite celle partie et plus, et que ledit messire Charles bien et justement l'avoit acquise au royaume de France par droit de bataille, et que en aucune restitucion il n'estoit tenu; néanmoins finablement acordé fu d'une partie et d'autre par tele manière que le roy d'Angleterre feroit hommage au roy de France de la duchié d'Acquitaine pour la portion qu'il en tenoit, et que la partie par messire Charles acquise demourroit au roy de France. Et encore de par le roy de France dit fu: Que sé le roy d'Angleterre se sentoit en aucune manière blécié, il venist au palais du roy à Paris, et sur ce, par le jugement des pers de France, tout acomplissement de justice luy seroit fait[407]. [Note 407: Froissart a été très exact dans le récit qu'il a fait de cette entrevue. (Liv. 1, part. 1, chap. 52.)] VII. _Coment le roy d'Angleterre fist hommage au roy de France à Amiens de la duchié d'Acquitaine et de la conté de Pontieu, si comme faire devait._ Adont fist le roy d'Angleterre hommage au roy de France, en la forme et manière que contenu est[408] en la chartre scellée du seel du roy d'Angleterre dont la teneur s'ensuit: _Cy après s'ensuit la teneur de la chartre scellée que le roy d'Angleterre donna, laquielle contient la manière de l'hommage que le roy d'Angleterre fist à Amiens au roy de France des terres dessus nommées._ «Edouart, par la grace de Dieu, roy d'Angleterre, seigneur d'Irlande et duc d'Acquitaine, à tous ceux qui ces présentes lettres verront ou orront, salut: Savoir faisons que comme nous féissions à Amiens hommage à excellent prince, nostre chier seigneur et cousin Phelippe, roy de France, lors fu dit et requis de par luy que nous recognoissons ledit hommage estre lige; et que nous, en faisant ledit hommage, luy promissions expressément foy et loyauté porter. Laquielle chose nous ne fismes pas lors pour ce que nous n'estions enfourmés né certains que ainsi le déussions faire; si féismes audit roy de France hommage par paroles générales en disant que nous entrions en son hommage par ainsi comme nous et nos prédécesseurs ducs de Guienne estoient jadis entrés en l'hommage des roys de France qui avoient esté pour le temps[409]. Et de puis en cela nous soions bien infourmés et acertainnés de la vérité, recognoissons par ces présentes lettres que ledit hommage que nous féismes à Amiens au roy de France, combien que nous le féismes par paroles générales, fu, est et doit estre entendu lige, et que nous luy devons foy et loyauté porter comme duc d'Acquitaine et per de France, et comme conte de Pontieu et de Monstroille; et luy promettons des ore en avant foy et loyauté porter. Et pour ce que, en temps à venir, de ce ne soit jamais descort né content à faire ledit hommage, nous promettons en bonne foy pour nous et nos successeurs ducs qui seront par le temps, que toutes fois que nous et nos successeurs ducs de Guienne entrerons et entreront en l'hommage du roy de France et de ses successeurs qui seront pour le temps, l'hommage se fera par ceste manière: le roy d'Angleterre, duc de Guienne, tendra ses mains entre les mains du roy de France, et cil qui parlera pour le roy de France adrescera ces paroles au roy d'Angleterre duc de Guienne, et dira ainsi: «Vous devenez homme lige du roy de France mon seigneur qui cy est, comme duc de Guienne et per de France, et luy promettez foy et loyauté porter? Dites voire?» Et ledit roy et duc et ses successeurs ducs de Guienne diront: «Voire.» Et lors le roy de France recevra ledit roy d'Angleterre et duc audit hommage lige à la foy et à la bouche, sauf son droit et l'autrui. De rechief quant ledit roy et duc entrera en l'hommage du roy de France et de ses successeurs roys de France pour la conté de Pontieu et de Monstroille, il mettra ses mains entre les mains du roy de France, et cil qui parlera pour le roy de France adrescera ces paroles audit roy et duc et dira ainsi: «Vous devenez homme lige du roy de France monseigneur qui cy est comme conte de Pontieu et de Monstroille, et luy promettez foy et loyauté porter, dites voire?» Et ledit roy et duc, comme conte de Pontieu et de Monstroille, dira: «Voire.» Et lors le roy de France recevra ledit roy et conte audit hommage lige à la foy et à la bouche, sauf son droit et l'autrui. Et ainsi sera fait et renouvellé toutes les fois que l'hommage se fera. Et de ce baillerons, nous et nos successeurs ducs de Guienne, fais lesdits hommages, lettres patentes scellées de nos grans sceaux, sé le roy de France le requiert. Et avecques ce, nous promettons en bonne foy tenir et garder effectivement les paix et acors fais entre les roys de France et les roys d'Angleterre, ducs de Guienne, et leur prédécesseurs roys d'Angleterre et ducs de Guienne. Et en ceste manière sera fait et seront renouvellées lesdites lettres par lesdis roys et ducs et leur successeurs ducs de Guienne, et contes de Pontieu et de Monstroille, toutes les fois que le roy d'Angleterre duc de Guienne et ses successeurs ducs de Guienne et contes de Pontieu et de Monstroille qui seront pour le temps, entreront en l'hommage du roy de France et de ses successeurs roys de France. En tesmoignance desquielles choses, à cestes nos lettres ouvertes avons fait mectre nostre grant seel. Donné à Etham le trentiesme jour de mars, l'an de grace mil trois cens et trentiesme premier, et de nostre règne quint.» [Note 408: Au lieu des derniers mots jusqu'à l'alinéa, et du texte même de la confirmation de la charte d'hommage, les éditions imprimées portent seulement: «C'est assavoir que le roy d'Angleterre luy fist hommage de ce qu'il tenoit en la duché d'Acquitaine et en la conté de Ponthieu.--Lors furent les joustes, etc.» Le texte important de cette confirmation n'est inséré aux _Chroniques de Saint-Denis_ que dans le bel exemplaire de Charles V, msc. 8395. Pour l'y placer, Charles V fit faire ce que nous appelons aujourd'hui _deux cartons_. Il est facile de le reconnoître en comparant ces cartons aux folios 256 et 259 qui les précédent et suivent. On peut voir aussi cette confirmation, moins correctement transcrite, dans la nouvelle édition de Rymer, tome 2, part. 2, p. 815. Nos historiens françois modernes ne semblent pas en avoir eu connoissance; du moins tous s'accordent-ils à dire que l'hommage d'Amiens avoit parfaitement satisfait le roy de France. Mais ce fut seulement en 1331 que le fier Edouard consentit à donner à Philippe de Valois ce gage d'une fidélité à laquelle il devoit si tôt après se montrer parjure. Ainsi, la date de la confirmation que l'on va lire rendoit encore les prétentions subséquentes de l'Angleterre plus odieuses.] [Note 409: Voici les termes de ce premier hommage d'après Rymer (nouvelle édition, vol. 2, 2me partie, page 765): «Je deviens vostre homme de la duché de Guyenne et de ses appartenances, que je claime tenir de vous, comme duc de Guyenne et pair de France, selon la forme de paix faite entre vos devanciers et les nostres; selon ce que nous et nos ancestres, roys d'Angleterre et ducs de Guyenne, avons fait pour la mesme duché à vos devanciers, roys de France.--Ce fut fait à Amiens, choeur de la grant églyse, l'an de grace mil trois cent vint et neuf, le septiesme jour de juin, etc.»] Quant le roy de France ot reçu du roy d'Angleterre ledit hommage, en la manière que dessus est contenu, lors furent les joustes commenciées moult belles et moult grans, et fu ilecques le roy d'Angleterre moult grandement honnouré. Et après ce que ces choses furent ainsi faites et acomplies, les deux roys pristrent congié l'un à l'autre, et s'en retourna le roy de France à Biauvais, et le roy d'Angleterre s'en retourna tantost en Angleterre. En ce temps envoia le roy de Chypre solempnieux messages à messire Loys conte de Clermont en luy requérant qu'il luy pleust à luy envoier sa fille[410] pour donner en mariage à son ainsné fils: car ledit roy avoit grant désir que le royaume de Chypre fust ennobli de la semence de France. [Note 410: Marie, fiancée et puis mariée en 1329 à Guy, fils aîné de Hugues IV, roi de Chypre.] En celuy temps, frère Pierre de la Palu de l'ordre des frères Prescheurs et docteur en théologie, lequiel estoit à Avignon, fu fait par le pape patriarche de Jhérusalem. Item en ce meisme an le roy de France Phelippe envoia en Flandres messire Jehan de Vienne, évesque d'Avranches, avecques pluseurs personnes, et firent abatre de par le roy les portes de Bruges, d'Ypre et de Courtray, et les firent toutes destruire et mettre au bas avecques pluseurs de leur autres forteresses. Laquielle chose nous ne trouvons pas que le roy de France eust fait au temps passé; et fu ainsi faite par le bon conseil du roy, en pourvoiant de remède convenable tant pour soy comme pour ses successeurs contre l'orgueil des Flamens. Item, le roy d'Escoce Robert, dit de Brus, depuis qu'il ot fait paix et accort aux Anglois, si mourut assez tost après. Et après luy, fu fait David son fils roy d'Escoce. Item, le second dimenche de juing fu l'évesque de Paris revestu de aournemens pontificaux au parvis de Nostre-Dame et avecques luy d'autres évesques consistans: lesquiels évesques, de l'autorité du pape auxdis évesques commise, escommenièrent publiquement et escomeniés dénoncièrent frère Pierre Ranuche antipape, Loys de Bavière, frère Michiel jadis général des frères Meneurs. Et, avecques ce, aucunes lettres qui avoient esté clouées par avant à pluseurs portes à Paris condempnoient; et, en icelle place, furent mises en un grant feu par la main dudit évesque de Paris. Item, environ le commencement de juillet, l'an mil trois cens vint-neuf, le patriarche de Jhérusalem et six autres évesques, avecques pluseurs messages du roy de Chypre, menèrent la fille du devant dit conte monseigneur Loys de Clermont pour estre espousée au fils du roy de Chypre, et pristrent congié au pape. Et ainsi se partirent avecques pluseurs pélerins par le port de Marseille, si alèrent à l'isle de Chypre; lesquiels pélerins, à l'aide de Dieu, tendoient à aler en Jhérusalem. Item, en ce meisme temps, le duc de Bretaigne espousa la seur au conte de Savoie en l'églyse Nostre-Dame de Chartres, le roy de France Phelippe présent. Et fu la messe célébrée par Phelippe, évesque de ladite églyse de Nostre-Dame. Item, le moys de septembre ensuivant, Milan et pluseurs autres cités d'Italie, lesquielles estoient entredites de par le pape, retournèrent humblement à l'obédience de saincte églyse, en promettant convenable satisfaction. Et se aucuns estoient escommeniés, le pape les absolvoit et ostoit tout l'entredit de ladite terre. Item, environ la feste saint Clément, Mahaut, contesse d'Artois, retourna de Saint-Germain-en-Laye à Paris. Et puis quant elle ot parlé au roy de certaines besoignes touchant la conté d'Artois, procurant messire Robert d'Artois, son neveu, fils de son frère Phelippe d'Artois, et affermant ladite conté d'Artois, par la succession de son père à luy appartenir par cause de certaines lettres, lesquielles il avoit de nouvel trouvées; jasoit ce que, en la présence du roy de France Phelippe-le-Bel et en la présence dudit Robert d'Artois, en plain parlement à Paris eust esté le contraire jugié, c'est assavoir que ladite conté ne luy appartenoit pas. Adont prist une maladie à ladite Mahaut, dont elle mourut dedens huit jours, et fu enterrée en l'églyse des frères Meneurs à Paris. Après la mort de ladite Mahaut vint la conté d'Artois à la royne Jehanne de Bourgoigne, jadis femme de Phelippe-le-Lonc, roy de France, et fille de ladite Mahaut. VIII. _Coment messire Robert d'Artois voult posséder la conté d'Artois par fausses lettres que la damoiselle de Divion avoit fait escrire et sceller._ [411]L'an mil trois cens vint-neuf, commença messire Robert d'Artois le plait contre la devant dite Mahaut, contesse d'Artois, si comme il avoit fait l'an dix-sept, de quoy procès avoit esté fait autre fois. Mais ledit messire Robert maintenoit que les lettres de mariage entre messire Phelippe d'Artois, son père, et madame Blanche de Bretaigne, sa mère, par lesquelles ledit conté luy appartenoit, si comme il disoit, avoient esté par fraude muciées et repostées; si les avoit trouvées. Et assez tost après, assambla ledit messire Robert d'Artois, le conte d'Alençon, le duc de Bretaigne et tout plein d'autres haus hommes de son lignage; et vint au roy Phelippe et luy requist que droit luy fust fait de la conté d'Artois. Tantost le roy fist ajourner la contesse à jour nommé contre ledit messire Robert, à laquielle journée elle vint, et amena avec luy Eudon, le duc de Bourgoigne, et Loys, le conte de Flandres. Là monstra messire Robert unes lettres scellées du scel au conte Robert d'Artois, contenant que, quant le mariage fu fait de monseigneur Phelippe d'Artois père monseigneur Robert, et de madame Blanche fille le conte Pierre de Bretaigne, le conte les mist en la vesteure[412] de la conté d'Artois, si comme il estoit contenu es dites lettres. Quant la contesse vit les lettres, si requist au roy que, pour Dieu, il en voulsist estre saisi, car elle entendoit à proposer à l'encontre. Tantost, fu dit, par arrest, que les lettres demourroient devers le roy; et fu remise une autre journée à laquelle la contesse devoit respondre. [Note 411: Ce chapitre n'est pas reproduit dans la continuation de Nangis.] [Note 412: _Vesteure_. Nous avons dit depuis: _Investiture_.] Or vous dirai comment ces lettres vindrent à messire Robert d'Artois. Il avoit une damoiselle gentil-femme qui fu fille le seigneur de Divion de la chastellerie de Béthune. Celle damoiselle s'entremettoit des choses à venir et jugeoit à regarder la phisionomie des gens, et à la fois disoit voir et à la fois mentoit. Elle avoit tant fait, par aucuns des familliers messire Robert d'Artois, que elle emprist une forte chose à faire, si comme vous orrez. Il avoit un bourgois à Arras qui avoit rente à vie sus le conte d'Artois, et en avoit lettres scellées du scel le conte d'Artois. Quant il fu trespassé, la damoiselle fist tant, par devers les hoirs dudit bourgois, que elle eust celles lettres; et puis fist escrire unes lettres de l'envesture monseigneur Robert, si comme vous avez oï; puis, prist le scel de la vieille lettre et le dessevra du parchemin à un chaut fer qui tout propre avoit esté fait, si que l'emprainte du scel demeura toute entière; puis la mist à la lettre nouvelle, et avoit une manière de ciment qui attacha le scel à la lettre, ainsi comme devant; et puis vint à Messire Robert d'Artois, et luy dit que une telle lettre avoit trouvée en sa maison, à Arras, en une vielle armoire. Quant messire Robert vit les lettres, si en fu moult joians, et luy dist que jamais ne luy faudroit, et l'envoia demourer à Paris. IX. _Coment l'enfant de Pomponne guérissoit pluseurs maladies._ En ce meisme an, en la dyocèse de Paris, en la ville de Pomponne, avoit un enfant de l'aage de huit ans ou environ, lequiel se disoit garir les malades par sa parole simplement; dont il avint que, de diverses parties, les malades venoient à luy. Si avenoit aucunes fois que les uns estoient garis et les autres non; jasoit ce que, en ses fais et en ses dis, n'eust aucune apparence de vérité. Mais quant aucun qui avoit fièvre ou aucune autre maladie venoit à luy, il luy commandoit qu'il mangast viandes contraires à sa santé. Si avint que les sages qui virent sa manière d'aller avant, n'en tindrent conte, et leur sembla que ce n'estoit que vanité et erreur. Si avint après que l'évesque de Paris qui vit bien que ce n'estoit que erreur, manda le père et la mère dudit enfant, et leur commanda qu'il ne souffrissent plus qu'il féist telles choses; et si deffendi ledit évesque à tous ses sougiés, sus paine d'escomméniement, que nul n'allast plus à luy. Item, en ce temps, messire Guillaume de Meleun, archevesque de Sens, homme humble et à Dieu dévot, mourut, et en une églyse que on appelle le Jars, emprès Meleun, fu enterré très honnorablement. Et fu, après luy, maistre Pierre Rogier, archevesque de Sens, qui par avant estoit évesque d'Arras. Item, en cel an, Loys de Bavière oï dire que Federic, le duc d'Austrie, estoit mort. Si se translata ledit Loys d'Ytalie en Alemaigne, et dist l'en que, en ice temps, il empétra par devers les nobles de ladite Alemaigne moult grant aide à procurer les drois de l'empire. Mais endementres que ledit Loys de Bavière fu résident en Alemaigne, ledit antipape ne se osoit pas monstrer manifestement, mais s'en aloit en tapinage[413]; et ses cardinaux, et ledit frère Michiel qui avoit esté général des frères Meneurs, par çà et par là, en divers lieux. [Note 413: _Tapinage_. Déguisement. Nous en avons fait, dans un sens un peu différent, notre _en tapinois_. Tous ceux qui ont lu quelques _chansons de gestes_ se rappelleront ce vers qui y revient fréquemment: Il s'atapi et si a taint son vis. C'est-à-dire: Il se noircit le visage. Ce mot semble venir du latin _tabes_ et _tabescere_.] En ce meisme temps fu amené à Avignon un frère Meneur qui avoit à nom Véran, de Provence né, pour ce que ledit frère Véran devoit avoir publiquement preschié, si comme l'en disoit, contre la personne du pape. Lequiel frère fu amené devant le pape; mais il ne luy fist oncques révérence; ainsois luy dist qu'il estoit vrai hérite et non pas pape; et pour ceste vérité il debvoit mourir. Lors, luy fu demandé quelle cause le mouvoit de dire telles paroles au pape? Lequiel respondit et s'adressa à la personne du pape et luy dist: «Car tu destruis la povreté de l'évangile, laquielle Jhésucrist enseigna par parole et par exemple.» Pour laquelle parole il fu mis en prison, et avecques luy quinze autres frères Meneurs. En ce temps, appella le roy Phelippe, en la ville de Paris, tous les prélas du royaume, sur les excès de eux et de leur Officiels[414] corriger. Adonc furent produis moult de cas devant tous contre les prélas, de par le roy et des seigneurs temporeux, lesquiels sembloient moult de près touchier la jurisdiction des prélas; et en y ot grant doubte de pluseurs que le roy ne voulsist mettre son entente à oster la jurisdiction temporelle des églyses. Mais sitost que le roy sceust que l'en parloit de ceste chose et que l'en en murmuroit il leur fist respondre que les drois et les libertés que ses prédécesseurs avoient donnés aux églyses, il n'entendoit pas à en rien oster né amenuisier, ains estoit son entente de les avant acroistre; mais il avoit fait ce conseil assambler pour cause que les excès, tant des officiers du roy comme des prélas, fussent amendés et corrigés. [Note 414: _Officiels_. Officials, juges ecclésiastiques.] Item, en celle meisme année, octroia le roy la duchié de Bourbon à messire Loys, conte de Clermont, et fu depuis appellé duc qui par avant estoit nommé seulement le seigneur de Bourbon[415]. [Note 415: _Bourbon_. L'érection de la seigneurie de Bourbon en duché-pairie date du mois de décembre 1327.] Edmont, oncle du roy d'Angleterre Edouart, duquiel nous avons avant parlé, luy affirma que Edouart-le-Viel, son frère, vivoit encore, c'est assavoir le père dudit Edouart, le jeune roy. Et pour ceste cause ne vouloit ledit Edmont obéir audit Edouart, le jeune roy; et avec ce fu ledit Edmont accusé de traïson et, pour ce, fu-il commandé, de par son neveu le jeune roy Edouart, qu'il eust la teste coupée[416]. [Note 416: Le récit de Froissart met tous les torts du côté d'Édouard III, qui auroit, en faisant condamner son oncle, le comte de Kent, suivi les instigations de Roger de Mortimer. (Voyez tome 1, page 40, 2ème édition de M. Buchon.)] Item, celle meisme année, le conte Guillaume de Haynaut, lequiel estoit à Clermont en Auvergne, envoia ambassadeurs devers le pape. Mais quant le pape sceut leur venue, elle ne luy plut pas. Si fu apportée, par lesdis ambassadeurs audit Guillaume la volenté du pape: si en ot moult grant despit, et s'en retourna arrières. X. ANNÉE 1330 _Coment l'antipape vint à merci au premier pape, lequiel le reçut bénignement._ L'an mil trois cens trente, Phelippe, fils du roy de Maillorgues, enfant de très noble ligniée et meismement comme cousin germain du roy de France Phelippe-le-Bel de par sa mère, lequiel estoit moult puissant en richesses mondaines, et avec ce avoit-il très grant quantité de bénéfices en saincte églyse, et des plus nobles et des meilleurs qui fussent au royaume de France; lequel Phelippe fu par telle manière inspiré, que pour l'amour de Jhésucrist il renonça à toutes ses richesses et tous ses bénéfices, et s'en alla en diverses contrées et en divers pays, comme pauvre et en habit de béguin, et demandoit aumosne pour l'amour de Dieu, et ne vivoit d'autre chose. Et si ne vouloit recevoir chose quelle que elle fust de personne vivant, meismement né de son frère né de sa suer, se ce n'estoit en regart de pitié et par titre d'aumosne. Item, en Lombardie, les gens du cardinal Poget, lequiel estoit légat, se combattirent contre les Guibelins; et furent les gens dudit cardinal tués en partie, et partie pris; et fu ladite bataille faite au moys de juing l'an mil trois cens trente. Item, environ la mi-juing, la royne de France, suer au duc de Bourgoigne et femme du roy Phelippe, luy ot un enfant, lequiel ot à nom Loys. Et pour ceste cause l'en disoit que ledit roy Phelippe se parti et ala à saint Loys de Marseille, son oncle de par la mère. Mais nonobstant ledit voiage, l'enfant, au quinziesme jour de sa nativité, trespassa et fu enterré en l'églyse des frères Meneurs à Paris; mais au retour que le roy fist de Marseille il s'en retourna par Avignon, et là visita le pape moult humblement et dévotement, lequiel roy fu receu du pape honnestement; si le fist disner avecques luy, et furent moult familièrement ensemble; et puis, prist le roy congié et s'en retourna en France. Item, le secont dimenche d'aoust l'an dessus dit, les procès fais encontre Loys de Bavière et l'antipape et leur complices, lesquiels procès avoient esté autrefois publiés à Paris, de rechief de l'auctorité du pape furent répétés. Item, en ce meisme moys, c'est assavoir le vint-huitiesme jour, l'antipape entra en Avignon, en habit séculier, pour la paour du peuple; car il ne se osoit pas bonnement manifester né soy monstrer en son habit. Mais le jour ensuivant il monta sus un lettrin[417], afin qu'il peust estre veu de tous clèrement; et estoit vestu en habit de frère Meneur; lequiel fu pris premièrement et présenté au pape et aux cardinals, en consistoire. Lequel[418] de rechief monta sus un lettrin et prist un theume et dist: «Père, j'ai péchié au ciel et devant toy.» Et puis dit-il encore, «j'ai erré si comme une beste esgarée. Père, requiers ton sergent.» Et disoit moult de belles paroles de l'escripture, et jugoit qu'il n'estoit pas digne de pardon avoir; mais il venoit au genou de saincte églyse très humblement et requiéroit de ses péchiés pardon. Quant il ot dit tout ce qu'il vouloit, il descendi du lettrin, et lors le saint Père luy prist partie de son premier theume, c'est assavoir: «Requiers ton sergent;» et prescha le pape des erreurs et vanités où il avoit esté, et puis le pape lui dist ces paroles: «L'ouaille esgarée ne doit pas aux loups estre livrée, mais diligemment estre requise, et, elle requise et retrouvée, sus ses espaules estre mise et avecques les autres ouailles estre remise.» Quant le pape ot ces paroles finées, l'antipape s'ala jeter aux piés du pape, un lien au col. Lors le pape luy osta le lien du col, et le reçu à trois baisiers, c'est assavoir au baisier du pié, de la main et de la bouche, dont pluseurs furent moult esbahis; et après ce, le pape commença _Te Deum laudamus_, et rendirent graces à Dieu le pape et les cardinaux, et tout le peuple qui là estoit; et y ot grant solempnité de messes, laquielle solempnité de messes le pape commanda par toute saincte églyse estre faite. Adont, le pape commanda que l'antipape fust mis en une chambre, emprès la maison de son chambellant, jusques à tant qu'il eust eu plus amplement délibération qu'il pourroit faire de luy. [Note 417: _Lettrin_. On voit que lettrin ou lutrin (lectorium) est encore ici, comme dans Villehardouin, une sorte de tribune ou chaire à prédication.] [Note 418: _Lequel_. L'antipape.] Item, environ le quinziesme jour de septembre, le roy d'Espaigne et le roy d'Arragon se combattirent contre les Sarrasins. Mais, par la grace de Dieu, les crestiens orent victoire, et y ot pluseurs Sarrasins pris, et y ot de mors six mille de cheval, et environ dix mille à pié. Item, le premier jour de novembre, en tout le royaume, à une heure, c'est assavoir à heure de tierce, tous les frères de l'hospital de Haut-Pas et tous leur biens furent pris du mandement du Saint-Père; car il abusoient des pardons que l'en leur avoit donnés et mettoient plus à leur bulles qu'il n'estoit contenu ès bulles que l'en leur avoit données par les papes. Et pour ce, furent-il mis en diverses prisons sous les évesques ès quelles dyocèses il habitoient. Item, en celle meisme année, environ la feste de monseigneur saint Denys, y vint une très fort gelée, laquielle engela en telle manière les vignes par tout le royaume de France que elle ne porent oncques venir à meurté; et furent celle année les vins très mauvais et si en fu pou. Item, le moys de novembre et au commencement du moys de décembre furent ainsi comme continuellement très grans vens, et les iaues des fleuves furent très grans pour l'innondacion des iaues des pluies. Item, la veille de monseigneur saint Andrieu, apostre, à Londres en Angleterre, monseigneur Rogier de Mortemer chevalier, duquel et pour lequel Ysabel royne d'Angleterre avoit esté moult grandement diffamée de pluseurs, et la cause fu car[419] elle monstroit audit chevalier, messire Rogier, devant tous trop grant familiarité; et avecques ce ledit chevalier fu convaincu de conspiracion par luy faite contre le royaume d'Angleterre et contre le roy, et du consentement de la royne d'Angleterre, si comme pluseurs le disoient; lequiel chevalier, pour les causes dessus dites, fu detraint à queues de chevaux, et confessa qu'il avoit procuré la mort d'Edouart, c'est assavoir du père dudit Edouart, jeune roy d'Angleterre, et pour ce fu-il pendu. Et le fils dudit chevalier, messire Rogier, demoura en prison jusques à tant que le roy et les barons d'Angleterre eussent plus plainement ordené qu'il feroient dudit fils; et la royne, du commandement de son fils, le jeune roy d'Angleterre et des barons, fu mise sous certaine garde en un chastel. [Note 419: _Pour_ ou _parce que_.] Item, le quatriesme jour de janvier, l'an dessus dit, le pape oï dire que Loys de Bavière avoit fait une grande convocacion en Alemaigne d'aucuns nobles barons; et encore avoit-il en propos de en faire une autre après la Chandeleur ensuivant. Pour ce l'amonesta le pape de non faire ladite convocation, et tous autres de non estre; et sé il faisoient le contraire, il encourroient la sentence d'escomméniement de par le pape donnée. Item, environ ce temps, mourut l'archevesque de Rouen auquiel succéda Pierre Rogier, archevesque de Sens. En ce temps, envoia le pape Jehan la dignité de l'éveschié de Noion adoncques vacant, à messire Guillaume de Sainte-Maure de la dyocèse de Tournay, chancelier du roy, lequel ne la voult accepter; et adoncques la donna-il au frère de messire Guillaume, Bertran, né de Normendie. Item, en ce temps, comme les Anglois fussent assamblés au chastel de Xaintes en Poitou, et sembloit qu'il s'appareillassent à bataillier, et par semblant apparust entre le roy de France et le roy d'Angleterre matière notable de dissencion et de bataille, lors le roy de France envoia son frère Charles, conte d'Alençon, avecques très grant ost, lequel quant il vint par delà, près du chastiau très fort devant nommé[420], auquiel les Anglois avoient leur deffence et leur seurté, ledit messire Charles le destruit et le rasa tout par terre; jasoit que aucuns dient qu'il n'avoit pas commandement du roy de abatre ledit chastel. Et assez tost après, ledit roy d'Angleterre entra en France et fu paix accordée entre les deux roys et furent amis ensamble[421]. [Note 420: _Devant nommé_. C'est-à-dire _Saintes_.] [Note 421: C'est à cet accord qu'il faut rapporter la confirmation de l'hommage d'Amiens, rapporté plus haut.] Item, depuis environ le commencement de décembre qu'il avoit fait si grant innondacion de pluies jusques au commencement de mars, avint que depuis ledit moys de mars jusques à grant pièce de temps après, il fist si grant sécheresse que l'en ne povoit labourer les terres; et en demoura grant quantité sans estre labourées. Item, en ce meisme an, le roy de Boesme entra en Ytalie; et quant les Ytaliens Guibelins le virent, il sceurent qu'il estoit fils de Henri l'empereur dernièrement mort. Il le reçurent à très grant joie et à très grant honneur, et se commencièrent à soustraire du devant dit Loys de Bavière et de sa seigneurie; et se sousmistrent lesdis Ytaliens de tous poins, avec pluseurs de leur cités, audit roy de Boesme. Et depuis lors commença moult la fortune dudit Bavière à décroistre et ne parloit-on mais pou ou noient de luy. Item, en ce temps, moult de nobles princes, barons et autres chevaliers s'appareilloient pour aler en Garnate[422] en l'aide des chrestiens; et toute voie, jasoit ce qu'il fussent meus de grant dévocion et de l'amour de la foy, furent-il défraudés; car le roy d'Espaigne avoit donné triève aux Sarrasins dont pluseurs disoient que ledit roy d'Espaigne avoit esté corrompu par argent, et pour ce avoit-il donné lesdites trièves aux Sarrasins. [Note 422: _Garnate_. Grenade.--Ces préparatifs étoient sans doute inspirés par les nouvelles de la mort du brave Douglas, que nos chroniques raconteront tout-à-heure.] XI. ANNÉE 1331 _Coment sentence fu donnée contre messire Robert d'Artois, de[423] la conté d'Artois; et coment la damoiseille de Divion fu arse; et coment ledit Robert fu appellé à droit, pour soy purger des crimes devant dis._ [Note 423: _De_. Relativement à.] L'an mil trois cens trente et un, fu sentence donnée en parlement à Paris pour le duc de Bourgoigne, pour la conté d'Artois, contre messire Robert d'Artois, conte de Biaumont en Normendie. (Car la contesse d'Artois devant dite qui estoit moult sage, fist tant que elle ot le clerc qui avoit escrit les lettres, et le mena par devers le roy; et cognut que la damoiselle de Divion luy avoit fait escrire unes lettres, environ avoit un an. Puis luy furent monstrées et recognut qu'il les avoit escrites de sa main. Puis manda le roy messire Robert d'Artois et luy dist qu'il estoit enformé que la lettre n'estoit pas vraie et qu'il se déportast de la demande qu'il faisoit de la conté d'Artois. Et il respondi que sé aucun vouloit dire que elle ne fust bonne, il l'en vouldroit combatre et que jà ne se déporteroit de la demande. Pourquoy le roy se courrouça si à luy, que à la journée il fist porter les lettres en présence du parlement et les fist descrier, et fist prendre la damoiselle de Divion et fist mettre en prison en chastellet à Paris; et fu messire Robert d'Artois débouté de la conté d'Artois, comme devant est dit. Dont il dist si grosses paroles du roy et de la royne que le roy le fist appeller à ses dis; mais il ne daigna oncques aler né luy excuser). Lors fist le roy mettre la dite damoiselle de Divion, laquelle estoit en chastellet, en gehenne, laquelle confessa tout le fait, tel comme devant est escript, et si dist pluseurs choses. Assez tost après fu pris un autre qui estoit confesseur dudit messire Robert d'Artois; et en après envoia le roy certains messages pour quérir l'abbé de Vezelai, lequiel estoit souppeçonné de celle mauvaistié et de pluseurs autres mauvaistiés; mais quant il sot que l'en le faisoit quérir il se départi et s'en fui; et ainsi se sauva. Quant Robert d'Artois vit coment les choses aloient, si se départi moult confusément. Item, les Bourguignons d'outre Saone, c'est assavoir de la conté de Bourgoigne[424], se rebellèrent contre le duc de Bourgoigne et ne luy vouldrent faire hommage; non obstant que ladite conté luy fust deue, à la cause de sa femme. Si avint que, d'une part et d'autre, l'en se ordena en bataille, et il y ot moult grant convocacion de nobles hommes et puissans. Si avint, quant le roy sot ceste chose, il les fist mettre à raison tant d'une part comme d'autre, et vindrent les nobles et les autres aimablement, et firent hommage audit duc, et le menèrent, luy et sa femme, par les cités et chastiaux, et leur tindrent compaignie comme à leur seigneur. [Note 424: _De la conté de Bourgoigne_. «Monsieur de Chalon, appelé Jehan, mut contre le duc de Bourgoigne.» (Continuation françoise de Nangis, nº 8298-3.)] Item, assez tost après, le conte de Foix prist sa mère laquielle estoit suer de Robert d'Artois, et la fist mettre en un sien chastiau[425] prison, pour la cause qu'elle vivoit trop jolivement de son corps, à sa grant confusion et vilanie de son lignage. [Note 425: «Au chastel de Sauveterre en Bearne.» (Msc. 8298-3.).] Item, au moys de septembre, il fist si grant innondacions de pluies en Ytalie, en Arragon et en Provence, que par leur force il abattirent moult de villes et de chastiaux; et toutes voies en France il n'avint riens de ces innondacions, mais l'yver ensuivant fu moult pluvieux en France. Item, environ le mi-moys de septembre de l'an mil trois cens trente et un, la damoiselle dessus dite qui avoit plaquié le scel ès lettres de messire Robert d'Artois, en faisant fausseté, fu arse en la place aux Pourciaux, à Paris; et recognut moult d'autres mauvaistiés. (Quant messire Robert d'Artois vit par quelle manière les choses aloient, si se doubta, et fu moult courroucié de ce que le roy procédoit par telle manière contre luy. Si dust dire ces paroles: «Par moy a esté roy et par moy en sera demis, sé je puis.» Et lors fist mener tous ses destriers qu'il avoit biaux et nobles, et son trésor qu'il avoit moult grant, à Bourdiaux sus Gironde, et là fist tout mettre en mer et mener en Angleterre.) Et depuis se retraist ledit messire Robert vers son cousin le duc de Breban[426], qui le reçut en son pays, et le mit une pièce de temps avec luy. Tantost que le roy ot oï ces nouvelles, il fist mettre en sa main la terre dudit messire Robert, et luy manda par certains messages qu'il comparust devant luy et devant les pers personnellement, à certain jour, pour soy deffendre des crismes qui luy estoient mis sus. [Note 426: Tout ce récit est beaucoup plus exact que celui de Froissart, tome 1, page 47. (Deuxième édition de M. Buchon.)] [427]Or, vous dirai coment il se parti de la compaignie au duc de Breban. Il avint que le conte de Hainaut avoit ses filles mariées l'une au roy d'Alemaigne et l'autre au roy d'Angleterre, l'autre au conte de Juillers, et la quarte, qui estoit la plus jeune, estoit créantée à l'ainsné fils du duc de Breban. [Note 427: Ce qui suit relativement au duc de Brabant n'est pas reproduit dans le continuateur de Nangis.] Quant le roy de France vit que le conte de Hainaut estoit si fort de tous costés qu'il avoit Alemaigne toute à sa partie, et que sé le roy d'Angleterre le vouloit mouvoir contre la couronne de France, trop seroit fort pour ses alliances: car ledit roy d'Angleterre avoit espousée la fille dudit conte de Hainaut; pour ce manda le roy de Behaigne, le conte de Guelre, le duc de Breban, l'évesque de Liège et messire Jehan de Hainaut, que tous fussent à luy à Compiègne. Ilecques s'alia avecques eux et pristrent grant foison de gens d'armes; et puis se départirent tous, fors le duc de Breban auquiel l'en monstra que trop seroit son fils bas marié à la fille le conte de Hainaut, et trop plus grant honneur seroit que il préist la fille au roy de France. Tantost le duc s'i accorda, et fu despécié le mariage de la fille au conte de Hainaut et du fils au duc de Breban. Et assez tost après fu ordenée une moult grant feste à Paris, à laquielle le duc de Breban envoia son fils et espousa la fille du roy. Et fu ilecques le duc de Normendie; fils du roy de France, fait chevalier. Pourquoy le conte de Hainau fu si courroucié, que oncques puis il ne fina de contrarier à la couronne de France. Et fist tant le roy de France au duc de Breban qu'il luy enconvencionna qu'il feroit vuidier messire Robert d'Artois hors de sa terre et de son pays. Adoncques ala messire Robert d'Artois au chastiau de Namur, et adonc prist le conte de Guelre la suer au roy d'Angleterre. Item, le premier dimenche de l'avent, le pape dut preschier publiquement, en Avignon, que les ames de ceux qui trespassent en grace ne voient pas la divine essence né ne sont parfaitement béneurées, jusques à la résurection des corps; dont pluseurs qui oïrent ces paroles et celle opinion furent moult escandalisiés. Toutes voies l'en doit croire que le pape disoit ces paroles selon son opinion, et non mie fermement, car ce seroit hérésie; et quiconque vouldroit celle chose affermer, l'en le devroit jugier pour mescréant et pour hérite. Item, en ce meisme temps, le confesseur de messire Robert d'Artois qui estoit prisonnier, fu appelé en la présence d'aucuns du conseil du roy, et luy fu demandé quelle chose et quoy il povoit savoir des fausses lettres dessus dites. Lequiel respondoit et disoit qu'il n'en savoit riens fors en confession, né il ne le povoit bonnement révéler sans péril de conscience. Mais à l'énortement de maistre Pierre de la Palu, patriarche de Jhérusalem, avecques autres maistres en théologie et aucuns secrétaires du roy, lesquiels se consentoient et disoient qu'il le povoit bien révéler selon ce que l'en dit,--mais c'est doubte grant,--si le révéla, et le confesseur fu arrière mis en prison. Mais ce qu'il devint à la fin le commun ne le sceut. Item, en ce meisme an, le quinziesme jour de décembre, il fu esclipse de lune très grant un pou après mienuit, et demoura par trois heures et plus. Mais pour ce que elle fu à celle heure, pluseurs ne la virent pas. Item, en ce meisme an, l'an mil trois cens trente et un, le roy tenant le siège de juge au Louvre, et avec luy pluseurs barons et prélas, messire Robert d'Artois devant dit, lequiel avoit esté la tierce fois appellé à certain jour à respondre aux articles que l'en avoit proposés contre luy, ne s'i comparut point si comme il devoit: mais envoia un abbé de l'ordre de Saint-Benoist et avec luy pluseurs chevaliers, lesquiels n'avoient point de procuracion, mais estoient venus pour prier au roy et aux barons du royaume que l'en luy voulsist ottroier jusques à la quarte dilacion, en promettant que à ycelle il viendroit personnellement, et, de tout ce que l'en luy avoit mis sus il se purgeroit bonnement. Et après ce qu'il orent ainsi fait le message, le roy de Behaigne et Jehan l'ainsné fils du roy de France et duc de Normendie, avec moult d'autres barons, s'agenouillèrent devant le roy et luy demandèrent qu'il luy pleust à ottroier audit messire Robert jusques à la quarte dilacion et que ses biens ne fussent pas confisqués durant ledit terme. Laquielle requeste le roy ottroia de grace espéciale jusques au moys de mai. (Et lors vint une damoiselle, laquelle dit, en la présence du roy, que la femme messire Robert d'Artois, laquielle estoit suer du roy[428] de France, estoit plus coupable que son mari.) [Note 428: _Suer du roy_. Jehanne de Valois.] Item, en ce meisme an, frère Pierre de la Palu, patriarche de Jhérusalem, si retourna du soudan auquiel il avoit esté envoié, et commença à conter l'obstinacion du soudan contre les chrestiens, et esmeut par telle manière le cuer et la volenté du roy et des barons qu'il furent tous d'un acort d'aler Oultre-mer pour recouvrer la Saincte Terre. Quant le pape oï ces choses, à la requeste du roy il manda et commist au patriarche et à tous prélas que en leur lieux il preschassent la croix et féissent preschier, et qu'il amonestassent ceux qui estoient croisiés qu'il s'appareillassent le plus tost qu'il pourroient bonnement pour passer. Item, en ce meisme an, le roy Phelippe mist la monnoie qui avoit esté moult muable en meilleur estat, et ordena que le petit flourin ne vauldroit que dix sols parisis, et les autres monnoies d'or selon leur prix; le gros tournois d'argent, neuf deniers parisis, et le petit denier, qui valoit deux deniers, ne valust que un denier, et ainsi marchandise de toutes choses qui estoit moult chière revint à raison. XII. ANNÉES 1332/1333/1334 _Coment messire Robert d'Artois fu bani, et du mariage Jehan, ainsné fils du roy de France et duc de Normendie._ L'an de grace mil trois cens trente-deux, Robert d'Artois fu bani du royaume de France par les barons, et furent tous ses biens confisqués au roy. Mais encore et aux prières d'aucuns grans seigneurs, voult le roy que les solempnés bannissemens fussent différés jusques au moys d'après Pasques; et aussi, se il venoit dedens le terme et qu'il se méist à la volenté du roy, du tout le roy luy feroit telle grace qui luy sembleroit à estre convenable; et s'il ne venoit, le bannissement seroit exécuté tout entièrement. Quant le roy vit que le terme qu'il avoit donné gracieusement au devant dudit Robert d'Artois fu passé, et il n'ot envoié né contremandé, si comme l'en l'avoit promis au roy en la présence des barons, si commanda qu'il fu bani à trompes par tous les principaux quarrefours de Paris. Et avec ce avoit certaines personnes qui crioient en audience toutes les causes pour lesquielles ledit messire Robert estoit bani. Et fu fait ledit bannissement le trentiesme jour de may, l'an dessus dit. Item, en ce meisme temps, le roy Phelippe fist les noces à Meleun de Jehan, son ainsné fils, nouvel duc de Normendie, et de madame Bonne, fille de Jehan, roy de Boesme, lequiel roy avoit esté fils de l'empereur Henri. Et depuis fist le roy son dit fils chevalier en la ville de Paris[429], en la feste de saint Michiel l'archange, présens le roy de Boesme, le roy de Navarre, le duc de Bourgoigne, le duc de Bretaigne, le duc de Lorraine, le duc de Breban, avecques moult d'autres barons tant, que l'on ne sauroit pas bien dire le nombre. Ce meisme jour, tous présens et en celle meisme feste fu fait le mariage de l'ainsné fils au duc de Breban à madame Marie, fille du roy de France, et l'espousa celle meisme journée. [Note 429: _En la ville de Paris_. «A Nostre-Dame de Paris.» (Msc. 8298-3.)] (Item, le vendredi après ladite feste de saint Michiel, en la présence des princes devant nommés et aucuns prélas, avecques moult d'autres nobles en la chapelle du roy à Paris assemblés, le roy fist proposer en appert qu'il entendoit à passer la mer pour porter aide à la Saincte Terre conquerre. Et estoit son entente de bailler Jehan, son ainsné fils, garde du royaume, lequiel avoit environ quatorze ans. Et lors pria à tous ceux qui là estaient, et espécialement aux nobles et aux prélas, qu'il jurassent aux saintes reliques qui estoient en la chapelle du palais, là où il estoient assemblés, qu'il porteraient obédience à son dit fils, comme à leur seigneur et hoir; et s'il avenoit que ledit roy trespassast en voiage, il le coronneroient au plus tost qu'il pourraient bonnement en roy de France.) L'an de grace mil trois cens trente-trois, après la feste de saint Michiel, fist le roy, à Paris au Pré-aux-Clercs, au peuple, par l'archevesque de Rouen, sermon pour prendre la croix, et la prist ledit roy le premier et grant quantité de nobles et d'autres avec luy. Et fu ordené que la croix fu preschiée par tout son royaume, et que tous ceux qui avoient pris la croix fussent tous près, du moys d'aoust passé en trois ans, pour passer. (Et puis envoia, par les bonnes villes du royaume, amonester de prendre la croix, mais pou se croisièrent, au regart que l'en cuidoit et moult se doubtoit-l'en de ce dont autrefois avoient esté eschaudés, c'est assavoir que les sermons qui estoient fais au nom de la croix ne fussent fais pour avoir argent. Et envoia le roy de France en Angleterre le conte Raoul d'Eu, qui estoit connestable de France, et l'évesque de Biauvès. Quant il vindrent en Angleterre, si vindrent devant le roy et luy requistrent, de par le roy de France, qu'il voulsist emprendre à faire le saint voiage avec luy, et il luy promettent de faire loyal compaignie. Quant le roy d'Angleterre oï ceste chose, si respondit que moult sambloit grant merveille de faire le saint voiage s'il ne luy tenoit les convenances qui furent acordées à Amiens en quoy il estoit défaillant par devers luy: «Si dirois à vostre Seigneur que quant il m'aura fait mes convenances, je serai plus prest d'aler au saint voiage qu'il ne sera.» Tantost pristrent congié et vindrent en France et distrent au roy leur response.) Item, en ce meisme an, l'endemain de l'Ascension Nostre-Seigneur, il fu une grande éclipse de souleil, après midi, et dura pour l'espace de deux heures. Item, en ce meisme temps, comme la prédicacion que le pape Jehan avoit faite à Avignon de la vision benoite, comme dessus est de visée, fu aussi comme mise au noient par semblant, et la tenoient aucuns, par la faveur du pape, estre vraie et pluseurs par paour, si avint que un frère Prescheur prescha contre l'opinion du pape, en tenant vérité. Mais quant le pape le sceut, il fist mettre ledit frère en prison. Adoncques furent envoiés de par le pape, à Paris, deux frères, l'un Meneur et l'autre Prescheur. Si vint le Meneur en pleines escoles, et commença à preschier déterminéement que les ames béneurées, devant né après le jour du jugement, ne voient pas Dieu face à face, dont très grant murmure sourdi entre les escoliers qui là estoient. Lors, tous les maistres en théologie qui estoient à Paris jugèrent ceste opinion estre fausse et plaine de hérésie. Quant le frère Prescheur ot oï que pour la cause que ledit frère Meneur avoit déterminéement preschié de la benoicte vision grant esclandre estoit meu entre les escoliers de Paris, tantost il s'ordena pour aler à Avignon parler au pape; mais avant qu'il partist, il dit en plein sermon, en excusant le pape, que il n'avoit pas dit tout pour vérité, mais selon son cuidier. Si vindrent ces nouvelles aux oreilles du roy, et le frère Meneur qui avoit preschié comme devant est dit, sceut que le roy estoit mal content de lui. Lors ledit frère ala par devers le roy, et désiroit moult de soy excuser; mais le roy voult qu'il parlast devant les clercs. Adoncques manda le roy que l'en luy féist venir dix maistres en théologie, entre lesquels il y ot quatre Meneurs, et lors leur demanda le roy, en la présence dudit frère Meneur, qu'il leur sembloit de sa doctrine, laquielle il avoit semée de nouvel à Paris? lesquiels maistres respondirent tous ensamble que elle estoit fausse et mauvaise et toute plaine de hérésie; mais pour chose que l'en dist ou monstrast audit frère Meneur, il ne voult oncques muer de son propos né de son opinion. Mais assez tost après fist le roy assembler au bois de Vincennes tous les maistres en théologie, tous les prélas et tous abbés qui porent estre à Paris trouvés; et lors fu appellé le devant dit frère Meneur, et luy fist le roy deux demandes en françois: la première demande fu assavoir mon sé les ames des saints voient présentement la face de Dieu; et l'autre demande fu assavoir mon sé celle vision qu'il voient maintenant faudra au jour du jugement. Lors fu respondu par les maistres et affirmèrent la première estre vraie, et quant à la seconde doublement, car elle demourra perpétuellement et si sera plus parfaite. Adonc le devant dit frère Meneur, ainsi comme par contraincte, s'i consenti. Après ce, le roy requist que de ces choses l'en féist lettres. Lors furent faites trois paires de lettres contenant une meisme forme et furent scellées chascunes par soy de vint-neuf scels des maistres qui adoncques estoient présens. Desquielles l'une fu envoiée de par le roy au pape et luy mandoit qu'il approuvoit plus la sentence des théologiens de la benoicte vision et à bonne cause qu'il ne faisoit celle des juris qu'il corrigast ceux qui soustenoient le contraire, et ainsi il feroit ce qu'il devoit. Item, depuis avint que Robert de Brus, qui avoit esté roy d'Escoce, très excellent chevalier, si comme nous avons dit par avant, lequiel estoit n'avoit guères trespassé et estoit son jeune fils David son successeur au royaume d'Escoce; si avint que Edouart de Bailleul, qui voult oster ce royaume au jeune David, vint au roy d'Angleterre, comme au souverain si comme il disoit, et meismement en ce cas disant que à luy[430] appartenoit le royaume d'Escoce et non mie à David, enfant de douze ans, car il estoit fils du roy Alexandre d'Escoce[431], et David estoit de Robert de Brus, roy d'Escoce, dernier trespassé; pourquoy il requéroit au roy d'Angleterre qu'il le voulsist recevoir en son hommage: lequiel le reçut en enfraignant les aliances et convenances qu'il avoit faites avecques Robert de Brus, tant comme il vivoit. Et assez tost après, il s'arma contre les Escos, afin de mettre ledit Edouart de Bailleul en saisine du royaume d'Escoce. Adonc les Escos, qui moult convoitoient à eux deffendre contre les Anglois, issirent à bataille contre eux, mais finablement les Escos furent desconfis: les uns furent pris et les autres furent mors. Et si fu prise la cité de Bervic par traïson, si comme pluseurs le racontèrent après. Quant le roy de France Phelippe sceut que le roy d'Angleterre alloit sur les Escos, si fist tantost chargier dix nefs de gens d'armes et de vivres bien garnies pour envoier en l'ayde des Escos; mais le vent leur vint si au contraire, qu'il ne porent oncques arriver à port convenable, ains les arriva le vent au port de l'Escluse, en Flandres; ilecques furent les choses honteusement et confusément vendues et despensées, et ne vindrent ainsi comme à nul profist. [Note 430: _A luy_. Edouard de Bailleul.] [Note 431: _Fils du roy_. «Cum ipse de primogenitâ Alexandri regis Scotiæ natus esset, et David de secundâ genitâ.» (Spicileg., t. III, p. 97.)] Item, en ce meisme an, fu si très grant plenté de vin, que l'en avoit un sextier de vin cler, bon, net et sain, pour cinq et six deniers. Item, en ce meisme temps, le dauphin de Vienne qui avoit asségié un chastel, lequiel estoit au conte de Savoie, et avoit laissié son ost pour aler explorer ce chastel, lequiel dauphin fu aperçu et fu féru d'un arbalestrier par telle manière qu'il ne vesqui, puis le cop, que par l'espace de deux jours, et laissa à son frère la seigneurie de Dauphiné, car il n'avoit pas de hoir masle de son propre corps. L'an mil trois cens trente-quatre, ceux de Bologne se rebellèrent contre un légat envoié de par le pape pour sousmettre les Guibelins, et firent tant qu'il chacièrent ledit légat, et s'en fu hors du pays; et tuèrent pluseurs de ses gens. Et avoit fait faire ledit légat un fort chastel dehors les murs, lequiel il tresbuchièrent et abattirent jusques à terre. Item, en ce meisme temps, vint une grande matière de guerre entre le duc de Breban et le conte de Flandres pour aucunes redevances, lesquielles l'évesque de Liége se disoit avoir en la ville de Malines en Breban, lesquielles redevances le conte de Flandres avoit frauduleusement achettées dudit évesque, afin qu'il peust avoir dissencion, selon ce que pluseurs le disoient et affirmoient. Si avint que les deux parties commencèrent à faire moult grant semonces l'un contre l'autre. Le roy de Boesme, l'évesque de Liége, le conte de Hainau et Jehan de Hainau, frère audit conte, le conte de Guéries et pluseurs grans personnes d'Alemaigne, tous lesquiels estoient de la partie au conte de Flandres; et pour l'autre partie estoient le roy de Navarre, le conte d'Alençon, frère du roy de France, le conte de Bar, le conte d'Estampes, lesquiels estoient pour le duc de Breban; et le roy de France estoit médiateur d'une partie comme d'autre: lequiel, par la grace de Dieu et par la grant diligence qu'il y mist et par les conseils de preudes hommes, les mist à acort. [432]Item, en cel an, avoit envoié le roy de France par devers le roy d'Angleterre, en message, messire Raymon Saquet, évesque de Therouene, et messire Ferri de Piquegni; mais oncques ne porent besoigner au roy d'Angleterre, ains s'en partirent sans riens faire. [Note 432: Tout ce qui suit, jusqu'à la mention de l'arrivée de David Bruce à Château-Gaillart, n'est pas dans la continuation latine de Nangis. Je n'ai pas retrouvé chez les historiens d'Ecosse le nom de ce Marcueil-le-Flament, ni dans les annalistes de l'abbaye de Saint-Denis celui d'_Aufroy de Tryc_ ou _Fitzpatric_.] Item, en cel an meisme, avoit un baron en Escoce que on appelloit Marcueil-le-Flament, qui gardoit un chastel en Escoce lequiel estoit le plus fort de toute la terre, et gardoit ilec le jeune roy David et madame sa femme. Quant il vit que la terre d'Escoce estoit destruite pour la greigneur partie par les barons qui mors estoient, si fist appareillier une belle nef et la fist garnir de tout ce que mestier fu, et puis y entrèrent le jeune roy et la royne, et avecques eux aucuns nobles hommes d'Escoce qui leur tenoient compaignie; entre lesquiels il y ot un escuier de noble affaire, lequiel avoit à nom Aufroy de Trycpatric, lequiel depuis se rendit à Saint-Denis en France avec tous ses biens, et gist en parlouer de ladite églyse, dessous le trésor, bien et honnestement. Et quant la nef fu preste, si regardèrent que le vent leur estoit propice, si continuèrent à nagier; et tant nagièrent qu'il arrivèrent en Normendie, et puis alèrent au roy de France qui moult débonnairement les reçut, et puis leur fist délivrer Chasteau-Gaillart, et ilec demourèrent, et leur fist livrer le roy tout quanques mestier leur fu, de bon cuer. Item, en ce meisme an, le roy de France Phelippe ordena une maison de religion, laquielle est appellée le Moncel, emprès le Pont-Sainte-Maissance; et estoit escheue ladite maison au roy par forfaiture. En laquielle il ordena femmes à Dieu servir perpétuellement selon la rieule saint François. Item, en ce temps, la femme messire Robert d'Artois, suer du roy de France, fu souppeçonnée et ses fils aussi, d'aucuns voults[433] qui avoient esté fais, si comme l'en disoit; et pour ceste cause, elle fu mise en prison au chastel de Chinon en Poitou, et ses enfans furent menés en Nemous, en Gatinois, et là furent en prison. [Note 433: _Voults_. Sortiléges d'envoutemens, qu'on appeloit aussi _manies_.] Item, en cel an, il fu grant habondance de vins; mais il ne furent pas si fors né si meurs comme il avoient esté en l'an devant. XIII. _Coment les messages au roy et Angleterre vindrent à Paris au roy de France, pour traitier aucun acort de paix, mais il ne firent riens._ [434]En ce meisme temps ou environne roy d'Angleterre ot conseil avec les barons; et, par l'énortement du conte de Hainau et de messire Robert d'Artois, qu'il envoieroit devers le roy de France pour savoir s'il voudroit entendre à aucun acort. Si envoia l'évesque de Cantorbière, messire Phelippe de Montagu, et messire Géfroy Scorp[435]. Quant il vindrent à Paris, si trouvèrent la court moult estrange, mais en la fin leur fu livré le conte d'Eu, maistre Pierre Rogier, archevesque de Rouen, et le mareschal de Trie, pour traitier à eux. Tant fu la chose deménée, qu'il vindrent devant le roy, et fu ilecques la pais confermée entre les deux roys, et fiancée des deux parties. Quant la chose fu faite, les Anglois vindrent hors de la chambre du roy, et furent convoiés de tous les maistres conseilliers du royaume, et crioit-on la paix par toute la ville; mais il ne demoura mie longuement que la chose ala autrement, car il ne furent mie en leur hostieux que le roy les redemanda et leur dist que s'entencion estoit que le roy David d'Escoce et tous les Escos fussent compris en icelle paix. Quant les Anglois l'entendirent, moult furent esbahis et distrent que oncques des Escos n'avoit esté mencion faite, et que, en nulle manière, ceste chose n'oseroient-il faire né accorder. Quant il virent que autrement ne povoit estre, si se départirent et s'en alèrent en Angleterre, et contèrent au roy et à son conseil coment la chose estoit alée, dont jura le roy d'Angleterre que jamais ne fineroit jusques à tant que Escoce fust mis en dessous. Devant ce que ceste chose avenist, il estoit mort un haut baron d'Escoce qu'on appeloit le conte de Mortenne, et ne pensoient les Escos à avoir nulle guerre au roy d'Angleterre pour les alliances qui estoient faites. Si eslurent les Escos, de commun assentiment, messire Jehan de Douglas[436], pour porter le cuer de monseigneur Robert de Brus, roy d'Escoce, oultre-mer, et luy baillièrent grant partie du trésor. Si fist son appareil et arriva à l'Escluse, et d'ilec se traist vers la court de Rome, et là oï nouvelles que le roy Alphons[437] d'Espaigne estoit en guerre contre le roy de Maroc, et vous dirai la cause. [Note 434: Tout ce qui suit n'est pas dans la continuation de Nangis jusqu'à la mention du soulèvement des Ecossois, et le retour d'Edouard III en Angleterre.] [Note 435: _Scorp_ ou de _Scropt_, comme on le trouve dans les actes de Rymer. Rapin de Thoyras paroît avoir ignoré cette négociation.] [Note 436: _Jehan de Douglas_. Froissart appelle ce Douglas _Guillaume_.] [Note 437: _Alphons_. Alphonse XI, roi de Castille.] Le roy d'Espaigne qui jeune estoit avoit pris à femme la fille à un haut baron d'Espaigne que on appelloit Dan Jehan Manuel; mais il ne luy tint foy né loyauté, car il tenoit une damoiselle en privé qui estoit fille à un chevalier que on appelloit Dan Jehan Pierre Gusman; et si tenoit une juiffe qui moult estoit belle: et avoit sa femme la royne du tout deboutée. De quoy le père de la royne avoit si grant duel, qu'il donna congié aux Sarrasins de passer parmi sa terre. Quant messire Jehan de Douglas qui estoit parti d'Escoce vint en Espaigne, si trouva la guerre toute ouverte entre le roy et les Sarrasins, et là fu moult noblement receu du roy; et fu mis jour de bataille, et au jour nommé allèrent les batailles l'une contre l'autre. Et commença la bataille moult crueuse, et se prouva le roy d'Espaigne de si grant vertu qu'il eust en ce jour coppé un des dois de la main. Et messire Jehan de Douglas fu féru d'une archegaie parmi le corps, et quant il se senti navré à mort, si n'ot cure de plus vivre et se féri en la presse des Sarrasins, et ilec fu tué comme bon chevalier et bon crestien. Puis fist paix le roy d'Espaigne à Dan Jehan Manuel, si qu'il[438] reprist sa fille par l'acort du pape: et prist à femme le roy d'Espaigne la fille au roy de Portugal, et fu départi de sa première femme. [Note 438: _Si qu'il_. Si que Jehan Manuel, etc.--Ce récit épisodique d'Espagne est raconté tout différemment et sans doute avec moins d'exactitude par Froissart. (Liv. 1, part. 1, ch. 48.)] Item, depuis que le roy d'Angleterre et Edouart de Bailleul orent eu victoire des Escos, et ledit roy d'Angleterre se fu parti d'Escoce et institué le devant dit Edouart en roy d'Escoce et pluseurs autres personnes à garder les forteresces qu'il avoit conquises en Escoce, comme devant est dit, ceux d'Escoce qui demourés estoient firent leur alliances tout premièrement et pristrent en eux force et vertu; et s'en alèrent combatre le devant dit Edouart et les Anglois que ledit roy d'Angleterre avoit laissié pour garder les forteresces, comme devant est dit. Et se combattirent viguereusement; et, par telle manière, qu'il boutèrent hors du royaume d'Escoce ledit Edouart de Bailleul et recouvrèrent tout ce que le roy d'Angleterre leur avoit tollu, excepté Bervyc. Item, en ce meisme an, le quatriesme jour de décembre, le pape Jehan trespassa, le dix-neuviesme an de sa papauté; et l'erreur de la benoicte vision que longuement avoit tenue il rappella au lit de la mort, si comme l'en dit. Et après luy fu eslu un cardinal qui avoit à nom, par son titre, Jacques, prestre cardinal de Sainte-Prise, et estoit de l'ordre de Cistiaux. Et fu faite ladite eslection le dix-neuviesme jour de décembre, et fu consacré le huitiesme jour de janvier, et fu appellé Benedic le douziesme, (et le deux cens et uniesme pape.) Item, en ce meisme temps, le roy Phelippe se mist à chemin pour aler visiter le pape nouvel; mais ainsi, comme il fu au milieu du chemin, une grant maladie le prist; si s'en retourna par le conseil des phisiciens. Mais il envoia solemnels messages sus certaines péticions et requestes touchans le passage de la Terre sainte; sur lesquielles requestes le pape les oï très gracieusement, et réserva aucunes choses pour en avoir délibération avecques son conseil. Item, en la veille de la feste saint Nicholas d'yver, furent oïs en la ville de Paris aussi grant tonnerres et foudres comme l'en pourroit oïr environ la Magdaleine et à la saint Marc l'évangéliste; et le neuviesme jour de janvier, tonnerres par semblable manière furent, jasoit ce que yver fust froit. Item, en ce meisme temps, Jehan, le duc de Bretaigne, considérant le bien du royaume et le péril qui à celuy royaume pourroit venir sé la duchié de Bretaigne eschéoit en main de femme, si voult ledit Jehan laissier ledit duchié au roy de France après son décès, en telle manière et par telle condicion que sé aucun s'apparoit qui fust vrai hoir, le roy luy asseéurroit certaine terre et souffisant; et encore fu-il ordené à greigneur confirmacion que sé certain hoir s'apparoit qui fust droit hoir, le roy luy donroit la duchié d'Orliens. Mais il y ot aucun de Bretaigne qui contredirent à ces choses, et ainsi demoura la chose imparfaite. Et depuis fu journée assignée à traiter de ceste besoigne aux octaves de la Magdaleine, et après au dimenche ensuivant. Et en icelui dimenche se porta la chose par telle manière que tout fu délaissié et finablement mis au noient. XIV. ANNÉE 1335 _Coment messire Jehan, duc de Normendie, fu si malade que tous les médecins se désespéroient de sa santé._ En l'an de grace mil trois cens trente-cinq, messire Jehan de Cepoy[439], qui avoit esté envoié en la terre de Turquie pour tempter les pors et les passages pour le passage de la Terre Sainte, et l'évesque de Biauvès qui par avant avoit esté en pélerinage encontre les Turcs, s'en retournèrent en France. [Note 439: _Jehan de Cepoi_. «Amirant de la mer.» (Msc. 8298-3.)] Item, en ce meisme an, environ mi-juing, il vint une très grant maladie à messire Jehan, duc de Normendie, ainsné fils du roy de France; et crut ladite maladie par telle manière que tous les médecins se désespéroient de luy. Adoncques, le roy et la royne si mistrent leur espérance en Nostre-Seigneur et firent faire prières, tant par les religieux comme par autres gens de l'églyse, et furent faites processions par diverses églyses; et meismement entre les autres qui en l'églyse de monseigneur saint Denis furent faites, tout le couvent ala par trois jours nus piès à procession; et après les trois devant dis jours, furent portées à Taverni[440], où ledit monseigneur Jehan estoit gissant malade, les saintes reliques du clou et de la couronne, et le doit de monseigneur saint Loys, lesquielles furent emprès luy jusques environ sept jours. Et dist-l'en que le roy dut dire ces paroles, comme bon et vray crestien: «J'ai si grant fiance en la miséricorde de Dieu et ès mérites des sains et prières du peuple, que s'il mouroit, si seroit-il ressuscité par les prières qui en sont à Dieu faites; et pour ce, s'il muert, ne l'ensevelissez pas trop tost, car j'ai grant fiance en la miséricorde de Dieu.» Mais assez tost après, par les mérites des sains et par les prières du peuple, il fu en bonne convalescence, et fu guéri. Si avint que le roy Phelippe et son dit fils messire Jehan se partirent de Taverni le septiesme jour de juillet et vindrent tout à pié jusques à l'églyse de monseigneur saint Denis et là rendirent graces à monseigneur saint Denis, le patron, et veillèrent deux nuis en ladite églyse, et avecques eux aucuns des religieux de laiens; lesquiels religieux, à la requeste du roy, firent de nuit le service de monseigneur saint Denis; et l'endemain l'abbé de ladite églyse chanta la messe devant les martirs, en la présence du roy et de son dit fils, et puis alèrent disner; et après disner, il se partirent et alèrent en moult d'autres sains lieux où leur dévocion estoit. [Note 440: _Taverni_. Bourg de _l'Ile de France_.] Item, environ la Magdaleine, le roy d'Angleterre, accompaigné de gens à cheval et de gens à pié, le conte de Namur cousin de sa femme, le conte de Guerle qui sa suer avoit espousée, avec autres nobles d'Alemaigne, tous lesquiels tenoient compaignie audit roy d'Angleterre, se mistrent en la mer d'Escoce avec ledit roy; lequiel entra en Escoce sans aucun empeschement, et puis vint en la ville de Saint-Jehan[441] et icelle garni. Et ylec laissa son frère Jehan Deltan, conte de Cornubie, et Edouart de Bailleul, devant nommé, et s'en vint ledit roy à Saint-Andrieu, et là reçut les hommages d'aucuns d'Escoce; mais ce ne fu pas des greigneurs. Et adonc conferma-il le dit Edouart en roy d'Escoce et ordena que luy et ses successeurs féissent hommage au roy d'Angleterre en eux portant aide contre tous; et, à supploier l'ost d'Angleterre, les roys d'Escoce seront tenus chascun an de délivrer aux roys d'Angleterre trois cens hommes d'armes et mil de pié à leur despens, par l'espace d'un an; et l'an passé, le roy ou les roys d'Angleterre qui après luy seront ne les pourront retenir fors à leur despens. Or, il avint que les Escos seurent la venue le conte de Namur, lequiel s'estoit mis en la mer d'Escoce et venoit une grant pièce après le roy d'Angleterre pour luy aidier contre les Escos. Si féirent les Escos deux embusches dont l'une des embusches fu devant ledit conte et l'autre par derrière. Quant ledit conte de Namur et toutes ses gens furent passés, si issirent ceux de devant et puis ceux de derrière; si fu ledit conte enclos et là fu pris, et pluseurs de ses gens mors. Adonques le conte de Moret[442], qui pour l'amour du roy de France le vouloit délivrer et le convoioit avecques quatre-vingts hommes armés, si fu pris des Anglois quant il retournoit, et furent ses gens ainsi comme tous mors; et ledit conte de Moret fu mené en une des prisons au roy d'Angleterre. [Note 441: _Saint-Jehan_ ou _Saint-Johanstonn_, aujourd'hui _Perth_.] [Note 442: _Moret_. «Unus ex Scotorum majoribus.» C'est _Murray_. (Continuation de Nangis, Spicileg., p. 99.)] Item, en ce meisme an, les vins furent si vers et si crus que à peine les povoit-on boire sans aucune indignation. XV. ANNÉE 1336 _Coment le roy visita les lointaines parties de son royaume; et coment grant tempeste de tonnoire chéi au bois de Vincennes quant messire Phelippe d'Orliens fu né._ L'an mil trois cens trente-six, le roy de France Phelippe visita les lointaines parties de son royaume, et en toutes cités ou bonnes villes là où il venoit, très honnorablement receu estoit. Et, en faisant la visitation dessus dite, il alla jusques à Avignon, et Jehan, son ainsné fils, duc de Normendie, aveques luy. Et visitèrent le pape, lequel les receut à grant honneur. Et entre les autres choses, il y ot moult grant parlement entre le pape et le roy du passage de la Terre Sainte. Et après demanda à savoir mon: considérées les alliances lesquelles estoient faites entre les roys de France et les roys d'Escoce, et espécialement depuis le temps de Phelippe-le-Bel oncle du roy de France, s'il estoit tenu de porter aide aux Escos contre le roy d'Angleterre. Et après toutes ces choses, le roy ala visiter saint Loys de Marseille et ala visiter son navire, lequel il avoit fait appareiller pour le passage de la Terre Sainte. Et quant il fu là, il fu receu de Marseillois, jasoit ce qu'il ne fussent pas sous sa seigneurie, en si très grant révérence et honneur que en la mer estoient les nefs ordenées par manière de bataille, et, en la présence du roy, il s'entre battoient par grant léesse de pommes d'orange. Item, en ce meisme an, le troisième jour de mars, il fu esclipse de soleil, laquelle fu veue près du centre du soleil, et avoient Saturne et Mars leur regart au soleil, et commençoient lesdites planètes Saturne et Mars à estre rétrogrades. Et dura ladite esclipse par onze heures, avecques aucunes minutes. Item, en ce meisme an, le roy Phelippe, depuis qu'il ot visité le pape Bénédic, si prist son chemin en retournant par Bourgoigne, et là fu receu du duc et conte à très grant honneur; mais quant le roy fu par delà, il trouva très grant matière de dissencion entre le duc et le conte et messire Jehan de Chalons et aucuns autres nobles d'Alemaigne lesquiels estoient adhérens aveques ledit messire Jehan de Chalons, pour cause d'aucunes redevances lesquelles estoient dues audit messire Jehan en la duchié de Bourgoigne, si comme il disoit, et meismement sur la ville et le puys de Salins; lesquelles redevances ledit duc et conte s'efforçoit de luy tollir, et sans cause; mais le duc et conte, en la présence du roy, le contredisoit et disoit que à luy appartenoit. Le roy ne les pot oncques mettre à acort, et adonques en la présence du roy, ledit duc et conte fu, de par ledit messire Jehan, deffié et tous ses adhérens. Et l'endemain, ledit messire Jehan et sa compaignie entra en la conté de Bourgoigne et en gasta une grande partie, tant par l'espée que par le feu et par voleries; et après, il se retrait en aucuns chastiaux avecques ses complices, lesquels chastiaux il avoit par avant garnis. Adoncques le duc et conte de Bourgoigne, lequel avoit avec soy en son aide le roy de Navarre, le duc de Normendie, le conte de Flandres, le conte d'Estampes, si assembla grant ost et s'en ala tenir siège devant le chastel messire Girart de Monfaucon que on appeloit Chaussi[443], et tint ilec son siège par l'espace de six sepmaines, et le prist. Et puis se retira vers la cité de Besançon, laquelle cité estoit du costé et de la partie messire Jehan de Chalons. Et quant il ot esté une pièce devant ladite cité, il présentèrent trièves d'une partie et d'autre jusques au nouvel temps, car l'ost n'avoit pas vivres à volenté, et ainsi demoura la chose imparfaite. [Note 443: _Chaussi_. Aujourd'hui _Chaussin_, bourg à quatre lieues de _Dole_.] Item, en ce meisme an, le quatorsiesme jour de juing, il ot si grant feu au Lendit de Saint-Denis tant en draps comme en autres denrées, que toutes furent arses, si que c'estoit grant pitié à veoir; et s'en départirent pluseurs personnes povres qui estoient venues riches. Item, le secont jour de juillet, le roy Phelippe ot un enfant né de sa femme au bois de Vincennes, lequel fu appelé Phelippe, en baptesme. Item, la veille de la Magdaleine ensuivant, qui fu au dimenche, Hugues de Crusy[444], chevalier, né de Bourgoigne, lequel avoit esté n'avoit guère prévost de Paris, et après seigneur de Parlement[445], fu accusé de divers crimes et convaincu tant comme très faux juge, lequel fu condempné à estre pendu au gibet de Paris. [Note 444: _Crusy_. On trouve au Trésor des chartes, sous le mois de septembre 1336: «Donatio cujusdam domus sitæ Parisiis in vico Pavato (rue Pavée) quæ _quondam_ fuit Hugonis de Crusiaco, datæ duci Lotharingiæ.»] [Note 445: _Seigneur de Parlement_. Ces mots, qui manquent dans beaucoup de manuscrits, répondent au latin de la continuation de Nangis: «Et posteà in numero magistrorum regalis palatii sublimatus.» Les historiens du Parlement qui n'ont pas mentionné son genre de mort ont fait de H. de Crusy un premier _président de la cour du Parlement_.] Item, le quatriesme jour d'aoust, il fu grant tempeste de tonnoire environ Paris et espécialement environ le bois de Vincennes, par telle manière que les tentes et les courtines, lesquelles avoient esté faites pour le regart de la royne de France, laquelle avoit eu fils c'est assavoir monseigneur Phelippe qui fu duc d'Orliens, furent à terre trébuchiées; les murs et les maisons chéoient; le pignon à la tente de la royne fu abattu; un gros arbre fu esrachié de terre, et si ot des gens mors, si comme l'en disoit. Et briefvement il n'y eut personne audit bois qui ne eust très grant paour au cuer. Item, en ce temps, il sourdi une très grant dissencion entre le roy de France Phelippe et le roy d'Angleterre Edouart, pour la destruction du chastel de Xaintes en Poitou, laquelle avoit esté faite par messire Charles, conte d'Alençon, frère du roy, et par le conte de Gyen[446], et pour aucunes villes et forteresces; lequel messire Charles de Valois, père du roy Phelippe, avoit esté envoié en Gascoigne de par le roy Charles contre le roy d'Angleterre Edouart qui à présent règne, pour contumaces par luy faites; si avoit pris et destruit ledit chastel de Xaintes et autres villes et forteresces, par force d'armes; lesquelles choses Edouart, roy d'Angleterre, quéroit qu'elles lu y fussent restituées et rendues. Pour lesquelles demandes et responses pluseurs messages eussent esté envoiés en Angleterre et d'Angleterre en France; mais nul accort n'y pot estre mis, car messire Robert d'Artois empeschoit moult la chose, si comme l'en disoit communéement. [Note 446: _Gyen_. La phrase françoise est longue et obscure. Je crois qu'il s'agit ici du comte d'_Eu_, qui avoit brûlé _Saintes_ en 1326.] Item, en ce meisme an, vint une très grant guerre entre le roy d'Espaigne et le roy de Navarre, pour la garde d'une abbaye assise entre les deux royaumes; mais à la parfin, à la requeste du pape et du roy de France, messire Jehan de Vienne, archevèsque de Rains,[447] procureur d'une partie et d'autre c'est assavoir du pape et du roy, il furent mis à bon acort. [Note 447: _Procureur_. C'est-à-dire: Étant procureur.] Item, en ce meisme an, très grant et sollemnelles alliances furent confermées entre le roy de France et le roy d'Espaigne. Item, en ce temps, quant Edouart vit que le roy de France Phelippe vouloit soustenir la partie des Escos pour les alliances que Phelippe-le-Bel, son oncle, avoit faites avec lesdits Escos, il fist un grant appareil de nefs en la mer, et puis fist unes grans alliances à Loys de Bavière qui estoit escommenié et de l'empire privé, lequel luy promist aide. Adonques furent très grans commocions de bataille entre les deux roys. Si furent fais et ordenés amiraux tant en terre comme en mer[448]. [Note 448: Voyez _Rymer_, nouvelle édition, vol. II, page 956. Edouard, sous la date du 14 janvier (1337), nomme pour ses amiraux Guillaume de Montagu, Robert d'Uffort et Jehan de Ross.] XVI. ANNÉE 1337 _Coment les Flamens se tournèrent de la partie au roy d'Angleterre par Jaques d'Arthevelt, et de pluseurs incidences._ L'an mil trois cent trente-sept, la guerre qui estoit entre messire Jehan de Chalons et le duc et conte de Bourgoigne, comme devant est dit, fu par le roy de France pacifiée et mise en bonne pais. Item, environ la feste de monseigneur saint Jehan-Baptiste, il apparu une comète laquelle fu née au signe, de Gémeaux, par la raison de l'esclipse de l'an précédent qui avoit esté le troisiesme jour de mars, par Mars et par Saturne, si comme les astronomiens[449] disoient. Et encore disoient que, pour la cause du signe auquel elle avoit esté engendrée, que elle signefioit habondance de sanc corrompu, dont il se devoit ensuivre maladies. Et pour la raison de Mars qui estoit au signe de scorpion, il signefioit fausseté, fraudes, mensonges, larcins, guerres. Et pour la raison de Saturne, convoitises, extorcions, rancunes, haines, machinacions, inobédiences, misères de cuer, mort, rumeurs espoentables et paour et pluseurs autres choses tant en princes, en barons, en gens d'églyse, comme en autres choses de terre; c'est assavoir, en bestes à quatre piés, en poissons et ès yaux doivent estre moult d'inconvéniens. [Note 449: _Les Astronomiens_. Continuation françoise de Nangis: _Maistre Jeuffroy de Meaulx_.] Item, environ la feste de Toussains, les gens au roy d'Angleterre pristrent un chastel au roy de France que on appelle Paracol[450], en Xantonnois, et ardirent les villes qui estoient prochaines audit chastel, et si tuèrent pluseurs personnes au pays. [Note 450: _Paracol_. Ce doit être _Parcoul_, sur la frontière du Périgord et de la Saintonge, aujourd'hui département de la Dordogne, et sur la rivière de Nizonne. Velly nomme la forteresse: _Palencourt_.] Item, en ce temps, l'en disoit communément que le roy d'Angleterre ne vouloit pas seulement envaïr le royaume de France, mais il y vouloit entrer; si ne savoit le roy de France par quelle part il y vouloit entrer. Adonc luy convint faire garder toutes les contrées de son royaume, et les faire garder viguereusement et deffendre. Toutes lesquelles choses estoient conseilliées et ordenées par le conseil de messire Robert d'Artois, si comme l'en disoit communément. Item, depuis que le devant dit chastel de Paracol fu pris, un noble homme de la Langue-d'Oc, lequel avoit nom Ernaut de Myrande, fu pris pour ce que par luy avoit esté traitreusement ledit chastel pris des Anglois; pour laquelle cause il ot la teste copée à la Place aux pourciaux[451] à Paris, et puis fu mené au gibet et pendu. [Note 451: _La Place aux Pourceaux_ étoit située non loin de la porte Saint-Honoré, entre l'église Saint-Roch et le Palais-Royal.--_Myrande_. Variante de _Normendie_.] Item, en ce meisme an, pluseurs villes et chastiaux furent pris en Gascoigne par le connestable du roy de France, le conte d'Eu, le conte de Foy, le conte d'Armagnac et pluseurs autres nobles de la Langue-d'Oc au dit pays. Item, en ce meisme temps, Nicolas Buchet, né du Maine[452] et trésorier du roy de France, ardi un port ou ville en Angleterre qui estoit appelé Portevive[453], avecques pluseurs autres villes, et si ardi toutes les villes de Guernesei, excepté un chastel, si comme l'en disoit. [Note 452: _Buchet_ ou _Behuchet_.] [Note 453: _Portevive_. C'est Portsmouth.] Item, en ce temps, orent les Escos moult à souffrir par les Anglois; mais le roy de France ne leur aida point, si comme tenu estoit. Et assez tost après, nouvelles vindrent que le roy d'Angleterre devoit descendre au royaume de France et apliquier à Bouloigne. Adonc le roy de Navarre, le conte d'Alençon, frère du roy de France, avecques aucuns gens du royaume, se partirent pour aler encontre le roy d'Angleterre avec leur ost. Mais le roy anglois ne vint né contremenda; si s'en retournèrent nos gens, sans riens faire. Item, en ce meisme temps, il avoit gens en la court du roy en habit de religion, je ne sais dont il estoient venus; mais il avoient entention de empoisonner le roy et tous ceux de sa court; lesquels furent pris et emprisonnés; mais je ne peus savoir la fin de eux quelle elle fu. Item, environ ce temps, il avint que le roy d'Angleterre avoit envoié en Gascoigne monseigneur Berart de Lebret[454] pour commencier la guerre, et si avoit envoié en Flandres pour faire amis et alliances;--car il véoit bien qu'il ne povoit bonnement venir à sa volenté sé il n'avoit Flandres de sa partie. Quant le conte sceut ce, si fist faire un parlement à Bruges; et quant le parlement fu fait, il fist prendre un chevalier de Flandres que on appelloit Courtrisien[455]; pourquoy ceux de Gant se couroucièrent, si que il distrent que jamais n'entendroient en parlement s'il ne leur estoit rendu. Mais le conte qui ceste chose avoit faite par le commendement du roy de France luy fist coper la teste, pour ce que l'en luy mettoit sus qu'il avoit receu les deniers du roy d'Angleterre contre le roy de France. Quant ceux de Gant sorent que l'en luy avoit copé la teste, si envoièrent à ceux de Bruges qu'il leur voulsissent aidier contre le conte, dont les uns s'y accordèrent et les autres non. Quant le conte sceut qu'il y avoit de ceux de Bruges aliés avec ceux de Gant, il ala à Bruges, et ceux de Bruges s'armèrent et vindrent contre luy au marchié. Et le conte et messire Moriau de Fiennes vindrent à bannières déploiées contre eux. Ilec commença la bataille moult fière; mais en la parfin convint le conte reculer en son hostel, et d'ilec s'en ala à Male. Et après ce, le roy d'Angleterre envoia en Flandres monseigneur Gautier de Mauni, en la fiance d'aucuns amis qu'il avoit en Flandres, et envoia aveques luy grant foison d'archiers, et arrivèrent en une ville que on appelle Cachant[456] qui est au conte de Flandres. Quant le conte le sceut, si assembla des gentilshommes pour aler encontre; mais les Anglois pristrent port et entrèrent en l'ille, et boutèrent le feu partout. Si avint que ceux qui en ladite ille estoient, vindrent à rencontre des Anglois et se combattirent à eux; mais en la fin, il furent desconfis; et fu mort messire Jehan de Rodes, et tout plein de gentilshommes de Flandres; et y fu le bastart de Flandres Guy, frère au conte de Flandres, pris, et le menèrent en Hollande. Et puis retrairent les Anglois qui estoient demourés, car il y en avoit eu pluseurs mors, et alèrent en leur pays. Quant le roy de France entendi que les Flamens estoient esmeus sur les Anglois pour la cause devant dite, si leur fist requerre qu'il se voulsissent alier à luy, et il leur quitteroit tous les liens auxquels il estoient liés à luy et à ses successeurs, excepté la sentence. Après, envoia le roy d'Angleterre en la ville de Gant, de Bruges et de Ypres, et fist traittier aux maistres des gardes, tant que, par dons et par promesses, il les accorda avecques luy. Et pour ce que ceste cause ne povoit mie estre demenée par tous ceux qui de la partie au roy d'Angleterre estoient, si firent eslever un homme en la ville de Gant de moult cler engin que on appelloit Jaques de Arthevelt[457]. Il avoit esté, avec le conte de Valois, oultre les mons et en l'ille de Rodes, et puis fu valet de la fruiterie monseigneur Loys de France. Et après vint à Gant dont il fu né, et prist à femme une brasseresse de miel. Quant il fu ainsi esleu, si fist assambler la commune de Gant et leur montra que sans le roy d'Angleterre il ne pooient vivre; car toutes Flandres est fondée sus drapperies, et sans laine on ne puet draper; et pour ce, il looit que l'en tenist le roy d'Angleterre ami; lors respondirent qu'il le vouloient bien. Quant Jaques d'Arthevelt vit qu'il avoit l'acort de ceux de Gant, il assembla ses gens et vint à Bruges, et ceux de la ville le receurent à grant joie; puis vint à Ypres, à Bergues, Cassel et à Furnes, et tous luy firent obédience. [Note 454: _De Lebret_. D'Albret. Son père Amonjeu, sire d'Albret, l'avoit déshérité pour avoir pris le parti des Anglois. (Voyez le P. Anselme, tome VI, page 221.)] [Note 455: _Courtrisien_. On le nomme aussi _Zeyer, chevalier de Courtray_.] [Note 456: _Cachant_. Ou _Cassant_, non loin de _l'Écluse_.] [Note 457: On ne retrouve pas ailleurs les mêmes détails sur Jacques d'Artevelt, dont les partis ont tant exploité la réputation.] Quant les messages au roy d'Angleterre virent ce, si firent assambler les trois villes à Gant; ilec monstrèrent que le roy d'Angleterre estoit le plus puissant des crestiens, et que si les trois villes ne s'alioient ensemble et qu'il ne préissent la cure et le gouvernement du pays par leur forces, le conte de Flandres qui devers le roy estoit ne leur lairoit mie faire leur volenté. Tantost féirent ilec leur aliance si fort, par foy et par serement, présent le conte de Guerle, que les gens au conte de Flandres n'i avoient povoir. Puis vindrent vers le conte et luy requistrent que ceux qui estoient banis par conspiracion ou par autres mauvaistiés fussent rappellés. Et le conte l'ottroia aux trois villes. Puis envoièrent par toutes les villes et chastelleries de Flandres, capitaines de par eux qui le païs gouvernoient avec les banis qui entrés y estoient. Mais pour ce qu'il se doubtoient des gentilshommes qu'il ne leur peussent contraitier[458] à leur rebellions faire, si les pristrent en ostage et mandèrent par toutes les chastelleries que sur leur vie venissent se mettre en prison à Gant. Tantost il vindrent, quar il n'osèrent désobéir. [Note 458: _Contraitier_. Servir, aider, agir de concert.] Quant les gens au roy d'Angleterre virent qu'il estoient asseurés du pays de Flandres, il s'en alèrent et le distrent au roy d'Angleterre, et tantost leur envoia des laines à grant foison. Quant le conte de Flandres vit que la chose aloit par telle manière, si vint à Gant pour savoir sé il les pourroit retraire hors de leur erreur. Mais quant il fu avecques eux, il le tindrent bien fort; et quant le conte vit qu'il ne pourroit eschapper, si se feint qu'il vouloit estre de leur partie, et le vestirent de leurs paremens et il les porta. Un jour pria les dames de Gant de disner avec luy; et avoit appareillé un moult riche disner; et quant il ot oï sa messe, il dit qu'il vouloit aler voler[459]; puis monta et s'en ala sans revenir, et ainsi failli la feste. Quant le roy de France sceut ces nouvelles que le conte de Flandres s'en estoit venu par devers luy, si fist le roy escommenier aucuns de Flandres, de par le pape, et espécialement ceux de Gant; et y furent envoiés, de par le roy, l'évesque de Senlis et l'abbé de Saint-Denis Guy de Chartres, si en furent un pou plus refroidiés. [Note 459: _Voler_. Chasser aux oiseaux de proie.] XVII. ANNÉE 1338 _Coment le roy d'Angleterre passa mer et fist allances aux Alemans; et coment le roy de France Phelippe assembla grant ost pour aler à l'encontre de luy._ L'an de grace mil trois cens trente-huit, le roy d'Angleterre Edouart passa mer à grant ost, et amena sa femme avec soy, laquielle estoit suer au conte de Hainaut et nièce au roy de France, et s'en alèrent ès parties de Brebant. Et depuis se transporta ledit roy d'Angleterre en Alemaigne, et ilecques fist moult grans aliances; et premièrement avec Loys, duc de Bavière, qui se tenoit pour empereur, jasoit ce que ledit Loys, duc de Bavière, fust notoirement escommenié de par le pape; et avecques pluseurs autres nobles, lesquiels il prist comme soudoiers par certaines sommes d'argent à rendre à chascun selon son estat; et sé la somme d'argent n'estoit paiée à certains termes ordenés entre le roy d'Angleterre et les soudoiers, lesdites aliances seroient réputées pour nulles. Et en ce meisme an, ledit roy d'Angleterre fu ordené et institué, de par le roy et duc de Bavière Loys, en vicaire de l'empereur; lequiel faisoit les vocacions et les citacions, tant comme vicaire de l'empereur, afin que l'en peust envaïr très asprement le royaume de France: mais pou luy obéirent en ce mandement. Item, en ce meisme an, le quinziesme jour d'avril, il apparut une autre comète assez près de la Petite-Ource, et estoit pou clère, et ronde, sans cheveux; et ainsi furent en un an deux comètes. Item, en ce meisme temps, le roy de France Phelippe oï dire que le roy d'Angleterre estoit alié avecques les Alemans, et que son entente estoit d'envaïr le royaume de France. Adoncques ledit roy Phelippe assembla un si grant ost que l'en lit pou le roy de France avoir si grant ost assemblé au temps passé. Et s'en ala à Amiens à tout ledit ost, à l'encontre dudit roy d'Angleterre; si apprit qu'il n'aloit né venoit, ains estoit avec les Allemans là où il s'esbatoit, et ne s'esmouvoit en aucune manière pour venir en France. Si fist le roy le dit ost despartir les frontières garnies. Item, en ce meisme an, les gens du roy de France pristrent en mer deux nefs moult notables, chargiés de grant quantité de biens, lesquielles estoient au roy d'Angleterre; et là ot moult grant assaut et fort, tant d'une partie comme d'autre; et dura ledit assaut près de un jour entier. Et y ot des Anglois mors près de mil, et des nos pluseurs mais non pas tant; et estoit l'une des deux nefs appellée Edouarde, et l'autre Christofe; et en icelle journée guaignièrent ceux de par le roy de France moult de biens. En ce meisme temps, les Escos pristrent trieves aux Anglois de la volenté au roy de France, et ne coururent point les uns sus les autres cel an[460]. [Note 460: Il faudroit plutôt dire que ce fut en dépit du roi de France que les Ecossois gardèrent la trève conclue l'année précédente, bien que le continuateur de Nangis dise: «Scoti, quia inter ipsos et regem Angliæ induciæ erant, ad voluntatem tamen regis Franciæ contra Anglicos nihil fecerunt.» (Fº 101.) Mais je suis porté à accuser l'un des premiers scribes des _Chroniques de Saint-Denis_ d'avoir omis ici une négation. Ce seroit donc aux instances du roi de France que les Ecossois auroient, cette année, rompu les trèves. Voyez dans Froissart le curieux récit de l'attaque et de la prise du château de _Haudebourg_ ou _Haindebourg_, en 1340, par messire Guillaume de Douglas (liv. 1, part. 1, chap. 131).] Item, en ce meisme an, comme les Flamens, et meismement ceux de Gant, souffrissent moult d'injures et de griefs du conte de Flandres, si comme il disoient, si se commencièrent à rebeller contre ledit conte, et firent tant qu'il fallut que ledit conte se despartist de Flandres. Et firent lesdis Flamens grans aliances aux autres villes de Flandres et se commencièrent à rebeller contre les Gros des bonnes villes, et ordenèrent l'un d'eux pour estre leur capitaine, lequiel avoit à nom Jacques de Arthevelt, et firent moult de griefs et de maux aux bourgois des bonnes villes qui portoient la partie au conte de Flandres et les blasmoient de ce qu'il faisoient contre leur seigneur. Et nonobstant tout ce qu'il faisoient au conte et aux Gros des bonnes villes, si disoient-il tousjours qu'il n'entendoient à faire aucune chose contre le roy né contre le royaume; mais il le faisoient pour les desmérites du conte et des Gros qui avecques luy estoient. Item, en icestui an, fu pris par les gens au roy de France un chastel très garni, lequiel estoit appellé Penne[461] en Aginois, et si en ot d'autres qui furent pris audit pays, mais non pas de si grant renom. [Note 461: _Penne_ ou _Pennes_, aujourd'hui ville et chef-lieu de canton du département de Lot-et-Garonne.] Item, en ce meisme an, une bonne ville d'Angleterre, laquielle est appellée Hantonne[462], fu prise et ainsi comme toute arse, par les gens au roy de France, et dégastée. [Note 462: _Hantonne_, aujourd'hui _Southampton_. (Voy. Froissart, liv. 1, part. i, chap. 80.)] Item, en ce meisme an, le roy de France Phelippe conferma aucuns priviléges de Normendie et renouvella, et pour ceste cause il s'appareillièrent d'aler en Angleterre à très grant effort; mais toutesvoies, riens n'en fu mené à effect. Et en ce temps, le seigneur de Harecourt, lequiel piéça avoit esté non mie conte de l'autorité royal, fu par titre d'ores en avant, appellé conte de Harecourt. (Item, en ce meisme an, Pierre Rogier, archevesque de Rouen, fu fait cardinal.) XVIII. ANNÉE 1339 _Coment le roy de France Phelippe fu desfraudé par mauvais conseil. Coment il attendit jusques à l'endemain pour combattre au roy d'Angleterre, et coment en ceste meisme nuit ledit roy d'Angleterre s'en fui._ L'an de grace mil trois cens trente-neuf, deux chastiaux très fors furent pris en Gascoigne par les gens du roy de France, c'est assavoir, le Bourc et Blaive. Et audit chastel de Blaive furent pris le sire de Caumont et le frère au sire de Lebret[463] et aucuns autres nobles. [Note 463: _Lebret_ ou Albret.] Item, en ce meisme an, une ville qui est en la conté d'Eu, laquielle est appellée Treport, fu arse avec une abbaïe qui estoit en ladite ville, par les gens au roy d'Angleterre. En ce meisme an, les soudoiers de Gennes qui avoient gardé en la mer tout l'esté, avec les Normans, les Picars et les Bretons mariniers, lesquiels avoient moult domaigié le royaume d'Angleterre, environ la saint Michiel s'en retournèrent en leur pays. Item, environ ladite feste de saint Michiel, le roy d'Angleterre Edouart assembla un grant ost d'Anglois, de Brebançons, d'Alemans soudoiés et d'aucuns pilliars, pour le royaume de France envahir. Auquiel roy d'Angleterre le roy de France désirant moult obvier, assembla un très grant ost fort et hardi à Saint-Quentin, en Vermandois, et comme il ne voulsist pas entrer es termes de l'empire, mais dissimulast la bataille par un pou de temps en atendant son ost, le roy d'Angleterre endementiers entra au royaume de France très cruellement et ardi une partie de Teriasche, pilla et gasta le pays. Et comme le roy de France par delà estoit pour luy obvier et de ce il n'en fist semblant, l'en ne savoit par quel conseil; adoncques commença un grant esclandre, non pas seulement en l'ost mais par tout le royaume, contre le roy. Quant le roy ot oï ces nouvelles, il se parti pour aler à l'encontre de luy, et s'en ala à une ville qui est appellée Buirenfosse[464], à un jour de vendredi. Lors le roy, qui plus ne voult la guerre dissimuler, si s'arma et commença à amonester les autres à eux combatre vertueusement et hardiement. Adoncques vindrent aucuns grans seigneurs qui estoient dans l'ost et distrent au roy que ce n'estoit pas chose convenable de soy combattre, pour quatre choses: la première si estoit car il estoit vendredi; la seconde cause quant luy né ses chevaux n'avoient beu né mangié; la tierce cause car luy et son ost avoient chevauchié cinq lieues grans sans boire et sans mengier; la quatriesme cause, pour la grant difficulté d'un pas qui estoit entre luy et ses anemis. Ces choses dites, il conseilloient au roy que il atendist jusques à l'endemain pour soy combattre; et jasoit ce que le roy ne s'y voulsist acorder, toutes voies fu-il tant mené qu'il s'i acorda ainsi comme maugré luy; et lors commanda à tous que l'endemain chascun s'appareillast à la bataille; laquielle dilacion et lequiel conseil tourna à très grant dommaige au roy et à tout le royaume[465]. Car quant le roy d'Angleterre sceut la puissance du roy de France, il se départit de environ mienuit et se retrait en l'empire. Et ainsi fu le roy de France Phelippe défraudé dont il fu moult courroucié, et s'en retourna en France sans riens faire. Et assez tost après se commencièrent les Flamens à rebeller et par espécial ceux de Gant; et à l'énortement de Jacques d'Arthevelt, il firent hommage au roy d'Angleterre comme roy de France, et laissièrent leur droit seigneur, comme faux et traistres qu'il estoient. Quant le roy d'Angleterre qui n'avoit guères estoit venu à l'Escluse en Flandres, sceut l'entencion et la volenté que les Flamens avoient à luy, si s'ordena de passer en Angleterre pour avoir or et argent de ses sougiés, afin qu'il peust assembler un grant ost pour estre en l'aide des Flamens contre le roy de France. [Note 464: _Buirenfosse_ ou _Buironfosse_, aujourd'hui bourg du département de l'Aisne, à trois lieues de _La Chapelle_.] [Note 465: On peut croire que le souvenir de cette première faute entraîna plus tard les témérités de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt.] Item, ce meisme an, pluseurs de l'éveschié de Cambray et de Teriasche ardirent pluseurs villes en la terre monseigneur Jehan de Hainaut. Lors manda ledit monseigneur Jehan de Hainaut à monseigneur Jehan de Vervins[466] qui là estoit capitaine de par le roy de France, qu'il se voulsist combattre à luy; si le receut ledit monseigneur Jehan de Vervins très volentiers et fu certaine journée assignée pour eux combattre, c'est assavoir le jour du juedi absolu, en l'an dessus dit: à laquielle journée ledit messire Jehan de Hainaut ne manda né contremanda, mais malicieusement d'autre partie se tourna, et s'en ala vers une ville que on appelle Aubenton, de laquielle ville les gens pour partie s'en estoient alés avecques monseigneur Jehan de Vervins à ladite journée, pour eux combatre contre ledit messire Jehan de Hainaut; et icelle ville il pilla et ardi. [Note 466: _Jehan de Vervins_. Froissart le nomme souvent _Jehan de Beaumont_. Il étoit de la maison de Coucy. Au reste, cet historien qui raconte avec complaisance la prise d'Aubenton par Jean de Haynaut, son héros de prédilection, ne dit rien de l'offre de combat singulier qui en fut la cause première (Voy. liv. 1, part. 1, chap. 101 et 102.)] En ce meisme an, les fourbourgs de Bouloigne-sus-la-Mer, avecques aucuns vaissiaux qui estoient au rivage de la mer, furent ars par les Anglois. XIX. ANNÉE 1340 _Coment le roy Phelippe esmeut grant ost contre Flamens, Brebançons et Hanuiers; et coment il envoia son ainsné fils, messire Jehan de France duc de Normendie, pour gaster et destruire la terre de Hainaut._ L'an de grace mil trois cens quarante fu de misère et de confusion; car entre les deux roys chose ne fu faite qui mérite louenge. Mais, comme ès deux ou ès trois années devant passées, moult de griefs furent fais aux églyses de Dieu, et aux povres moult de exactions très grevables à tout le commun peuple. Et meismement en cest an ont encore plus efforciement couru; nonobstant que ce n'ait pas esté au profit né à l'utilité de la chose publique des deux royaumes. Dont grant doleur a esté, mais à la déshonneur et confusion de toute la chrestienneté et de sainte universal mère églyse, de laquielle les deux devant dis princes meismement et principaument deussent estre deffendeurs et sousteneurs. Item, en ce meisme an, le roy d'Angleterre qui estoit alié avec les Flamens et meismement avec ceux de Gant, si se départi de Flandres et passa en Angleterre, si comme l'en disoit, pour assembler deniers et aide et ledit roy laissia en son lieu le conte de Salebière et le conte de Auxone ès parties de Flandres[467]. Si orent les deux contes conseil et délibéracion ensemble de asségier Lille en Flandres. [Note 467: Guillaume de Montagu, comte de Salisbury. Au lieu du comte d'Auxone ou _Oxonne_, c'est-à-dire _Oxford_, Froissart nomme le comte de Suffolk, et les _Actes_ de Rymer, Henry de Lancastre, comte de Derby.] [468]En ce temps gisoit la royne d'Angleterre d'enfant à St-Bavon, à Gant, et estoit demouré avecques luy l'évesque de Nichole[469] et monseigneur Guillaume de Montagu. Quant la royne fu relevée, si vint monseigneur Guillaume de Montagu à Ypre, et tantost le requistrent ceux d'Ypre que pour Dieu il leur voulsist aidier à oster une compaignie de Genevois[470] qui estoient près de eux, à une ville que on appelloit Armentières; et il leur respondi que volentiers il le feroit, et que il iroit avecques eux, mais n'avoient mie moult de gent. Si luy respondirent ceux d'Ypres que assez de gent luy livreroient. Lors assemblèrent grant quantité d'Anglois et de Flamens et ordenèrent leur batailles, et passèrent oultre le Lys, et vindrent à Armentières, et gaignièrent la ville sus les Genevois, et boutèrent le feu par tout. Et puis orent conseil avec le conte de Salebière et le conte d'Auxone d'asségier Lille en Flandres et se mistrent au chemin, et s'en alèrent en une abbaïe que on appelle Marquetes. Là ordenèrent leur batailles et les firent ilecques attendre; et lors se départirent avec le conte de Salebière et avecques ledit messire Guillaume[471] environ deux cens personnes pour aler veoir de quelle part il porroient plus ladite ville de Lille grever; et endementres qu'il estoient ilec, ceux de la ville issirent hors par derrière, et avec eux un chevalier que on appelloit le seigneur de Rebais qui les conduisoit, lequiel enclost le conte de Salebière et le dit messire Guillaume et ceux qui avecques eux estoient entre soy et ladite ville de Lille. Et lors ledit seigneur de Rebais leur courut sus avecques ceux qui estoient issus de la ville, et là fu getté jus de son cheval de cop de lance le conte de Salebière, et fu malement navré; et ledit messire Guillaume fu pris et les autres Anglois et Flamens desconfis, et s'en fuirent pour partie. Là fu mort un moult riche baron d'Angleterre et moult preux qui avoit à nom monseigneur Guillaume de Quilain[472]. Quant ceste chose fu finée, si se parti le sire de Rebais, et mena le conte de Salebière au roy à Paris, et le fist mettre en Chastelet à Paris, sous certaine garde. [Note 468: Ce paragraphe n'est pas dans la continuation de Nangis.] [Note 469: _Nichole_. Lincoln.] [Note 470: _Genevois_. Génois. Froissart n'a pas parlé de cette prise d'_Armentières_, petite ville située à deux lieues de Lille, vers Ypres.] [Note 471: _Guillaume_. C'est-à-dire le comte d'Oxford.] [Note 472: _De Quilain_. Variantes: _De Cliban_. Ce doit être le même dont parlent ainsi Froissart et le continuateur de Nangis. Le premier: «Un écuyer jeune ot pris du Limousin, neveu du pape Clément, qui s'appeloit Raimont; mais depuis qu'il fu créanté prisonnier fu-il occis, pour la convoitise de ses belles armures; dont moult de gens en furent courouciés.»--Le second: «Ibi etiam quidam nobilis interfectus est, cujus inimici, amputato capite, omninò celaverunt ejus nomen, et fuit dictum à pluribus quod ipse erat rex Angliæ ... Sed finalitier rei exitus contrarium comprobavit.»] Item, en ce meisme an, les Flamens, les Brebançons et les Hanuiers offrirent pais au roy de France sous certaines condicions, lesquelles le roy ne leur voult passer né ottroier; et ainsi se partirent leur messages sans riens faire. Item, en ce meisme an, le roy de France esmut un grant ost contre les Flamens, les Brebançons et les Hanuiers, et s'en alla à Arras. Là attendi que son ost fust assemblé, mais endementres qu'il assembloit son ost, il envoia son ainsné fils messire Jehan de France, duc de Normendie, pour gaster la terre au conte de Hainaut, lequel[473] assembla un grant ost à Saint-Quentin en Vermandois, et s'en ala à Cambray. Et quant il fu à Cambray, il manda assez tost après toutes les connestablies qui estoient sus les frontières, qu'il venisent à luy; et quant elles furent toutes venues, il s'en ala asségier un chastel que on appelle Escandeuvre[474], et fist drescier les engins et gietter dedens jour et nuit. Si n'avoit encore pas sis ledit monseigneur Jehan de France quinze jours devant ledit chastel, quant le roy de France vint au siège; et sitost comme le roy fu là venu, tous les haus hommes du royaume le suivirent, et assembla alors si grant ost que ce fu merveille. Et au chief de trois sepmaines, se rendirent ceux du chastel, sauves leur vies et tout leur avoir que il emportèrent, et il livrèrent le chastel. Quant les gens du roy furent dedens, si commenda le roy que tout fust mis par terre[475]. Après, ala asségier un autre chastel qui estoit à l'évesque de Cambray, que on appelloit Tun l'Evesque[476], lequel séoit sus la rivière de l'Escaut, et y fist gietter des perières et des mangonniaux. Mais ceux dedens se deffendirent si bien que on ne gaigna riens sus eux. [Note 473: _Lequel_. Jehan de France.] [Note 474: _Escandeuvre_ ou _Escaudoeuvres_ est un village aux portes de Cambray. Ce qui suit n'est plus reproduit dans la continuation de Nangis.] [Note 475: Froissart, dont l'exactitude n'est pas comparable à celle de nos chroniques, ne parle pas de l'arrivée du roi devant ce château, qui, selon lui, auroit été rendu au bout de six jours par la trahison du gouverneur, Girard de Sassegnies.] [Note 476: _Tun l'Evesque_ ou _Thun_. Aujourd'hui village à deux lieues de Cambray.] Il avoit un chastel assez près de eux qui estoit au conte de Hainaut que on appelloit Bouchain, duquel la garnison qui estoit dedens faisoit mainte course sur l'ost au roy de France. Et ne demoura mie moult que le duc de Brebant et le conte de Guerle et grant partie du pays de Flandres vindrent pour lever le siège de devant Tun-l'Evesque; et estoient à l'un des costés de la rivière et le roy à l'autre. Mais à la fois venoient courir les uns sus les autres parmi pons qu'il avoient fais, et y ot moult de bons poignéis. Et y fu fait chevalier à l'un des poignéis monseigneur Phelippe, fils au duc de Bourgoigne. Quant le chastelain du chastel vit que le chastel estoit si froissié que à peine avoit-il lieu audit chastel là où bonnement se peust retraire sans péril, si fist mettre tous ses biens en nefs et fist les mener oultre; puis fist bouter le feu audit chastel, et se mist en une nef et sa gent avecques luy, et s'en alèrent en l'ost des Alemans. Et le roy de France vit le chastel ardoir; si fist tantost ses gens entrer ens par eschielles. Et l'endemain, une heure devant le jour, se parti l'ost des Alemans et des Flamens et s'en alèrent en leur pays. Et tantost après renvoia le roy de France monseigneur le duc de Normendie son fils et le duc de Bourgoigne pour essilier la terre de Hainaut; et s'en alèrent au Quesnoy, et ardirent tous les fourbours de la ville. Puis mistrent tout le pays par lequel il passèrent en feu et en flambe; et passèrent à une ville près de Valenciennes, et là firent courir leur coureurs devant la ville. Et quant il eurent arse toute celle partie de la terre de Hainaut, si s'en retournèrent en l'ost du roy. A donc prist le roy conseil de asségier le chastel de Bouchain ou de départir son ost; mais son conseil luy loua, pour ce qu'il avoit oï nouvelles que le roy d'Angleterre devoit arriver à l'Escluse, qu'il féist son retrait sus les frontières ès bonnes villes, et, après, qu'il s'en alast un tour en France pour faire haster sa navire quant elle deust estre preste au-devant du roy anglois. Ainsi le fist le roy et s'en vint en France. XX. _De la grant desconfiture qui fu en mer entre le navire du roy de France et du roy d'Angleterre; et coment Buchet fu pris et pendu au mat d'une nef._ En ce meisme an, l'en porta nouvelles au roy de France que le roy d'Angleterre, qui longuement s'estoit absenté, appareilloit très grant navire et vouloit venir en l'aide des Flamens. Quant le roy ot oï ces nouvelles, car autrefois en avoit oï parler, si fist tantost assambler toute la navie qu'il pot avoir tant en Normendie comme en Piquardie, et institua deux souverains amiraux, lesquels ordonneroient et commenderoient ledit navire, afin que le roy anglois et messire Robert d'Artois qui estoit avecques luy fussent empeschiés de prendre port. [477]Et lors, furent institués souverains de tout le navire messire Hues Quieret, messire Nichole Beuchet et Barbevaire, lesquels assemblèrent bien quatre cens nefs de par le roy de France, et entrèrent dedens eux et leur gens avecques leur garnisons. Si avint que Beuchet, qui estoit un des souverains, ne voult recevoir gentil gent aveques soy pour ce qu'il vouloient avoir trop grans gages; mais retint povres poissonniers et mariniers, pour ce qu'il en avoit grant marchié; et, de tieux gens fist-il l'armée. Puis murent et passèrent par-devant Calais et se traistrent vers l'Escluse, tant qu'il furent devant; ilec se tindrent tous quois, et par telle manière que nul ne povoit entrer né issir. Si avint que le roy d'Angleterre qui avoit ses espies sceut que le navire au roy de France estoit passé vers Flandres. Tantost se mist en mer, et messire Robert d'Artois avecques luy et moult grant foison de gentilhommes d'Angleterre, et grant plenté d'archiers. Quant ledit roy anglois et toute sa gent furent près, si tendirent leur voiles en haut, et siglèrent grant aleure vers l'Escluse, et ne targèrent guères, par le bon vent que il orent, qu'il approchièrent de la navire au roy de France et se mistrent tantost en conroy. Quant Barbevaire les apperçut qui estoit en ses galies, si dist à l'amiraut et à Nichole Beuchet: «Seigneurs, vez-ci le roy d'Angleterre à toute sa navire qui vient sus nous; sé vous voulez croire mon conseil, vous vous trairez en haute mer: car sé vous demourez yci, parmi ce qu'il ont le vent, le souleil et le flot de l'yaue, il vous tendront si court que vous ne vous pourrés aidier.»--Adonc, respondit Nichole Beuchet que miex se saroit[478] meller d'un compte faire que de guerroier en mer: «Honnis soit qui se partira de ci, car yci les attendrons et prendrons notre aventure.» Tantost leur dit Barbevaire: «Seigneurs, puisque vous ne voulez croire mon conseil, je ne me veulx mie perdre, je me mettrai avecques mes quatre galies hors de ce trou[479].» Et tantost se mist hors du hale[480] à toutes ses galies, et virent venir la grant flote du roy d'Angleterre. Et vint une nef devant qui estoit garnie d'escuiers qui devoient estre chevaliers, et ala assambler à une nef que on appelloit la Riche de l'Eure: mais les Anglois n'orent durée à celle grant nef, si furent tantost desconfis et la nef acravantée et tous ceux qui dedens estoient mis à mort, et orent nos gens belle victoire. Mais tantost après vint le roy d'Angleterre assambler aux gens de France à toute sa navire, et commença ilec la bataille moult cruele; mais quant il se furent combattis depuis prime jusques à haute nonne, si ne pot plus la navire du roy de France endurer né porter le fès de la bataille; car il estoient si entassés l'un en l'autre qu'il ne se povoient aidier; et si n'osoient venir vers terre pour les Flamens qui sus terre les espioient; et avecque ce, les gens que l'en avoit mis ès nefs du roy de France n'estoient pas si duis d'armes comme les Anglois estoient, qui estoient presque tous gentilshommes. Ilec ot tant de gens mors que ce fu grant pitié à veoir; et estimoit-on bien le nombre des mors jusques près de trente mille hommes, tant d'une part que d'autre. Là fu mort messire Hues Quieret, nonobstant qu'il fust pris tout vif, si comme aucuns disoient, et messire Nichole Beuchet, lequel fu pendu au mat de la nef, en despit du roy de France. Et lorsque Barbevaire vit que la chose aloit à desconfiture, si se retrait à Gant; et furent les nefs au roy de France perdues; et avecque ce, les deux grans nefs au roy d'Angleterre, Christoffle et Edouarde, que le roy anglois avoit par avant perdues, luy furent restituées. Et ainsi furent nos gens desconfis par le roy d'Angleterre et par les Flamens, et nos nefs perdues exceptées aucunes petites nefs qui s'en eschappèrent. Et avint ceste desconfiture par l'orgueil des deux amiraux; car l'un ne povoit souffrir de l'autre, et tout par envie; et si ne vouldrent avoir le conseil de Barbevaire, comme devant est dit: si leur en vint mal ainsi comme pluseurs le témoignoient. [Note 477: La fin du chapitre ne se retrouve plus dans la continuation de Nangis.] [Note 478: _Se saroit._ Lui Beuchet se saroit.--_En mer._ En pleine mer.] [Note 479: La continuation de Nangis dit seulement, au lieu de tout ce qui précède: «Licet aliqui consulerent in medio maris obviare sibi melius esse ad finem, quod nec Anglici nec Flammingi possent ibi auxilium ferre.» J'ai regret de dire que M. Dacier, dans les notes de Froissart, liv. 1, part. 1, p. 106, n'a pas bien compris cet endroit de nos Chroniques qu'il a cité.] [Note 480: _Hale._ Variante: _Hable._ Peut-être pour _Havre_.] Quant la chose fu finée, et que le roy d'Angleterre ot eu celle grant victoire, lequel roy fu navré en la cuisse, mais onques n'en voult issir de la nef pour celle navreure; et toutes voies messire Robert d'Artois et les autres barons d'Angleterre pristrent terre à l'Escluse et se reposèrent ilecques. Ceste bataille fu faite la veille de la nativité monseigneur saint Jehan-Baptiste, l'an de grace mil trois cens quarante[481]. [Note 481: Le 23 juin.] Quant la royne d'Angleterre qui estoit à Gant sceut que le roy son mari estoit arrivé, tantost se mist à la voie vers l'Escluse, et le roy se gisoit en sa nef; car il avoit esté blescié en la cuisse, et tenoit son parlement avec ses barons sus le fait de sa guerre. Quant le conseil fu départi, si se mist la royne en un batel et vint à la nef du roy et Jacques de Arthevelt avec luy. Quant la royne ot veu le roy et qu'il orent parlé ensemble, si se reparti la royne et s'en ala vers Gant. Assez tost après que le roy fust amendé de la blesceure qu'il avoit eue, il se mist à terre et s'en ala en pélerinage à pié à Nostre-Dame d'Hardenbourc[482], et envoia ses gens d'armes et son harnois et ses chevaux et ses archiers vers Gant. [Note 482: _Hardenbourc_ ou _Ardembourg_, place forte rasée, proche de _L'Escluse_.] Quant il ot fait son pélerinage, si s'en vint à Bruges, et puis prist avec luy les mestiers de la ville et s'en ala à Gant où il fu reçu à moult grant joie. Puis fist mander tous les Alemans qui estoient de s'aliance, qu'il vinssent à luy pour avoir conseil avecques eux sur ce qu'il avoit à faire. Ilec fu ordené que le roy d'Angleterre feroit deux osts, desquels il auroit un avecques ceux de Gant et de la terre d'Alos et les princes d'Alemaigne, et s'en iroit devant Tournay; et l'autre menroit messire Robert d'Artois qui avoit avecques luy grant quantité d'archiers d'Angleterre, et si avoit avecques luy ceux de la ville de Bruges et du Franc et de Diquenme, d'Ypre, de la chastellerie de Poperingues, de Cassel, de Bailleul et ceux du terrouer de Furnes, de Bergues et de Bourbourc: tous ceux-ci vindrent ensemble avecques messire Robert d'Artois vers la ville de Saint-Omer et s'arrestèrent à Cassel, et ilecques assemblèrent leur gens. Le roy d'Angleterre se parti de Gant, et s'en ala logier au Pont-d'Espire[483], à deux lieues de Tournay: mais le corps du roy estoit à Eslin une maison qui estoit à l'évesque de Tournay. [Note 483: _Pont d'Espire_. Ce doit être _Epière_, entre Courtrai et Tournai.--Pour _Eslin_, ce doit être _Helchin_, situé près d'_Epière_. La lettre d'Edouard à Philippe de Valois porte la date d'_Eschyn sur l'Escaut, delès Tournay_, et non pas _sur les champs_, comme on lit dans Rymer.] XXI. _Du grant appareil et conroi que le roy de France et le roy d'Angleterre firent l'un contre l'autre, et coment Flamens furent desconfis._ [484]Quant le roy de France entendit que le roy d'Angleterre avoit ainsi son ost ordené, comme de venir asségier les deux clés de son royaume à un cop, si assembla son ost en grant quantité et en grant haste, et envoia le connestable de France, le conte de Foix et le mareschal Bertran à la ville de Tournai, à trois mille hommes d'armes. Et si envoia à Saint-Omer le duc de Bourgoigne et le conte d'Armagnac, à quarante-deux banières, lesquelles nous nommerons pour la raison de la bataille. Il y fu le duc de Bourgoigne, messire Jehan son fils, le sire de Vergi, monseigneur Guillaume de Vergi son oncle, messire Jehan de Ferlay[485], le sire de Pennes et son oncle le conte de Montbéliart, le sire de Rey son compaignon, messire Jehan de Chaalon, messire Guy Vulpins son compaignon. De Flandres y furent le sire de Guistele, le sire de Saint-Venant, le chastelain de Bergues, le chastelain de Diqueune. Du conté d'Artois y fu monseigneur Jehan de Chastillon, messire Moriau de Fiennes, le sire de Wavrin, le sire de Hamelincourt, le sire de Querqui, le sire de Fosseus[486], le sire de Guilerval. Le conte d'Armagnac avoit seize banières en sa bataille. Et le roy de France assembla son ost qui estoit moult grant entre Lens et Arras. Mais encore n'estoit pas advisé de quel part il vouldroit tourner. [Note 484: Rien de ce précieux chapitre ne se retrouve dans la continuation de Nangis.] [Note 485: _Ferlay_. _Frelai_, suivant Froissart.] [Note 486: _Fosseus_. Variante: _Fesseaulx_.--«_Wavrin_. Variante: _Vuaincin_.] Or vous dirai de monseigneur Robert d'Artois qui estoit à Cassel, et ylec assembla son ost pour venir à Saint-Omer; mais ceux de Furnes et de Bergues qui estoient moult grant gens et tous combatteurs estoient issus de leur pays et estoient venus à une lieue près de Cassel, à une ville que l'en appelle Bambèque, et là distrent qu'il n'iroient plus avant, car autrefois on les avoit menés vers Saint-Omer, mais oncques bien ne leur en vint. Quant monseigneur Robert d'Artois ot ce oï, si prist conseil à ses chevaliers et à ceux de Bruges, et puis s'en ala à eux à Bambèque et parla à ceux de Furnes et de Bergues et leur dist que hardiement il venissent avant, car il estoit tout asseuré de la ville de Saint-Omer, et avoit déjà receues deux paires de lettres que si tost comme il venroient devant la porte, ceux de la ville les lairoient entrer et luy livreroient le duc de Bourgoigne, et de ce estoit-il tout asseuré. La meschéant[487] gent le crurent; si firent que fous et alèrent avant. Mais il distrent qu'il ne passeroient jà le Neuf-Fossé sé il n'estoient mieux asseurés. Quant messire Robert d'Artois vit qu'il les mettroit avant par telle voie, si en ot grant joie; et fist tantost ses archiers courre par la terre d'Artois et bouter le feu. Quant le duc vit le feu en sa terre, tantost fist sonner sa trompete et issi ses batailles toutes ordenées hors de la ville. Et quant les archiers sceurent qu'il venoient, si s'en cuidèrent r'aler; mais les gens du duc les retindrent, et entrèrent bien soixante droitement à un pas que on appelle le pont Hasequin[488]. Le duc se tint aux champs une pièce, et quant il vit que nul ne venoit, il s'en retourna à la ville. Lors fist messire Robert d'Artois deslogier son ost et troussier ses tentes, et s'en vint vers Saint-Omer. Ceux de Bruges qui avoient la première bataille et conduisoient le charroy, s'en vindrent à une ville près de Saint-Omer que on appelle Arques; mais ceux de Furnes ne vouloient passer le Neuf-Fossé, si comme il avoient par avant dit. Quant messire Robert d'Artois vit qu'il ne vouloient aler avant, si fist courre une nouvelle par devers eux, que ceux de Bruges se combattoient et que, pour Dieu, il les voulsissent secourre. Quant il oïrent ces nouvelles, si laissièrent leur propos et s'en vindrent grant aleure vers la ville. Et quant il vindrent à Arques, il trouvèrent ceux de Bruges qui se logeoient. Endementres qu'il se logeoient, vindrent les archiers courre jusques à la porte, et portoient une banière des armes messire Robert d'Artois, et traioient si dru vers la porte que c'estoit merveille. Quant ceux qui à la porte estoient les oïrent ainsi traire, si issirent hors tout à un cop, et coururent à eux; mais il ne les attendirent mie, ains s'en fuirent et ceux de Saint-Omer les chascièrent jusques à la maladerie, et ainsi paletoit-on moult souvent. Mais oncques le duc né hommes d'armes ne s'en murent. Et tant paletèrent que les Flamens furent tous logiés. Et quant il furent tous logiés, il boutèrent le feu en la ville d'Arques et l'ardirent toute. Celle meisme journée vint le conte d'Armagnac à tout son ost en la ville. Le roy de France, qui avoit son ost assemblé pour aler vers Tournay, si fist mouvoir son ost pour aler vers Saint-Omer en grant haste. Les Flamens qui estoient dessus Arques aloient presque tous les jours paleter jusques aux fourbours de Saint-Omer; et faisoient par nuit si grant lumière en leur ost, que la lumière resplendissoit jusques à la ville; et si faisoient chascun jour moult grant assaus à un petit chastelet qui estoit au duc de Bourgoigne, que on appelle Ruhout; mais oncques pour assaut qu'il féissent ne le porent gaaignier. [Note 487: _Meschéant_. Le mot _méchant_ ou _méchéant_ n'avoit pas autrefois d'autre sens que celui de malheureux, non fortuné, _mal chanceux_. Puis on l'appliqua aux prédestinés de l'enfer; puis enfin il usurpa le sens absolu de _mauvais_. Racine a dit l'un des premiers: «_Le bonheur des méchans_....»] [Note 488: _Pont Hasequin_. Sur le _Neuf-Fossé_, au-dessous de _Saint-Omer_.] Quant messire Robert d'Artois sceut que le roy de France venoit vers luy et qu'il avoit laissié Tournay, si se hasta moult de sa besoigne. Par un mercredi matin tous les capitaines de son ost assembla et leur dist: «J'ay oï nouvelles que je vaise[489] vers la ville, et que tantost me sera rendue.» Tantost se coururent armer et disoient l'un à l'autre: «Or tost, compains, nous boirrons encore à nuit[490] de ces bons vins de Saint-Omer.» Quant les batailles furent ordenées, si s'en alèrent de leur tentes et vindrent le grant chemin parmi Arques, vers la ville de Saint-Omer. Et au premier front devant vint messire Robert d'Artois, et avoit avecques luy deux banières d'Angleterre, et tous ceux de Bruges et les archiers; et ne s'arrestèrent que jusques à tant qu'il vinrent à une arbalestée près de la Maladerie; et ilec s'arrestèrent et avoient fossés devant eux, si que on ne povoit venir à eux; et avoient par devant eux mis bretesches qui avoient grans broches de fer et estoient couvertes de toile, afin que on ne les peust apercevoir. Et en l'autre bataille après, qui moult estoit grant, furent ceux du Franc. [Note 489: _Que je vaise_. Qui exigent que j'aille.] [Note 490: _Encore à nuit_. La nuit prochaine. En Touraine on dit encore _à nuit_ pour _aujourd'hui_. Ainsi les anciens Gaulois.] A l'autre costé, sus le mont de lez, à la costière d'Arques, furent arrangiés ceux d'Ypre, qui estoient grant quantité; et entre ces deux batailles estoient arrangiés ceux de Furnes et de Bergues, et leur chastelleries. Et pour garder les tentes, estoient demourés ceux de Poperingues et toute la chastellerie de Cassel et de Bailleul. Or y avoit un fossé traversant qui s'estendoit de la bataille d'Ypre qui estoit sus le mont jusques à la bataille messire Robert d'Artois. Quant les chevaliers qui estoient à Saint-Omer virent les Flamens rangiés au bout des fourbours de la ville, si issirent hors par routes sans conroy; et furent jà issus tous les bannerés, excepté le duc de Bourgoigne et le conte d'Armignac, avec toutes leur batailles; et la cause pourquoy le duc ne issi si fu telle: car le roy lui avoit mandé qu'il ne se combattist pas à Robert d'Artois né à son effort, sans luy. Quant les chevaliers furent venus en plain pays où les Flamens estoient arrangiés, moult firent de courses sus eux, mais oncques ne les porent entamer, et durèrent ces courses de midi jusques à complies ou environ. Quant le duc de Bourgoigne vit que ses anemis estoient si près de luy, si appella le conte d'Armignac et ses conseilleurs et leur dist: «Seigneurs, que me louez-vous? je ne puis veoir voie que je ne soie aujourd'hui déshonnoré, ou que je ne désobéisse au roy.» Adont dist le conte d'Armignac: «Sire, à l'aide de Dieu et de vos bons amis, à la pais du roy vendrons-nous bien.» Tantost dit le duc: «Or, nous alons armer, de par Dieu et de par monseigneur Saint-Georges.» Quant il fu armé, si issi de la ville et n'avoit pas plus haut de cinquante hommes d'armes avecques luy, et s'en ala droit à la Maladerie, sans arrester. Et là trouva, à l'encontre de luy, la bataille messire Robert d'Artois. Après, issi le conte d'Armignac qui avoit bien huit cens hommes d'armes desquiex il en y avoit bien trois cens armés parfaitement; et celle bataille se trait vers ceux d'Ypre qui estoient à destre. Quant les Bourguignons virent le duc aux champs, si se trairent vers luy; mais les Artisiens et les Flamens qui de la partie au roy estoient, se tindrent tous quoy en la champaigne où il estoient. Adonques, vinrent les grandes batailles de Bergues et de Furnes et du Franc à travers les champs, et leur coururent sus; et les Artisiens et les Flamens se deffendoient contre eux. Mais quant il vindrent au fossé qui traversoit, si ne porent aler oultre: tantost retournèrent les banières; et en retournant et maint haut homme desconfit; et s'enfuioient de tous costés emmi les champs et laissoient leur seigneur le duc de Bourgoigne ès mains de ses anemis, sé la grace de Dieu ne l'eust sauvé. Tantost que les Flamens virent les banières retraire, si saillirent oultre le fossé à grant routes et coururent après eux, et les cuidoient avoir desconfis; mais quant les Artisiens les virent oultre, si tournèrent leurs banières et leur coururent sus par très grant courage. Et commença ilec la bataille par telle manière que en la fin les Flamens furent desconfis. Et le conte d'Armignac s'en ala vers ceux d'Ypre; et tantost qu'il le virent venir vers eux si s'enfuirent, si que on ne sceust oncques bonnement quel chemin il tindrent. Et lors, le conte se retrait vers ceux qui chaçoient les fuians; et en celle fuite y ot moult grant quantité de Flamens et de ceux de la partie Robert d'Artois mors. Endementres que les Artisiens et le conte d'Armignac se combattoient et chaçoient les Flamens vers Arques, messire Robert d'Artois, avecques toute sa bataille, vit le duc de Bourgoigne rester devant la Maladerie; si fist mettre ses engins arrières, et vint à tout un grant hui vers la ville de Saint-Omer. Quant les gens au duc le virent venir si se trairent hors du chemin par devers les champs, et monseigneur Robert d'Artois les cuida avoir surpris emmi la rue des forbours, car les gens d'armes ne peussent là avoir ayde contre les gens de pié, mais il failli à s'entente. Tantost il se retrait à toute sa bataille vers la porte de la ville de Saint-Omer. Et de rechief cuida encore ledit messire Robert d'Artois avoir seurpris ledit duc de Bourgoigne; mais ainsi comme Dieu le voult, ceux qui estoient en la porte recogneurent leur banières, tantost commencièrent à traire et à gietter vers eux; mais rentrée de la ville fu si apressiée de gens que nul n'i pot entrer né issir de ceux qui s'enfuirent vers la ville. Quant monseigneur Robert d'Artois et ses gens virent qu'il avoient failli à leur entente, si aconsuirent aucuns chevaliers qui s'en venoient vers la ville à recours et là les tuèrent un pou devant la porte. Et y fu tué le sire de Hamelincourt, monseigneur Froissart de Biaufort et un autre chevalier d'Espaigne que on appelloit seigneur de St-Verain, un chevalier de Bourgoigne que on appelloit le seigneur de Branges; et là fu tué un chevalier d'Angleterre qui portoit échequeté d'argent et de gueule, et fu trait tout parmi la cervelle. Et puis ordenèrent leur batailles et se restraistrent vers Arques. Mais quant il furent issus des forbours, le duc qui ralioit sa gent et les atendoit leur vouloit courre sus. Mais pour ce qu'il estoit nuit, ne le vouldrent ses gens souffrir. Puis passa la bataille messire Robert d'Artois oultre le chemin, toute ordenée, criant à haute voie _Saint-Georges_[491]. Le conte d'Armignac et les Artisiens qui avoient chacié les desconfis et ne savoient riens de ce qui avoit esté fait devant la ville, encontrèrent monseigneur Robert d'Artois et toute sa bataille; mais il ne le cogneurent mie, pour ce qu'il estoit trop tart; et en y ot aucuns seurpris en eux qui furent tués. Là fu pris un chevalier de Bourgoigne que on appelloit monseigneur Guillaume de Juily. A ce jour, leva banière le conte de Molison, qui fu au conte d'Armignac; et fu nouvel chevalier et si leva banière de Sainte-Croix, et un autre chevalier d'Artois que on appelloit le seigneur de Rely. Ilec ot maint chevaliers nouveaux fait. [Note 491: _Saint-Georges_. Il paroît qu'alors c'étoit le cri de guerre de Bourgogne.] Le duc de Bourgoigne, quant il ot ralié ses gens, s'en vint vers la ville à grant joie. Et ceux de la ville issirent contre luy à torches et le menèrent en la ville. Là peust-on oïr maint cris de chevaliers, et entrèrent à si grant joie en la ville que à paine y eust-on oï Dieu tonnant. Puis fist-on aporter les chevaliers qui gissoient mors dehors la ville et furent l'endemain enterrés à grant pleurs. Ceste bataille fu l'endemain du jour de la feste monseigneur saint Jacques, au moys de juillet, l'an de grace mil trois cens quarante. Quant messire Robert d'Artois fu revenu à ses tentes, la lumière estoit jà toute alumée, mais il n'i trouva nullui, car tous s'en estoient fuis et avoient laissié tentes et harnois, et tout quanqu'il avoient pour la greigneur, par derrière eux, et estoient si desconfis que jà ne cuidèrent venir à Cassel. Et en mourut grant foison en la voie qui estoient tous trais et navrés. L'ost qui estoit avecques monseigneur Robert d'Artois de la partie des Flamens fu par connestablie à soixante mille, sans leur charroy, et les mors furent nombrés à trois mille. Quant messire Robert vit que ses gens estoient ainsi fuis, si monta tantost et ne tarda oncques jusques à tant que il fu à Cassel sus le Mont; et là cuida bien estre tué de ses gens, né onques n'i fu à sauveté jusques à tant qu'il fu à Ypre. Puis, vous dirai du duc de Bourgoigne qui estoit entré en la ville de Saint-Omer, et là se reposoient toutes ses gens d'armes. Toute la nuit coururent destriers par les champs, et les gens ne savoient où aler; mais deux chevaliers qui estoient à l'évesque de Terouane, qui faisoient le guet et ne savoient riens de la bataille, vindrent courant jusques bien près des tentes, si ne virent âme. Et quant vint en l'aube du jour, si virent que tous s'en estoient alés. Tantost entrèrent ès tentes et pristrent du plus bel et du meilleur qu'il trouvèrent, si qu'il furent tous chargiés. Et l'endemain, quant on le sceut en ville, là peust-on veoir maint homme à pié et à cheval courre au gaaing, et ne fina onques toute jour d'amener chars et charetes, chargiés de tentes et d'autres estoffes de guerre; et gaaignèrent si grant avoir que ce fu grant merveille. Et moururent bien ilec douze cens chevaux que on fist tous ardoir pour la punaisie; et fist-l'en jetter les mors en grans charniers[492]. [Note 492: Froissart, dans le récit de la victoire des François sous les murs de Saint-Omer, est d'une inexactitude qui a révolté presque tous les critiques. M. Dacier a foiblement essayé de le justifier sur ce point.] Et messire Robert d'Artois qui estoit à Ypre n'i osa plus demourer, ains s'en retourna en l'ost du roy d'Angleterre qui estoit devant Tournay. Et fu le pays de Flandres si desconfis que mil homes d'armes eussent bien desconfit tout le pays jusques à Bruges. Quant le roy d'Angleterre sceut la desconfiture qui avoit esté faite devant Saint-Omer, si fist toute sa gent passer l'Escaut et asségier la ville de Tournay tout entour. Le roy de France qui avoit assemblé un si grant ost que oncques greigneur à peine ne fu veu au royaume de France, s'estoit venu logier à Ayre, l'endemain de la bataille, à un prioré que on appelle Saint-Andrieu; et l'endemain sceust la nouvelle coment la chose estoit alée; et là luy apporta-l'en unes lettres desquielles la teneur fu telle: XXII. _De la teneur des lettres que le roy d'Angleterre envoya au roy de France._ «De par Edouart, roy de France et d'Angleterre, seigneur d'Yrlande; «Sire Phelippe de Valois, par lonc-temps vous avons poursuivi par messages et en pluseurs autres manières, afin que féissiez raison à nous, et que vous nous rendissiez notre droit héritage du royaume de France, lequel vous nous avez de lonc-temps occupé à grant tort; et pour ce que nous voyons bien que vous entendez de persévérer en vostre injurieuse détenue et sans nous faire raison de notre droiturière demande, sommes-nous entrés en la terre de Flandres comme seigneur souverain d'icelle, et passés parmi le pays. Et vous signefions que pris avons l'aide de Nostre-Seigneur Jhésus-Christ, et avec le povoir dudit pays et avec nos gens aliés, regardant le droit que nous avons à l'héritage que vous nous détenez à grant tort, nous nous traions vers vous pour mettre brief fin sur notre droiturière demande et chalenge. Si, vous voulons aprochier, et pour ce que si grant povoir de gens d'armes qui viennent de nostre part et que bien cuidons que vous averiés de par vous ne se pourroient mie tenir longuement assamblés sans faire grant destruction au peuple et au pays, laquelle chose chascun bon crestien doit eschiver, et espéciaument prince et autre qui se tient pour gouverneur de gent, si desirons moult que brief jours se préissent pour eschiver mortalité de peuple; et ainsi que la querelle est apparissant à nous et à vous, la destruction de nostre chalenge se féist entre nous deus, laquelle chose vous offrons par les choses dessus dites, combien que nous pensions bien la grant noblesse de vostre corps et votre sens et avisement. Et au cas que vous ne voudriez celle voie, que adonc fust mise ens nostre chalenge pour affermer bataille de vous-meismes avec cent personnes des plus souffisans de votre part et nous-meismes à autretant; et se vous ne voulez ou l'une voie ou l'autre, que vous nous assignez certain jour devant la cité de Tournay pour combatre, povoir contre povoir, dedens dix jours après la date de ces lettres. Et les choses dessus dites voulons être congneues par tout le monde, et que en ce estre notre désir, non mie par orgueil né par outrecuidance, mais pour que Nostre-Seigneur mette repos de plus en plus entre crestiens; et pour ce que le povoir des ennemis Dieu fust résisté et crestienté essauciée. Et la voie que sus ce vouldrez eslire des offres dessus dites escrivez-nous par le porteur de ces lettres, en luy faisant hastive délivrance. Donné sous nostre grant scel, à Elchin-sus-l'Escaut, delès Tournay, en l'an de grace mil trois cent quarante, le vint-septiesme jour de juillet.» XXIII. _De la response des lettres que le roy Phelippe envoia au roy d'Angleterre._ Quant le roy de France et son conseil orent veues ces lettres, tantost envoia response au roy d'Angleterre sus ceste forme: «Phelippe, par la grace de Dieu, roy de France, à Edouart, roy d'Angleterre. »Nous avons veues unes lettres aportées en notre court, envoiées à Phelippe de Valois, esquelles lettres estoient aucunes requestes. Et pour ce que lesdictes lettres ne venoient pas à nous, et lesdictes requestes n'estoient pas à nous faites, ainsi comme il appert par la teneur desdictes lettres, nous ne vous en faisons nulle response. Toutes voies, pour ce que nous avons entendu, par lesdictes lettres et autrement, que vous estes embatu en nostre royaume de France en portant grant dommage à nous et à nostre dit royaume et au peuple, meu de volenté sans point de raison, en non regardant ce que homme lige doit garder à son droit seigneur, car vous estes entrés en nostre hommage, en nous recognoissant, si comme raison est, roy de France; et avés promis obéissance, telle comme on la doit promettre à son seigneur lige, si comme il appert par vos lettres patentes scellées de votre grant scel, lesquelles nous avons par devers nous, et en devez autant avoir par devers vous. Notre entente est, quant bon nous samblera, de vous chacier hors de nostre royaume, à l'honneur de nous et de nostre majesté royale et au profit de notre peuple. Et, en ce faire, avons-nous ferme espérance en Jhésus-Christ, dont tous biens nous viennent. Car, par vostre emprise qui est de volenté non raisonnable, a esté empeschié le saint voiage d'Oultre-mer, et grant quantité de crestiens mis à mort, et le service de Dieu apéticié et sainte Églyse aornée de moins de révérence. Et de ce que vous cuidiez avoir les Flamens en aide, nous cuidons estre certains que les bonnes gens et les communes du pays se porteront en telle manière envers nostre cousin, le conte de Flandres leur seigneur, qu'il garderont leur honneur et leur loyauté; et pour ce qu'il ont mespris jusques à ore, ce a esté par mal conseil de gens qui ne gardoient pas au profit commun, mais au profit de eux tant seulement. Donné sus les champs, à la prioré Saint-Andrieu, delès Ayre, sous le scel de nostre secrétaire, en l'absence de notre grant scel, le trentiesme jour de juillet, l'an de grace mil trois cent quarante[493].» [Note 493: Ces deux lettres sont transcrites dans Rymer, mais fort incorrectement.--_Saint-André_ est aujourd'hui une petite ferme proche d'Aire et à droite de la grande route d'Aire à Paris.] XXIV. _Des haus princes qui estoient en l'ost le roy de France._ Endementres que le roy de France fu à Saint-Andrieu et qu'il ot receues les lettres du roy anglois, ainsi comme vous l'avez oï par avant, envoièrent ceux de Tournay à luy que, pour Dieu, il les voulsist secourre, car leur ennemis les avoient si environnés que nul vivre ne povoit à eux entrer. Et tantost y envoia le roy le duc d'Athènes[494], le visconte de Thouars, le visconte d'Aunay, le seigneur Pierre de Fauquegny, le conte d'Aucerre, le seigneur de Craon et son frère, monseigneur Guy Tulepin, le seigneur de Chasteillon en Touraine, le fils au conte de Roussi, le dauphin d'Auvergne, le seigneur de Clisson, le seigneur de Laillac, le seigneur de Biaugieu, le seigneur de Saint-Venant, le frère à l'évesque de Mès, et Ourri Thibaut. Tous ceux-ci estoient à banière et avoient bien avecques eux deux mille hommes, et s'en alèrent droit à Cassel. Mais les Flamens avoient pris le mont tout environ, et estoient au devant. Quant il virent ce, si boutèrent feu partout, et cuida-l'en par le feu et les fumées faire lever le siége de Tournay. Puis vindrent à St-Omer; l'endemain, vinrent à heure de prime, et s'en alèrent par toute la terre au conte de Bar[495], ardant et essillant, et ainsi s'en retournèrent en l'ost. [Note 494: _Le duc d'Athènes_. Gautier de Brienne, depuis Connétable.--_L'évesque de Mès_. C'étoit Adhémar de Monteil.--_Le visconte de Thouars_. Louis, mort en 1370.--_Le visconte d'Aunay_. Pons, seigneur de Mortagne.--_Le comte d'Auxerre_. Jean de Châlons.--_Le seigneur de Craon_. Amaury VII, et Guillaume dit _le Grand_, son frère.--_Guy Tulepin_ ou Turpin (de Crissé), quatrième du nom.] [Note 495: _Au conte de Bar_. C'est-à-dire à la comtesse, Yolande de Flandres, dame de Cassel et femme de Henry, comte de Bar.] Lors assembla le roy de France grant conseil, à savoir mon sé il enterroit en la terre de Flandres à tout son ost ou sé il iroit vers Tournay. Mais à ce conseil avoit le conte de Flandres amis qui virent bien que, sé le roy fust entré en Flandres, tout le pays eust esté essillié, et pour ce luy loèrent d'aler vers Tournay. Quant le roy eust ylec séjourné huit jours, si fist mouvoir son ost, et chevaucha continuellement jusques à tant qu'il vint à trois lieues de Tournay, à une ville que on appelle Bouvines, et là se loga assez près de ses ennemis. Or vous dirai les haus princes qui estoient en l'ost du roy de France. Premièrement le roy de Behaigne, le roy de Navarre, le duc de Normendie, le duc de Bourbon, le duc de Bretaigne, le duc de Bourgoigne, le duc de Lorraine, le duc d'Athènes, le conte d'Alençon, le conte de Flandres, le conte de Savoie[496], le conte d'Armignac, le conte de Bouloigne, le conte de Bar, l'évesque de Liége, le conte de Dreux, le conte d'Aubemalle, le conte de Bloys, le conte de Sancerre, le conte de Juilly, le conte de Roussi, et maint autres haus hommes desquiels longue chose seroit à raconter les noms. Or, vous dirai après d'aucuns barons qui furent de la partie au roy d'Angleterre. [Note 496: _Le conte de Savoie_, Aimé.--_Le conte d'Armignac_, Jehan.--_L'évesque de Liège_, Arnoul.--_Le duc de Lorraine_, Raoul.] Premièrement, ledit roy en sa personne, messire Robert d'Artois, le conte de Harrefort, le conte de Noyrantonne, le conte Derby, le conte de Hantonne, le conte d'Arondel, le baron d'Estanfort, le duc de Breban, le duc de Guerle, le conte de Haynau, monseigneur Jehan son oncle, le marquis de Juliers, le conte de Mons, le conte de Chigni, le sire de Fauquemont, Jaques de Artevelt à toute la commune de Flandres. Tous ceux-ci avoient assis Tournay; mais il n'i firent onques assaut fors de getter pierres, excepté un jour que je ne sai quans sergens d'armes du roy issirent de la ville avec le connestable; et vinrent en la rue des forbours, et rencontrèrent une route d'Alemans et d'Anglois, et férirent ylec ensemble; mais tant crut la force des Anglois qu'il convint les François retraire. Ce fu tout le fait d'armes qui fu fait à ce siége. XXV. _Coment la contesse de Haynau pourchaça tant envers le roy de France et envers le roy d'Angleterre que parlement fu fait entre eux et division de pais et délibération de trieves._ Puis, vous dirai de la contesse de Haynau[497] qui tant pourchaça devers le roy de France, son frère, et vers le roy d'Angleterre qui avoit sa fille espousée, avecques le roy de Behaigne, que un jour de parlement fu pris entre les deux roys. Mais Jaques de Artevelt vint devant le roy d'Angleterre et devant les barons de l'ost, et leur dist: «Seigneurs, prenez garde quelle paix vous faites, car se nous n'i sommes comprins et tous nos articles pardonnes, jà ne nous départirons de ci né ne vous quitterons du serement que vous avez devers nous.» Dont dit la contesse de Haynau: «Ha! sire Dieu en ait pitié, quant pour le dit d'un vilain tout le noble sanc de la crestienté sera espandu.» Tant fu la chose esmeue, que Jaques de Artevelt s'acorda au traitié ainsi comme vous orrez. [Note 497: _La contesse d'Haynau_. Jehanne de Valois, douairière de Hainaut.] Les barons qui tindrent le parlement de par le roy de France furent le roy de Behaigne, le conte d'Armignac, le conte de Savoie, messire Loys de Savoie, et le seigneur de Noyers. Et de par le roy anglois y furent Messire Guillaume de Clitonne, l'évesque de Nichole, messire Gieffroy Scorp, messire Jehan de Haynau, le sire de Cuq, et messire Henri d'Anthoing. Et fu le parlement sus ceste forme: «Premièrement que le roy de France rende au roy d'Angleterre, par mariage de leur enfans, toute la terre de Gascoigne, d'Aquitaine et la conté de Pontieu, aussi avant comme le roy Edouart, son tayon, la tint; par ainsi que nul sergent du roy ne peust sergenter au pays. Après, de tant qu'il touche au pays de Flandres, que gens moiens et petis soient menés aux lois qu'il tindrent du temps le conte Guy. Item, toutes obligacions où il sont obligiés devers le roy en quelconques manières et de quelconques temps que ce soit, tout soit quittié, tant de voiages que de sommes d'argent ou de paines ès quielles il sont escheus. Item, que tout escomméniement ou entredit où il peuvent estre encourus, qu'il en soient absous. Et de toutes les forces et obligacions par lesquielles il pourroient avoir encouru lesdites sentences, leur soient rendues et mises par devers eux. Item, toutes les males volontés où il puent estre encourus, par cause de rebellion ou de désobéissance envers le roy ou le conte de Flandres, leur soient du tout pardonnés en celle manière que jamais aucuns de eux ne doye recevoir, en corps né en biens, aucun dommage. Et s'il avenoit qu'il féissent aucune chose au temps avenir pourquoy il deussent estre punis, que pour les choses passées il n'en aient pis, ains soient demenés par les lois et coustumes du lieu où il sont demourans. Et pour tous ces traitiés de pais faire et acorder à plus grant délibéracion, avec les autres accors requist la contesse de Haynau unes trieves jusques à la saint Jehan-Baptiste, auxquielles trieves certaines personnes seront envoiées en un certain lieu, et seront les sentences relaschiées et souspendues, et fera-l'en le service de Dieu par toute Flandres[498].» [Note 498: C'est après le texte latin de cette trève que s'arrête la première continuation de Nangis, _Spicilège_, tome III, in-fº. La seconde continuation latine n'a plus rien de commun, pour ainsi dire, avec notre texte.] Quant ces choses furent ainsi ordenées, le roy de France départi son ost et s'en retourna en France; et le roy d'Angleterre départi le sien et s'en ala à Gant. Là vint le conte de Flandres à luy, et s'entrefestèrent l'un l'autre de grans mangiers et de beaux dons. Mais oncques ne le pot le roy d'Angleterre attraire qu'il venist à son serement, coment que ledit conte en eust esté assez requis. Depuis fist le roy d'Angleterre appareillier son navire et prist congié aux alliés. Et pour ce que aucuns grans maistres estoient demourés en Angleterre, qui avoient esté négligens de envoier au roy d'Angleterre deniers, et luy convint par nécessité laissier le siége, coment qu'il eussent les deniers receus de par le roy, ne voult pas monseigneur Robert d'Artois passer avec le roy, pour ce qu'il pensoit que le roy feroit correction quant il vendroit en Angleterre de ceux qui avoient ainsi les deniers détenus; et ledit messire Robert d'Artois ne vouloit point avoir de maugré. Si laissa le roy d'Angleterre le duc de Guerle en plege[499] pour luy, à Gant, et puis s'en ala, luy et la royne, en Angleterre. Et quant il fu venu en son pays, si fist prendre grant partie des gouverneurs qui avoient gouverné son royaume, et fist chacier pour prendre l'arcévesque de Cantorbière; mais il se tint si garni en son églyse qu'il ne le porent avoir. [Note 499: _Plege_. Gage, caution.] Puis assembla parlement de ses barons, et leur opposa que trahy l'avoient, et que par la defaute de eux luy convint laissier le siége et son emprise. Pourquoy il condampna les uns en corps et en avoir, les autres tint en prison. Quant monseigneur Robert d'Artois ot jousté à une grande feste à Leure en Breban, il s'en ala en Angleterre, et fist la pais à l'arcévesque de Cantorbière, et à aucuns fist pardonner leur vies; mais leur héritages furent tous forfais. Et les départi le roy à ses chevaliers qui bien s'estoient portés en la guerre. Si avint que le conte de Flandres qui estoit demouré en son pays, pour ce que on luy fist pou d'obéissance s'en parti par mautalent, et s'en ala vers le roy de France. XXVI. _Coment le roy Garbus vint à grant ost de Sarrasins en la terre de Garnate, et coment le roy d'Espaigne vint contre luy, et le roy de Portugal, et orent victoire sus Sarrasins. En celle bataille furent occis deux cens mille Sarrasins, et fu occis Picazo, fils au roy de Belle-Marine[500]._ [Note 500: _Au roy de Belle-Marine_. Ce doit être le roy de Maroc, de la dynastie des _Merinides_ ou _Beno-Merini_. (Voyez, dans le nouvel _Art de vérifier les dates_, le précieux travail de M. Audiffret sur les Maures d'Espagne.)] Or avint en ce temps que le roy Garbus[501] et les Sarrasins avoient moult grant guerre au roy d'Espaigne ainsi comme vous orrez, si que les nouvelles en vindrent au cardinal d'Espaigne. Le roy Garbus avoit assemblé moult grant ost et vint en la terre de Garnate. Ilecques vint le roy d'Espaigne à l'encontre et le roy de Portugal, la veille de la saint Jehan-Baptiste, l'an mil trois cens quarante, devant un chastel moult noble, que on appelle Gibaltoire: là s'assemblèrent les batailles; mais de première venue le roy d'Espaigne perdi assez de sa gent. Et depuis pristrent vigueur en eux, et se férirent emmi les Sarrasins et se combatirent de si grant povoir que les Sarrasins se desconfirent: et dura l'occision trois jours et deux nuis que onques ne finèrent d'espandre sanc des mescréans; et dist-on qu'il en mourut bien en celle bataille deux cens mille. Et fu occis Picazo[502], le fils au roy de Belle-Marine, qui estoit moult bon chevalier. Quant le roy Garbus fu ainsi desconfit il s'en fouit à toute sa gent qui demouré luy estoit, en une cité que on appelle Gersye[503]. [Note 501: _Le roy Garbus_. C'est-à-dire le roy de Maroc, de Garbe ou des Algarves.--_Le roy d'Espaigne_. Alphonse XI.--_Le roy de Portugal_. Alphonse IV.--_Gibaltoire_. Gibraltar.] [Note 502: _Picazo_. Variante: _Pizaco_. Le fils du roy de Maroc, tué dans cette bataille, est nommé par Cardonne _Abd-el-Melek_.] [Note 503: _Gersye_. _Algésiras_, dont la prise est de l'année 1343.] Quant les roys crestiens virent ce, si s'appareillièrent pour asségier la cité. Mais le roy Garbus l'apprit, si fist nombrer ses gens d'armes, et trouva qu'il en avoit encore vint mille à cheval et grant multitude de gent à pié, et si n'avoit mie vivres en la cité pour plus de seize jours. Si manda toute sa gent et leur dist que mieux leur venoit combatre que estre ilecques affamés; et furent d'acort d'issir contre les crestiens, et issirent bien une lieue loing. Quant les crestiens virent ce, si s'arrestèrent et ordenèrent leur batailles; et si tost comme il assemblèrent ensemble, le roy Garbus s'enfui en la cité et ses gens aussi. Et pour ce qu'il doubta le siége, pensa de soy enfuir par mer, car en la cité avoit une rivière portant navie; et y avoit trois galies et une sagitaire[504]. Si entra ens, environ heure de mienuit, et sa femme et ses enfans et grant plenté de trésor avecques luy. Mais ainsi comme Dieu le voult, la navie au roy d'Arragon fu à celle heure arrivée, et vindrent ces galies toutes trois en eux, et se combatirent jusques à grant jour; mais les Sarrasins n'i orent povoir, si furent prises les trois galies et la sagittaire avec très grans trésors. Ilecques fu pris le roy Garbus et ses deux fils et le fils au roy de Thunes, et vint-cinq galies de Sarrasins, et la femme au roy Garbus et moult de femmes sarrasines avecques luy. Quant le pape sceut ces nouvelles, si fist faire grant processions pour la victoire. Et en la nef du roy Garbus fu trouvé un coffre où il y avoit unes lettres que le grant caliphe luy avoit envoiées desquelles la teneur estoit: [Note 504: _Une sagitaire_. Une petite galère.] XXVII. _La teneur d'unes lettres qui furent trouvées en un coffre que le grant caliphe avoit envoiées au roy Garbus._ «Caliphe de Baudas qui suy une seule loy, et saint, et du linage de saint Mahomet, grant soudan et sire puissant, sage et fort souverain de la-saincte maison du corps saint Mahomet de Mecques, qui suis puissant et croy en sa hauteste et en sa saincte vertu, qui fais justice et confons ceux qui autres voeullent confondre; seigneur du royaume de Turquie et de Perse, et qui possède les terres de la grant Hermenie, sire merveilleux du cours de la mer, juge sur les bons et loyaux qui croient la saincte loy Mahomet, et la forte espée Halye et David, qui tua et decola ceux de la cité d'Acre et destruit et mist au noient; sire du royaume de tout le monde dessous le créateur; sire des parties d'Asie et d'Aufrique et de Europe, vainqueur des batailles de tous les crestiens du monde. A toy, roy de Belle-Marine et de Maroc, salut, aveques crémeur de ma forte espée. Nous te segnefions que nos sages Mores nous ont donné à entendre que ton fils Picazo, enfant honnorable et très fort chevalier en la foy Mahomet, comme Amali et Malefaton qui furent esleus pour garder la saincte loy Mahomet, contre la loy maudite des crestiens maleurés, car ceux qui vivent en celle loy ne sceuvent en quoy il vivent, car il croient en leur alcoran qu'il appellent pape et cuident qu'il leur puet pardonner leur péchiés, et ainsi sont déceus par leur mauvaise loy qu'il tiennent. Et pour ce que Alphons, roy de Gastelle, qui deust estre ton vassal, et» tous les autres roys du monde qui croient la foy crestienne te devraient servir et obéir; noientmoins, il sont venus à l'encontre de nos Mores qui sont les plus nobles du monde et croient en la sainte loy Mahomet; et ont mis à mort si saincte créature comme estoit Picazo, ton fils, qui si noble estoit, qu'il ne peust avoir esté mort en bataille se ne fust par la fraude que crestiens sceurent faire, par laquelle il ont occis ledit enfant. Et croy vraiement que parmi la croiance qu'il avoit en Mahomet, qu'il est en paradis avec luy, et l'acole beneureusement, et là mengue miel, lait et burre; et est resuscité. Et si saincte créature, comme il est, aura soixante femmes vierges en nostre saint paradis. »Pourquoy nous te mandons, sur la cremeur de nostre espée, que tu y voise à tout le pouvoir deçà la mer et delà la mer, avec tout le povoir de la terre des Sarrasins, de la terre de Caphandes, de la terre de Belle-Marine, de la terre des Rostiens, de la terre des Previlèges, de la terre des Tartars, de la terre de Trisiques, de la terre de Monclers, et tresperce la terre des crestiens et par mer et par terre. Et te commandons sur le povoir de nostre loy que tu ne tarde la besoigne encommenciée, jusques à tant que» toute la terre soit destruite. Et avecques tout ce, nous» ottroions à nos religieux Alphages qu'il puissent préeschier et donner pardon au nom de nous. Et tous ceux qui contre les crestiens iront aront pardon de leur péchiés, chascun pour luy et pour onze personnes de son lignage quiex qu'il voudra eslire. Si en liève ma main au ciel et jure par nostre sainte loy que ceux qui illecques seront mors, résusciteront au tiers jour et demourront permenablement avecques leur femmes et avecques Mahomet, et ilecques mengeront burre, miel et lait, et aura chascun sept femmes vierges et en ceste foy seront sauvés. Et ceux qui seront trouvés fermes en ceste foy, qui contre lesdis crestiens ne pourront aler en propre personne et donront de leur biens à ceux qui vouldront passer, il aront le plein pardon aussi avant comme les autres combateurs. Et recommant à toi, honnorable et puissant, les herbes paissant, beuvant les yeaus de la mer, que tantost te lièves sans délay, avec tout le pouvoir dessus dit, et va à Gibaltoire, nostre honnorable chastel, et delà passe la mer, et te combat au roy de Castelle, sans miséricorde, met tout à l'espée en telle manière que de leur églyses face estables à tes chevaux, et leur crois soient esrachiés; et fais tous les petits enfans escerveler, et les femmes grosses fais ouvrir, et à toutes les autres fais coper la teste, en despit de la loy crestienne. Et fais tant que tes mains ne cessent d'espandre sanc devant ce que toute crestienneté soit destruite et que toutes terres soient sousmises à nostre seigneurie; adoncques aras-tu la grâce de Mahomet et d'Amali et de Malefaton, qui furent sains prophètes, et te seront en aide quant tu les réclameras; car oncques si sains hommes ne furent nés en nostre loy.» XXVIII. ANNÉE 1341 _Coment le roy de Belle-Marine et de Maroc rassemblèrent grant peuple de Sarrasins et vindrent en Espaigne, et coment le roy Alphons d'Espaigne les desconfit de rechief, et y ot des Sarrasins mors trente mil hommes à cheval._ L'an de grâce mil trois cent quarante et un, le roy de Belle-Marine et de Maroc assemblèrent grant foison de Sarrasins et vindrent en la terre d'Espaigne, ayant grant volenté de vengier la mort de Picazo, fils du devant dit roy de Belle-Marine. Quant le roy Alphons d'Espaigne et le roy de Portugal l'entendirent, de rechief assemblèrent ost et revindrent à rencontre des Sarrasins, la nuit de la Toussains, l'an devant dit, et commença la bataille moult forte. Mais en la parfin, les Sarrasins se desconfirent, et en y ot bien de mors, de la partie des Sarrasins, trente mil ou environ à cheval, et des gens de pié jusques environ cinquante mil. Et s'en fut le roy de Maroc devant la mer; ilecques trouva une galie où il entra et ainsi s'en fut; et disoit-on que à peine il pourroit recouvrer sa perte[505]. [Note 505: Ce récit est plus exact que celui qui précède les lettres du caliphe de Bagdad, et se rapporte au même évènement.] L'an mil trois cent quarante et un, les trieves qui longuement avoient esté continuées entre le roy de France et les Flamens, de rechief furent continuées jusques à la feste monseigneur saint Jehan-Baptiste de l'an ensuivant. Mais, en celle espace de temps, les Flamens ne labourèrent autre chose fors que de eux très puissamment garnir contre le roy de France, tant en son royaume comme en autre lieu. XXIX. _Coment le duc Jehan de Bretaigne mourut sans hoirs de son corps, pour quoy mut grant descort entre Charles de Blojs et le conte de Montfort, pour la duchié de Bretaigne._ En ce meisme an, un pou après Pasques[506], mourut Jehan, duc de Bretaigne; après la mort duquel grant controversie fu née entre Charles de Bloys, fils du conte de Bloys et neveu du roy de France, de par Marguerite sa seur[507], femme du devant dit conte de Bloys,--lequel Charles avoit espousé la fille Guy de Bretaigne, visconte de Limoges, frère secondement né du devant dit duc Jehan;--et entre le conte de Montfort[508], frère d'iceluy duc Jehan, tiercement né. Car icelui Charles disoit que, par raison de coustume approuvée et courant par toute Bretaigne, sé aucun, tant noble comme non noble, trespassoit sans hoirs de son corps et eust frère, le premier né, après le mort, posséderoit l'héritage et la seigneurie; mais soit donné qu'il eust pluseurs frères, et encore soit donné que celui qui est secondement né mourut devant le premier né, toutesvoies sé celui secondement né avoit hoirs de son corps male ou femelle, icelui hoir, devant tous les autres frères après la mort du premier né, seroit héritier et joïroit de l'héritage.--Et pour ce, disoit icelui Charles de Bloys, neveu du roy, que, supposée la devant dite coustume, par la raison de sa femme jadis fille de messire Guy de Bretaigne, visconte de Limoges, frère secondement né de monseigneur le duc de Bretaigne dernièrement mort, la seigneurie du duchié de Bretaigne luy devoit appartenir et luy estoit dévolue. [Note 506: Jean III, fils d'Artus II, mourut sans enfans le 30 avril 1341.--Son frère Guy de Bretagne, étant mort en 1331, avoit transmis ses droits sur la succession de Jean III à sa fille Jeanne la boiteuse, mariée dès 1337 à Charles de Blois. La fortune finit par se déclarer pour Montfort, mais le droit étoit pour Jeanne la boiteuse.] [Note 507: _Sa soeur._ Soeur du roi.] [Note 508: Jean, comte de Montfort, étoit frère utérin de Jean III.] Jehan, conte de Montfort, affirmant le contraire, disoit que ceste coustume entre les non nobles couroit, toutesvoies entre les nobles et meismement entre princes elle n'avoit nul lieu. Pour laquelle chose la cause vint à l'audience du roy à la seigneurie duquel la souveraineté de l'ommage appartenoit. Et quant la cause fu menée en parlement, à la parfin, par pluseurs sages et expers, et meismement par aucuns évesques dudit pays, la devant dite coustume fu suffisamment prouvée, et fu dist, par arrest, que le roy devoit recevoir et envestir le devant dit Charles à l'ommage du duchié de Bretaigne. Quant le roy ot ce oï, si le fist tantost chevalier nouvel et le investit du dit duchié. Mais avant que ces choses se féissent, Jehan, le conte de Montfort, sentant justice agréable[509] au devant dit Charles, deffoui l'audience et à Nantes, une cité de Bretaigne très forte, se transporta; et en icelle cité s'appareilla de toutes ses forces à résister et obvier au dit Charles. [Note 509: _Sentant justice agréable._ Voyant que la justice prononçoit au gré de Charles.--L'arrêt est daté du 7 septembre 1341.] Quant le roy vit que le conte de Montfort alloit contre son jugié, si mist toute sa terre en sa main et si envoya son fils monseigneur Jehan, duc de Normendie, et son frère messire Charles d'Alencon, pour luy guerroier. Les quels, quant il furent entrés au duchié de Bretaigne, il asségièrent un très fort chastel qui est en une isle de Loyre, lequel est appelé Chastonciaux[510], et le reçurent abandon. Et après alèrent à la cité de Nantes; mais ceux de Nantes si regardèrent que ce ne seroit pas juste chose né seure de résister au roy et au royaume de France. Si se rendirent au duc de Normendie et au conte d'Alençon, et, avecques ce, il reçurent le conte de Montfort qui là estoit sur certaines convenances[511], si comme aucuns disoient; lequel, quant il l'orent reçeu, si le firent présenter an roy. Mais endementres que le roy le fist tenir à Paris au Louvre sus certaine garde, sa femme[512] qui seur estoit au conte de Flandres, et ses complices pour ce ne se désistèrent oncques de faire moult de maux par le duchié de Bretaigne. [Note 510: _Chastonciaux_ ou Chantoceaux, eu Anjou, aujourd'hui petite ville du département de _Maine-et-Loire_.] [Note 511: Froissart, qui semble ici plus exact, dit que Montfort, enfermé dans la ville quand Charles de Blois se présenta devant les murailles, fut livré par Henry de Léon, qui venoit d'abandonner le parti du comte.] [Note 512: _Sa femme._ Jeanne de Flandres.] Et ce meisme an, le neuviesme jour de décembre, il fu esclipse de souleil, luy estant au signe du Sagittaire, et dura par douze heures et plus. Et en icest an, messire Henri de Léon, chevalier, homme grant et puissant au duchié de Bretaigne, lequel estoit adhérent à messire Charles de Bloys, comme il voulsist encliner à sa partie deux chevaliers lesquels estoient ses hommes liges; c'est assavoir Tanneguy du Chastel, chevalier, et messire Yves de Treziguidi, mès il ne pot; dont vint une dissencion entre eux; et avint que ledit messire Henri ne se garda pas si sagement comme il deust, et se héberga en un hostel, lequel n'estoit pas moult seur; si le sceurent les deux devant nommés qui estoient ses hommes liges; et s'en alèrent audit hostel, et rompirent les portes et pristrent par force ledit monseigneur Henri[513]. Et afin qu'il ne fust delégier délivré, il l'envoièrent Oultre-mer et le firent présenter au roy d'Angleterre. [Note 513: Suivant Froissart, Henry de Léon (qu'il nomme toujours _Hervé_) fut pris dans une sortie pendant le siège de Vannes, avec le sire de Clisson.] Et en cest an, comme ceux qui estoient réputés de la partie au roy de France, lesquels soustenoient la partie Charles de Bloys pour la raison de la sentence du roy et de l'ommage qui luy avoit esté fait à la garde de la terre de Bretaigne, voulsissent envaïr un très fort chastel lequel est appelé Hannebout[514], auquel estoient deux chevaliers pour le deffendre: c'est assavoir messire Yvon de Treziguidi et messire Geofroy de Malestroit; si furent adjoins avecques ceux de la partie du roy de France les Genevois et les Espaignols. Mais endementres que ceux de la partie du roy s'ordenoient, ceux du chastel envoièrent chercher messire Tanneguy qui n'estoit pas présent avecques eux. Si avint que nos gens commencièrent à assaillir forment ledit chastel; toutevoies ceux du chastel se déffendirent par telle manière qu'il tuèrent pluseurs des François; et leur nefs qui estoient au port de Hannebout furent retenues et furent nos gens contrains de eux départir à leur grant honte et dommage. [Note 514: _Hannebout._ C'est _Hennebon_, au-dessus de Lorient. Il faut voir dans Froissart le poétique récit de la levée du siége de _Hannibou_.] Et en icest an, le premier jour de février, mourut frère Pierre de la Palu, docteur en théologie, de l'ordre des Prescheurs et patriarche de Jhérusalem, homme de très sainte vie et de grant loenge. En ce meisme an, au moys de juillet, mourut messire Loys, duc de Bourbon et conte de Clermont, fils du fils saint Loys jadis roy de France, et fu enterré aux frères Prescheurs à Paris. XXX. ANNÉE 1343 _Coment les trieves furent esloignées entre le roy de France et le roy d'Angleterre et les Flamens; et coment le pape Bénédict mourut, et après fu fait pape Clément VI, et coment les cardinaux vindrent pour traittier de la paix entre les deux roys._ L'an de grâce mil trois cent quarante-trois, les trieves qui estoient entre le roy de France et le roy d'Angleterre et entre les Flamens et leur alliés, c'est assavoir le duc de Breban, le conte de Haynau, le duc de Baldres[515], le prince de Juilliers et aucuns autres, furent esloignées à trois sepmaines, et en après, de terme en terme jusques à la feste saint Jehan-Baptiste. Et aussi fu-il accordé qu'il ne feroient nulles incursions l'un sur l'autre, sé il n'estoit segnefié ou notablement intimé par un moys entier avant. [Note 515: _Baldres._ Variantes: _Hardres, Hadrez_. Ce doit être _Gueldres_.] En ce meisme an, le vint-cinquiesme jour du moys d'avril, environ heure de vespres, mourut à Avignon le pape Bénédict XII, l'an de son pontificat huitiesme. Et le septiesme jour du moys de may ensuivant, environ heure de tierce, fu esleu en pape Pierre Rogier, prestre cardinal, jadis archevesque de Roen, né de Lymosin, et fu nommé Clément le VI. Et oultre, le dix-nuéviesme jour de ce meisme moys, à Avignon fu couronné. Icestui pape Clément fu homme de grant lecture et docteur en théologie; et sus tous autres, en son temps, il ot grâce de preschier et de bien et gracieusement parler; lequel Dieu si esleva par l'espace de seize ans, que, de simple moyne, il fu fait prieur de Sainte Babile, et puis abbé de Fescamp, et puis évesque d'Arras, et après archevesque de Roen. Et furent toutes ces promocions à luy faites par le pape Jehan XXIIe; et au derrain, par le pape Bénédict il fu fait cardinal; lequel pape mort, il fu esleu en pape, jasoit ce qu'il fust des plus jeunes cardinaus. Et environ ce temps que le siège du pape vacoit, Jehan, duc de Normendie, fils du roy de France, et le duc de Bourgoigne, son oncle, furent de par le roy de France envoiés à Avignon, à procurer l'ellection et meismement la promocion de Pierre Rogier, prestre cardinal, jadis archevesque de Roen. Si leur vindrent nouvelles, endementres qu'il estaient en chemin, que à leur souhait et entencion le message estoit parfait pour lequel il estoient en chemin; noientmoins il ne désistèrent point d'aler à Avignon. Mais quant il furent là, le pape nouvellement créé les reçut et tout le collège des cardinaus très honnorablement. Si avint que quant le pape nouvel créé aloit à son couronnement, les deux ducs, l'un d'une part et l'autre d'autre, tous à pié tenoient le frein et gouvernoient le cheval du pape. Et, au disner, du premier mès il le servirent. Et après les solempnités qui appartiennent à telles besoignes, et leur messages fais, il pristrent congié du pape et s'en retournèrent en France. Et en icest an, messire Robert d'Artois, du commandement du roy d'Angleterre, si comme il feignoit, quant il sceut que le conte de Montfort estoit emprisonné, si luy voult aidier contre Charles de Bloys, et passa la mer d'Angleterre en Bretaigne, et prist avecques luy Tanneguy du Chastel et Yvon de Trezeguidi devant nommés, et fist moult de maux en la duchié de Bretaigne. Et en ce meisme an, assez tost après le coronnement du pape, vindrent en France deux cardinaux envoiés de par le pape, c'est assavoir le cardinal de Penestre[516], vichancelier du pape, et messire Hannibal de Neapole, à segnefier aux roys de France et d'Angleterre et à leur aliés, sa volenté sus la composition de pais entre eux. Et premièrement, il vindrent au roy de France et orent de luy ceste response: «Que, sauve la majesté» royale et la convenance et le serment qu'il avoit à ses aliés,» il se consentoit de plaine volenté à toute bonne pais» Quant les cardinaus orent oï sa response, il envoièrent leur messages au roy d'Angleterre, assavoir que s'il vouloit traittier à aucune manière de pais avecques le roy de France, il passeroient la mer. Si orent en response que en Angleterre il n'entreroient jà, mais il entendoit prochainement visiter son royaume de France, et ilecques, pour la révérence du siège de Rome, les oroit volentiers. Et puis vindrent lesdis cardinaus aux Flamens; si leur respondirent ainsi comme hommes désespérés, que jamais il n'enclineroient à aucune pais s'il n'estoient premièrement absous. Et après que lesdis cardinaus furent venus aux Brebançons et aux Hanoiers, si leur donnèrent ceste response: Que, sauve l'aliance qu'il avoient faite au roy d'Angleterre, il s'accorderoient tousjours au bien de pais. Et jasoit ce que par l'administracion et services des devant dis cardinaus, trieves fussent entre le roy de France d'une partie et les Flamens et aucuns aliés d'autre partie; toutes voies, quant au roy d'Angleterre, il n'estoit nule mencion. Mais estoient les gens du roy de France en Gascoigne avecques l'évesque de Biauvais qui combatoient forment les gens au roy d'Angleterre. Et partout l'esté, ceux qui soustenoient la partie de Charles de Bloys contre le conte de Monfort estoient hommes qui mouteplioient moult batailles. [Note 516: _Penestre._ Ou Preneste.] Et en ce meisme an, au moys de septembre, vint derechief messire Robert d'Artois et le conte de Salebruge avec luy en Bretaigne, pour aidier à ceux qui soustenoient la partie du conte de Montfort, auquel advènement leur gens firent moult de dommage aux gens qui estoient au pays, tant de par le roy de France comme de par Charles de Bloys, et meismement en navire, comme galies et autres vaissiaux, lequel navire avoit esté acheté de par le roy de France. Car il y ot un très grant assaut en mer, auquel ledit messire Robert fu navré et fu au lit; et le prist un flux de ventre duquel il mourut assez tost avecques la navreure qu'il avoit. Et fu porté en Angleterre, dont il n'estoit pas né, pour le enterrer. Et en ce meisme moys de septembre, vint le roy d'Angleterre en Bretaigne; et disoit que ce n'estoit pas pour guerroier qu'il estoit venu, mais pour garder, deffendre et aidier Jehan, fils du conte de Montfort, lequel il appelloit son fils, pour la cause qu'il avoit fiancé sa fille. Si avint et apparut assez tost après le contraire du fait; car il amena avecques soy une partie de son ost, et ala tenir siège devant la cité de Vannes; et l'autre partie des Anglois ala devant Nantes et ilec firent siège et destruirent et ardirent les fourbours et démoulèrent là jusques à tant que le roy de France y fu. Et après, quant il vint à la cognoissance du roy de France que le roy d'Angleterre entendoit au siège de Vannes, il se parti de la cité de Tours et assembla son ost et s'en ala à Rezons[517], et laissa la roy ne qui estoit avecques luy en l'abbaye de Noiremoustier. Et endementres que le roy ala à Rezons, il ot les cardinaus à rencontre de luy, lesquels, selon le commandement du pape, traittièrent avecques luy de la pais. Quant les Anglois qui tenoient siège devant Nantes sceurent la venue du roy, il levèrent le siège et s'en départirent. Si avint après que les deux roys approchièrent l'un de l'autre qu'il n'avoit de l'un à l'autre que six lieues. Adoncques commencièrent les cardinaus à chevauchier de l'un roy à l'autre, et autres preudeshommes messagers. A la fin, les deux roys furent d'une volenté à acort, à ceste fin et conclusion que d'iceluy jour qu'il commencièrent à traittier jusques à la feste de saint Michiel ensuivant, sé il povoient concorder, trieves et induces seront données entre eux; et s'il ne povoient concorder dedens ledit terme, les trieves seront aloignées jusques à trois ans, à commencier à la feste saint Michiel prochaine avenant. Et encore est acordé que, à la feste de la Nativité Nostre-Dame de Tannée ensuivant, chascun des roys envoiera à Avignon, pour soy, certains messages devant le pape pour traittier de la pais. Et ainsi les cardinaus s'en retournèrent à Avignon et le roy d'Angleterre se parti de Bretaigne premièrement et s'en ala en Angleterre. Et le roy de France demoura une pièce en Bretaigne jusques environ le commencement du moys de janvier; et lors s'en retourna en la terre de France. Toutes voies, ceux qui estoient de la partie Charles de Bloys menoient tousjours guerre en Bretaigne contre l'autre partie qui estoit pour le conté de Montfort. [Note 517: _Rezons._ Variante: _Ressons_. Ce doit être _Redon_.] XXXI. _De la forme des trieves, et du traitié fait entre le roy de France et le roy d'Angleterre par les cardinaus._ La forme des trieves est telle: «Vez-ci les choses acordées et jurées entre le roy de France et le roy d'Angleterre, c'est assavoir, par monseigneur le duc de Bourbon et le duc de Bourgoigne pour le roy de France, et par le conte de Derby, le conte de Noyrentonne et par autres nobles pour le roy d'Angleterre; en la présence des cardinaus Penestre et Tusculain, traitteurs de la paix, en la ville de Malestroit. «Premièrement est acordé, pour la révérence de l'églyse et à secourre au mauvais estat de crestienneté et à espargnier aux dommages des sougiés des deux roys, et pour l'honneur des cardinaus traiteurs de la pais des deux roys, que sur toutes discordes et dissentions meues entre les deux roys, soient envoiées à court de Rome aucuns du sanc des deux roys avec aucuns autres qui aient puissance de concorder, de ottroier et de afermer sur toutes lesdites discordes, selon le traittié de nostre saint père le pape et des devant dis traitteurs; et pourront proposer leur raisons devant le pape, non à décision de cause né pour donner sentence définitive, mais afin de meilleur traitié et de faire pais. Et si est ordené que ceux qui seront envoiés à la court oïs seront dedens la feste de monseigneur saint Jehan-Baptiste prochainement venant, afin que dedens la nativité de Nostre-Seigneur les choses dessus dites soient, par nostre sire le pape à l'aide de Dieu, expédiées et délivrées j et s'il avenoit que du consentement desdis nobles le temps fust esloigné, et aussi que le pape fust empeschié ou qu'il ne peust concorder les deux roys, toutes voies les trieves durront et seront gardées jusques au temps déterminé. Et afin que les choses dessus dites puissent avoir meilleur effect, sont trieves ottroiées jusques à la feste saint Michiel du moys de septembre prochain venant, et de ladite feste jusques à trois ans continuement ensuivant, entre les roys de France, d'Angleterre et d'Escoce, et le conte de Haynau, et les Flamens et les aliés devant nommés des roys en toutes les terres de eux et de leur aliés; pour lesdites trieves tenir pour le temps dessus dit de la date de ces lettres présentes. Et si est ordené que le roy d'Escoce et le conte de Haynau et lesdis aliés envoieront leur messages en la court de Rome dedens la feste saint Jehan dessus dite, lesquels aient puissance de consentir et de avoir estable tout quanques il leur pourra touchier, selon le traitié du saint père le pape. Et sé aucuns de eux sont négligens ou qu'il ne leur chaille de envoier leur messages comme dit est, pour ce ne sera point retardé né empeschié la négoce devant dit. Et que les ordenances faites devant Tonrnay, des trieves, seront exprimées dedens et des deux roys confermées, excepté des emprisonnés. Et que lesdites trieves seront des deux roys en Bretaigne gardées, et de leur adhérens, jasoit ce qu'il se dient avoir droit au duchié. Et que la cité de Vannes, en la main des cardinaus sera receue et teneue en la main du pape par l'un des cardinaus, sé l'autre se départoit ou sé il ne la vouloit recevoir par tout le temps des dites trieves. «Et en la fin des trieves fassent les cardinaus leur volenté de la cité de Vannes. Et que les cardinaus labourront curieusement, afin que la voie plus convenable puisse estre trouvée par laquelle l'en procède à l'absolucion des Flamens, et les sentences èsquielles il sont encourus oster. Et que le conte de Flandres, tant comme seigneur sans moien[518] et non pas tant comme souverain, demourra en Flandres durant lesdites trieves; mais qu'il plaise au peuple dudit pays. Et que ce qui fu ottroié ou acordé en la cité de Nantes au conte de Montfort, de quoy il apparu, sera loyaument envers ledit conte gardé. Et sé aucuns, en Gascoigne ou en autre lieu, meuvent guerre l'un contre l'autre, voisin contre voisin, anemis contre anemis, lesdis roys ne s'entremettront point de leur partie, né pour autres envoiés né autrement par quelque manière; et pour ce les trieves ne seront point enfreintes. Et encore est acordé que les deux roys labourront bien et diligeamment et sans fraude, que les sougiés d'une partie ne fassent guerre aux sougiés de l'autre partie en Gascoigne et en Bretaigne durant lesdites trieves. Et que nul qui maintenant soit en obédience d'une partie puisse venir, les trieves pendans, en l'obédience de l'autre partie à laquelle il ne fu pas au temps que lesdites trieves furent données. Et que durant lesdites trieves à aucuns ne soit donné ou souffert à donner aucune chose en la guerre menée. Et que lesdites trieves soient gardées en mer et en terre. Et qu'elles soient acordées et concordées par le serement de l'une partie et de l'autre. Et que lesdites trieves seront publiées en l'ost de l'une partie et de l'autre, c'est assavoir, en Bretaigne et en Gascoigne dedens quinze jours; en Flandres, en Angleterre et en Escosse, dedens quarante jours. Et encore est acordé que tous les prisonniers d'une partie et d'autre, et tous biens pris durant la souffrance par les devant dis cardinaus nouvellement faite, c'est assavoir du dimenche devant la feste saint Vincent prochaine venant jusques à ce présent jour, seront mis hors de prison et seront franchement laissié aler, rachetés ou rançonnés en tant que Tordre de droit donra.» [Note 518: _Sans moyen._ Sans effet.] En ce meisme an, par tout l'yver, furent les messages du roy de France à la court, à procurer l'absolucion Loys, duc de Bavière; car le roy luy avoit promis, à la fin que ledit Loys fust alié avecques ledit roy de France, et que l'aliance que ledit duc avoit au roy d'Angleterre fust anichilée; mais les devant dis messages ne firent riens à la court, pour cause que ledit duc ne demandoit pas sa réconciliation vers l'églyse, par manière deue, si comme il devoit. Toutes voies, les messagiers du roy, tant comme il estoient à la court du pape, firent convencions et traittiés devant le pape, avec messire Ymbert, dauphin de Vienne, lequel n'ayoit nul hoir né il n'estoit pas en espérance qu'il en deust nuls avoir de quelque femme que ce fust, coment messire Phelippe, fils du roy de France, succéderoit au Dauphiné. En ce meisme an, mist le roy une exaction au sel, laquielle est appellée gabelle; c'est-à-dire que nul ne povoit vendre sel en tout le royaume s'il ne l'achetoit du roy. Et qu'il fust pris es greniers du roy. Dont le roy acquist l'indignacion et la male grâce tant des grans que des petis et de tout le peuple. Et si fist par telle manière sa monnoie empirier et de jour en jour amoindrir que devant la feste de la nativité Nostre-Dame, l'an ensuivant, un denier valoit cinq deniers parisis, et le flourin de Florence valoit quarante sous parisis. Et pour ceste cause il fu grant chierté de toutes choses par tout le royaume de France, et valoit le sextier de blé soixante-seize sous parisis et avoine quarante sous parisis. XXXII. _Coment mut dissencion entre les barons de Normendie; et coment ceux d'Orliens pristrent blés qui estoient sur la rivière de Loire et les mistrent en vente._ L'an de grâce mil trois cens quarante-trois, avint, par l'énortation du déable, que une grant dissencion s'esmut entre aucuns nobles du duchié de Normendie. C'est assavoir, entre messire Jehan conte de Harecourt, et messire Robert dit Bertran mareschal de France, pour convenances de mariages contraitiés d'une partie avecques le fils dudit messire Robert, et avecques la fille de messire Robert dit Bacon, chevalier, et de l'autre part avecques messire Geoffroy, frère dudit conte. Et y ot mains mises[519] et glaives trais, et vindrent jusques en la présence du roy. Mais le roy, pour le bien de pais et pour justice faire, enjoignit à chascune partie que l'une partie ne courust sus l'autre né se combatist contre l'autre; mais tous deux fussent semons à venir à Paris en son parlement. A laquielle journée ledit messire Geoffroy ne vint né comparut, né n'envoia pour soy procureur suffisamment fondé. Mais nonobstant l'inhibicion du roy, ledit messire Geoffroy asségia en un chastel messire Guillaume dit Bertran, évesque de Lizieux, frère du devant dit messire Robert; et depuis, si comme l'en disoit communément, se commença ledit messire Geoffroy à aerdre[520] avec le roy d'Angleterre, et avecques les anemis du roy de France. [Note 519: _Mains mises_, etc. C'est-à-dire jeu de mains et d'épées.] [Note 520: _Aerdre_, Adhérer.] Item, en ce temps, Phelippe de Navarre, frère de la royne Jehanne femme du roy Charles derrenièrement trespassé, assez tost après la Pasque, prit sa voie pour aler à l'aide du roy de Castelle contre les Sarrasins; lequel, quant il fu parti de France, s'en ala à Avignon, et là fu par une espace de temps avec le pape et les cardinaus. Item, en ce meisme an, comme le roy, à la requeste du duc de Bourgoigne, luy voulsist aucunement aidier;--car en sa terre avoit très grant deffaute de vivres, et eust le roy ordené que sur les terrouers d'Orliens, de Biauce et de Gastinois ceste manière d'ayde seroit levée pour aidier au pays du devant dit duc;--dont il avint que les clercs estudians à Orliens, avec les bourgois et le commun, portèrent ceste chose moult griefvement et disoient que les marchiés de vivres en seroient moult aménuisiés et empeschiés; si convindrent tous d'un acort à procéder en l'offense du roy et de tout le conseil par telle manière: car de fait il vindrent au fleuve de Loire là où estoient aucunes nefs plaines de vivres pour estre menées au duc de Bourgoigne et en son dit pays, lesquelles, sans aucune discrécion et sans arroy, mistrent tous lesdis vivres en vente au commun à tous ceux qui avoir en vouloient. Et adecertes aucuns d'iceux s'en découroient par les forbours et par les villes voisines, et rompoient les huis et exposoient les biens des povres à larecin. Quant le prévost d'Orliens vit ce, si considéra que de légier il ne pourroit pas obvier à si grans forseneries, toutesvoies il fist ce qu'il pot; car par ses sergens il fist prendre douze ou quatorze des malfaiteurs, et les fist mettre en prisons diverses. Quant les autres de la ville oïrent dire que le prévost en avoit mis aucuns en prisons, si s'esmurent ainsi comme hors du sens et forsenés, et s'en alèrent aux prisons et les rompirent, et mistrent hors ceux que le prévost y avoit mis; et non pas seulement ceux, mais tous autres prisonniers et meismement aucuns qui estoient condampnés à mort pour leur mesfais. Quant ces choses furent venues à la cognoissance du roy, il envoia là deux chevaliers, et avecques eux grant quantité de gens d'armes, et leur commanda bien que tout acertes ceux qu'il trouveroient coupables de ceste dissencion que tantost et sans délay il les fissent pendre, et meismement ceux que le prévost d'Orliens leur nommeroit. Lesquiex, quant il furent venus à Orliens, il en firent prendre pluseurs et tantost pendre, si comme commandé leur avoit est; entre lesquiex il ot un pendu, lequiel estoit dyacre, si comme l'en disoit; et tantost après cessa toute celle sédicion[521]. [Note 521: Nos historiens modernes n'ont pas parlé de cette sédition.] En ce meisme an, en la ville de Paris et meismement environ Paris et au bois de Vincennes, là où la royne vouloit que une grant feste fust faite pour la cause que elle avoit eue un fils nouvellement, il vint une très forte tempeste, laquelle tresbucha un très fort mur, et rompit et abati pluseurs arbres audit boys. En ce meisme an, l'abbé de Saint-Denis en France, messire Guy de Chartres[522], lequel s'estoit moult sagement porté au gouvernement de sa maison, c'est assavoir de l'églyse de monseigneur saint Denis, afin que il péust mieux vacquer à Dieu et à contemplacion, envoia procureur en la court de Rome souffisamment fondé; lequel procureur, en la présence du pape en plain consistoire, de par ledit monseigneur Guy abbé, résigna au gouvernement et à l'honneur de la devant dite églyse de monseigneur saint Denis. Et assez tost après, frère Gille Rigaut[523], moyne de celle meisme églyse, bachelier en théologie et prieur d'Essone emprès Corbueil, à la subjection du roy de Navarre qui estoit présent à la court de Rome, et par le bon tesmoing de son devancier, c'est assavoir ledit monseigneur l'abbé Guy, lequel avoit escript de luy à la cour de Rome et audit roy de Navarre, fu ledit frère Gille Rigaut subrogé au gouvernement de ladite églyse; et en ladite court de Rome, avant qu'il partist, fu benéi et consacré. Un pou après la bénédicion de Gille Rigaut en abbé de Saint-Denis en France, Phelippe, roy de Navarre, prist congié au pape; et empétra, tant pour luy comme pour ceux qui estaient avecques luy, du pape, plaine indulgence de peine et de coulpe, et se mist en chemin pour aler en l'ayde du roy de Castelle, contre les Sarrasins. Icestui roy de Castelle se combatoit contre les Sarrasins et avoit guerre continuement contre eux; et espéciaument pour le temps, il avoit moult à faire contre le roy de Garnate et contre le roy de Belle-Marine, car il avoit asségié et mis siège contre une très noble et très forte cité, laquelle est appellée Algésire, et est divisée en deux parties, et court une rivière parmi; et y a un pont par lequel on va d'une partie à l'autre, dont l'une partie est appellée Algésir la neuve, et l'autre Algésir la vielle. A ce siège vint le roy de Navarre au moys d'aoust, et fu receu du roy de Castelle à très grant joie et grant honneur. Et jasoit ce que ledit roy de Navarre eust moult grant désir de soy combatre contre les Sarrasins, toutes voies, assez tost après qu'il fu arrivé au devant dit siège, il luy prist une forte passion[524] que l'en appelle flux de ventre, et se parti du roy de Castelle et de l'ost des Sarrasins[525], environ trois lieues loing, et ilec mourut comme bon chevalier de Jhésucrist[526], duquel le corps fu enterré en l'églyse Nostre-Dame à Pampelune, et le cuer aux frères Prescheurs, à Paris, et ses entrailles à une ville qui est appellée la Noe, emprès Evreux. Et après la mort dudit roy, la royne de Navarre, sa femme, par le conseil du roy de France, renonça à toutes ses debtes et à tous meubles[527]. [Note 522: _Chartres._ Et mieux _de Castres_.] [Note 523: _Rigaut._ Le manuscrit 8298-3 ajoute _de Roissy_ ou _Roucy_.] [Note 524: _Passion._ Souffrance.] [Note 525: Le continuateur françois de Nangis ajoute ici: _A Cereix._ (Manuscrit 8298-3.)] [Note 526: Le manuscrit 8298-3 ajoute: _Au mois de septembre._] [Note 527: On pourroit croire, d'après ces dernières paroles, que le roi de Navarre n'avoit pas été fâché de perdre de vue ses créanciers, en se rendant en Espagne.] XXXIII. ANNÉES 1343/1344 _Coment les faux séelleurs orent les poings copés; et coment monseigneur Olivier de Clisson ot la teste copée ès hales de Paris, et pluseurs autres chevaliers et escuiers de Bretaigne et de Normendie; et coment il fu chier temps en France pour les changemens de monnaies._ En ce meisme moys d'aoust, un noble chevalier de Bretaigne[528] qui avoit à nom messire Olivier de Glisson, pour cause de traïson qu'il avoit commise contre son seigneur le roy de France qui avoit fait ledit messire Olivier chevalier et moult l'avoit aimé, fu pris moult cautement à une jouste à Paris; lequel, quant il fu pris, confessa sa traïson et fu par luy-meisme prouvée. C'est assavoir, qu'il avoit laissié son seigneur le roy de France et s'estoit allé aveques le roy d'Angleterre par foy bailliée, lequel estoit adversaire du roy de France. Assez tost après, fu amené du Temple, là où il tenoit prison en Chastellet, la teste toute nue et sans chapperon, et puis fu sentence donnée contre luy, et fu mis hors de Chastelet; et d'ilecques, si comme l'en dit, fu traîné tout vif jusques en Champiaux[529], et depuis fu monté ou monta en un grant et haut eschaufaut, là où il povoit estre veu de tous, et là ot la teste copée[530]. Duquel le corps fu trainé jusques au gibet et puis fu pendu par les esselles au plus haut lieu du gibet, et son chef, du commandement du roy, en espoentement des autres, si fu porté en la cité[531] de Nantes à laquelle il avoit fait moult de maux et s'estoit efforcié de la traïr, si comme l'en disoit. Sa femme qui estoit appellée dame de Belleville, tant comme coupable des devant dites traïsons, fu semoncée en parlement, laquelle n'osa comparoir; pour ce, fu elle condampnée par jugement et bannie. [Note 528: _De Bretaigne._ Manuscrit 8298-3. _Breton-Gallon._] [Note 529: _Champiaux._ Champeaux. Aux halles de Paris.] [Note 530: _La tête copée._ Villaret dit à ce propos: _Sans qu'on pût pénétrer les motifs de cette exécution._ D'après tous les recits contemporains, même celui de Froissart, on n'avoit pas besoin d'une grande pénétration pour le deviner.] [Note 531: _En la cité._ Manuscrit 8298-3. _Et mise sur la porte de Nantes._] En ce meisme an, Geoffroy de Harecourt[532] qui avoit esté semons en parlement, si comme devant est dit et n'estoit point venu, mais avoit fait une très grant desloyauté contre son seigneur, car il s'estoit aers[533] avecques le roy d'Angleterre et le servoit eu ses fais de guerre, si fu de rechief semons en parlement devant le roy ou ses gens; et comme il ne venist né pour soy souffisamment il n'envoiast, le roy le fist bannir solempnellement et du royaume de France estre osté, et tous ses biens estre confisqués. [Note 532: _Geoffroy de Harecourt._ «Un des grands barons de Normandie, frère au conte de Harcourt pour le temps de lors, et sire de Saint-Sauveur-le-Vicomte et de pluseurs villes de Normandie.» (Froissart, livre 1, chap. 246.)] [Note 533: _Aers._ Associé. Avoir fait adhérence.] Ce meisme an, au moys d'aoust, le conte de Montfort qui, depuis le temps qu'il avoit esté pris en Bretaigne, avoit tenu prison à Paris au Louvre jusques à maintenant, fu délivré de prison pour certaines seurtés et convenances qu'il n'iroit pas en Bretaigne[534]. [Note 534: Le comte de Montfort ne mourut donc pas en prison, comme le dit Froissart; il ne s'évada donc pas de prison, comme le dit dom Lobineau dans son _Histoire de Bretagne_. Mais il rompit en 1344 les engagements qui avoient été la condition de son élargissement, en allant joindre le roi d'Angleterre. (Voyez la continuation françoise de Nangis, msc. 8298-3., anno 1344.)] En ce meisme an, au moys de septembre, les deux roys de France et d'Angleterre envoièrent messagiers à Avignon pour traitier de la pais, si comme il estoit acordé entre eux c'est assavoir en la feste de la nativité Nostre-Dame. En ce meisme an, il vint une très grant guerre et dissencion entre le roy d'Arragon et le roy de Maillorgues, pour causes d'aucunes redevances que le roy d'Arragon disoit avoir en la ville de Perpignan: et assemblèrent ensemble en bataille; mais le roy de Maillorgues fu vaincu tantost et mis ainsi comme tout au noient: mais après il furent par le pape mis à pais. Et environ ce temps, sept faux scelleurs et composeurs et simulateurs du scel du roy de France furent extrais et mis hors de Chastellet, et furent menés aux champs hors de Paris emprès Saint-Laurent, et en la terre et justice de monseigneur saint Denis par don du roy. Et là, fu levé un grant eschaufaut par le prévost de Paris du congié de ladite églyse de monseigneur saint Denis, et de ce orent bonnes lettres dudit prévost, présent maistre Jehan Pastourel qui les reçut au nom de ladite églyse; et quant il furent audit eschaufaut montés par degrés de fust[535] que l'en y avoit fais, l'en leur copa sus ledit eschaufaut les poins, et après furent traînés au gibet et pendus. [Note 535: _Degrés de fust._ Escaliers de bois.] En ce meisme an, le roy fist cheoir sa monnoie par telle condicion que ce qui valoit[536] douze deniers de la monnoie courant ne vaudroit que neuf deniers, c'est assavoir, l'escu qui valoit soixante sous ne vaudroit que trente-six sous et le gros tournois ne vaudroit que trois sous, le treiziesme jour de septembre. Et en la Pasques prochaine, l'escu ne vaudroit que trente-quatre sous, et le gros deux sous, et la maille blanche six deniers jusques emmi septembre, l'an quarante-quatre et plus ne dureroit. Dont il avint que blés et vins, et autres vivres vindrent à grant deffaut et à grant chierté, pour laquelle chose le peuple commença à murmurer et à crier, et disoient que celle chierté estoit pour la cause que chascun attendoit à vendre ses choses jusques à tant que bonne monnoie courust. Et fu la clameur du peuple si grant que le roy, ce meisme an, c'est assavoir l'an mil trois cens quarante-trois, le vingt-huitiesme jour d'octobre, fist cheoir du tout les monnoies devant dites par telle manière que le gros vaudroit douze deniers, la maille blanche trois tournois, le flourin à l'escu treize sous quatre deniers, le flourin de Florence neuf sous six deniers. Jasoit ce que par avant il eut osté le cours aux autres monnoies, excepté les bruslés qui valoient deux deniers, lesquels vindrent à une maille tournoise. Et nepourquant, considéré la forte monnoie, non obstant la clameur du peuple devant dite, les vins, les blés et autres vivres estoient plus chièrement vendus que devant. [Note 536: _Ce qui valoit._ Msc. 8298-3. Les mailles blanches qui courroient pour, etc.--Et le flourin à l'escu qui courroit pour soixante sols, etc.--Et le gros tournois de saint Loys et de ses devanciers, etc.--Et à Pasques chairoit pour un tiers, c'est assavoir l'escu vint-quatre sols, le gros tournois deux sols, la maille blanche dix deniers tournois.] En ce meisme an, au moys de novembre, la vigile de saint André l'apostre, aucuns nobles de la duchié de Bretaigne qui avoient conspiré contre le roy de France, et en moult de lieux du royaume de France subgiés, et meismement en Bretaigne, avoient moult de maux perpétrés, en faisant destructions, occisions et rapines, et lesquels avoient presté aide, conseil et faveur au roy d'Angleterre et à messire Robert d'Artois très grans anemis du roy de France; et espéciaument audit messire Robert d'Artois, quant il vint en Bretaigne, si comme devant est noté; furent mis hors du Chastellet de Paris et traînés ès haies, tant comme très mauvais traitres; et tous les uns après les autres orent les cous copés et puis furent trainés jusques au gibet, et après, au plus haut lieu du gibet pendus par les esselles, et leur testes après eux. Et estoient tous nobles, c'est assavoir, six chevaliers et six escuiers, desquels les noms sont après nommés, un excepté duquel je ne sçay pas le nom. Premièrement les chevaliers: Messire Geoffroy de Malestroit, messire Jehan de Malestroit, son fils, messire Jehan de Montalban, monseigneur Guillaume d'Evreux[537], monseigneur Alain de Calilac[538], messire Denis du Plessie. Les escuiers: Jehan de Malestroit, Guillaume d'Evreux-Rollant Jean de Sene David[539]. [Note 537: _D'Evreux._ Variante: _Brex.--Des Brieux.--De Breux._] [Note 538: _Alain de Calilac._ Variante: _Jean de Cawac.--Alain de Quedillac._] [Note 539: _Sene David._ Senedavi.] En ce meisme an, le samedi veille de Pasques, c'est assavoir le troisiesme jour d'avril, trois chevaliers normans lesquels se portoient traîtreusement contre le roy, en tant qu'il entendoient Geffroy de Harecourt, banni du royaume de France ce meisme an si comme dessus est escript, faire duc de Normendie, et duquel duchié ledit messire Geffroy avoit jà fait hommage au roy d'Angleterre, si comme l'endisoit communément, furent pris et détenus; et sus les devant dis fais accusés et convaincus[540]: finablement furent mis hors du Chastellet là où il avoient esté longuement, et furent jugiés par telle manière comme les devant dis de Bretaigne, et exécutés ladite veille de Pasques, ce excepté que les trois chiefs desdis trois chevaliers normans, du commandement du roy, furent tantost portés à Saint-Lo en Coustantin, en détestacion de leur grant traïson qu'il avoient faite, et en espoentement des autres. Et après sont les noms desdis trois chevaliers: premièrement messire Guillaume[541] Bacon, le seigneur de la Roche-Taisson, messire Richart de Persy. Et furent tous les biens desdis chevaliers, tant meubles comme immeubles, appliqués au fié royal; car il avoient conspiré contre le roy, et si avoient envers luy leur loyauté brisiée, pourquoy il avoient encouru crime de lèse majesté[542]; et pour ce, sans aucune injure et de droit, furent leur biens confisqués à la royal majesté. Si avint que le roy qui vit tant de traïsons estre faites et de toutes personnes et en toutes parties de son royaume, si fu mout troublé en luy-meisme, et commença à penser et soy à merveiller, et non pas sans cause, par quelle manière ces choses pooient estre faites: car il véoit au duchié de Bretaigne et de Normendie ainsi comme tous rebeller, et meisme moult de iceux nobles qui luy avoient promis et juré garder perpétuellement loyauté jusques à la mort. Adonques il quist par son povoir conseil tant de princes comme de barons de son royaume, par quelle manière il pourrait à si grant fraude et à si grant iniquité obvier, afin que de son royaume tout inemistié fust du tout ostée, et que l'en usast de ferme et loyal pais. [Note 540: _Convaincus._ Les historiens modernes disent qu'Olivier de Clisson et les autres coupables de lèse-majesté ne furent pas jugés; nos chroniques déposent le contraire.] [Note 541: _Guillaume._ Continuation françoise de Nangis: _Robiert._] [Note 542: Villaret dit encore ici que tous ces barons furent exécutés _pour des crimes inconnus_. On ne peut traiter plus légèrement les témoignages contemporains.] XXXIV. ANNÉE 1344 _Coment Henry de Malestroit, cler du roy, fu mis en l'eschielle au parvis devant Nostre-Dame, et puis mourut en l'oubliette._ En l'an de Nostre-Seigneur mil trois cent quarante-quatre, Jehan, fils de Phelippe roy de France, duc de Normendie, par l'ordenance et volenté du pape s'en ala à Avignon à grant et noble compaignie, là où le roy d'Angleterre devoit convenir. Et quant il ot attendu longuement pour ce que le roy d'Angleterre ne venoit point, mais envoioit messagers solempnels qui n'estoient mie fondés souffisamment à expédier la besoigne de laquelle il devoient traittier, tout ainsi comme il estoit alé il s'en retourna vuide et sans riens faire. Mais tandis qu'il attendoit à Avignon le roy d'Angleterre, grant contencion fu meue entre les gens du cardinal de Pierregort et les gens du conte d'Aucerre, lequel estoit de la famille monseigneur le duc de Normendie, en tant qu'il y ot sept personnes tuées et aucuns de ceux qui estoient de la partie dudit cardinal. Et tant en força la sédicion, que le duc commenda que toutes ses gens s'armassent; mais ladite sédicion fu tost et hastivement par le pape apaisiée et pacifiée. En celuy an, fu pris maistre Henri de Malestroit, clerc et diacre, et frère jadis de monseigneur Geffroy de Malestroit, chevalier lequel avoit esté décapité l'an derennièrement passé. Yceluy Henri avoit esté en office du roy que l'en dit seigneur des requestes de l'hostel le roy; mais après la mort de son frère, il s'en ala au roy d'Angleterre et estoit son adhérent contre nostre seigneur le roy de France, en tant que en la ville de Vannes en Bretaigne il se portoit comme capitaine pour la partie du roy d'Angleterre. Lequel fu pris des François et amené à Paris hastivement. Et quant il fu mis en prison, à la parfin il pria à grant instance que il fust mené devant le roy, et il luy diroit merveille et s'excuseroit loiaument de ce que l'en luy imposoit. Adoncques puis qu'il fu présenté au roy et l'en ot escouté et oï paciamment tout ce qu'il avoit voulu dire, noient moins il fu envoié en prison à la maison du Temple là où il avoit esté paravant et dont l'en l'avoit amené. Et quant il ot demouré un petit temps, à la parfin au moys d'aoust il fu mis hors de prison, en cote et sans chaperon, lié par le cou et par les mains et par les piés de chaiennes de fer, et assis en un tomberel sus un bois grant et large, mis de travers afin que tous le peussent véoir, et ainsi fu pourmené par la ville de Paris, dès le Temple jusques au parvis devant l'églyse de Nostre-Dame, et là fu baillié et laissié à l'évesque de Paris. Après ces choses, par vertu d'une commission du pape empêtrée par le roy qui moult s'efforçoit que ledit Henri fust dégradé de l'ordre de diacre et de tout autre ordre, il fu mis, par le jugement de l'églyse, en eschielle, et monstré à tout le peuple par trois fois, en laquelle eschielle il souffrist et soustint pluseurs reproches, blasphèmes et vitupères très grans et vilains, tant pour l'orde boe que l'en luy gettoit, comme par autres choses puantes qui luy estoient gettées par les menistres du diable, les sergens du Chastelet qui estoient présens, et espécialement en ce qu'il fu navré jusques au sanc d'une pierre que l'en luy getta, contre la deffense des commissaires et de l'official de Paris; lesquels, sus peine d'escommeniement, avoient fait crier que, contre ledit Henri mis en l'eschielle, nul ne gettast plus d'une fois. Et iceulx trois jours accomplis, assez tost après il mourut[543], et selon ce qu'il est acoustumé, il fu mis tout mort au parvis; et finablement, afin que pluseurs le véissent, il fu porté au palais[544]. [Note 543: _Il mourut._ Continuation françoise de Nangis: _Mourut en prison en oubliance._] [Note 544: _Au palais._ Continuation françoise de Nangis: _A la porte du palais._--Cette mort du diacre Henry de Malestroit prouve assez que la haine des prétentions de l'Angleterre étoit déjà bien enracinée, bien populaire en France. Villaret et Sismondi se sont donc trompés en soutenant, le premier, qu'on ignoroit la cause de tant d'exécutions; le second, qu'on étoit en France généralement indifférent aux intérêts de l'un ou de l'autre des deux rois.] Après ces choses, le roy d'Angleterre envoia messagers à la court de Rome, en soy complaignant du roy de France; et disoit qu'il ne gardoit mie raisonnablement les trieves mises entre eux, meismement pour la mort de monseigneur Geffroy de Malestroit, chevalier, et d'autres mis à mort, à Paris, par le roy de France[545]. [Note 545: Edouard auroit voulu que ses partisans avoués fussent considérés en France comme il considéroit lui-même les barons demeurés fidèles à Philippe de Valois qui tomboient entre ses mains. On sent que cela ne devoit pas être, et que le roy de France ne pouvoit laisser impunis dans son royaume ceux qui l'abandonnoient après dix ans de souveraineté incontestée.] Le mardi dix-huitiesme jour de janvier, Phelippe[546], fils du roy de France, estant âgé de dix ans, prist à femme madame Blanche, fille de Charles roy de France, qui estoit trespassé derrenièrement; estant ladite Blanche en aage de dix-huit ans. Et fu faite très grant feste à Paris au palais le roy, présente madame la royne Jehanne, mère de ladite espouse, à tout grant compaignie de nobles. Et l'endemain de ladite feste, la compaignie des nobles dessus dis firent joustes et grant appareil, esquelles joutes monseigneur Raoul conte d'Eu, connestable de France, fu mis à mort et occis de un cop de lance. [Note 546: _Phelippe._ Continuation françoise de Nangis: _Duc d'Orléans._] [547] Le dernier jour de février furent conjonction des trois planètes plus hautes, c'est assavoir de Mars, de Jupiter et de Saturne; et selon le jugement des sages astronomes qui pour le temps demouroient à Paris, ladite conjonction, selon leur dit, valoit trois conjonctions, c'est assavoir conjonction grant, très grant et moienne, et ne povoit à venir que en........... [548] du moins; et pour ce, elle demonstroit et ségnéfioit choses grans et merveilleuses et qui n'aviennent que trop pou et tart, si comme sont mutations de lois, de siècles, de royaumes, et avènemens de prophètes. Et doivent avenir ces choses espécialement vers les parties de Jhérusalem et de Surie. [Note 547: Ce paragraphe est inédit.] [Note 548: Ce membre de phrase est entièrement omis ou transcrit avec cette lacune dans les manuscrits.] En celui an, le roy d'Arragon prist le roy de Maillorgues et luy osta son royaume pour ce qu'il ne luy vouloit faire hommage. XXXV. ANNÉE 1345 _Coment les Gascons et les Bourdelois brisièrent les trieves entre les deux roys; et coment toute la baronie de Haynau fut desconfite en Frise._ L'an de grâce mil trois cent quarante-cinq, environ la Penthecouste, les Gascons et les Bourdelois commencièrent à brisier les trieves en faisant pluseurs courses sus le royaume et les gens de France. Mais environ la Nativité Saint-Jehan-Baptiste, le roy d'Angleterre envoia lettres au pape, disant que le roy de France avoit rompues les trieves et que, pour ce, il le deffioit. Lesquelles lettres, quant le pape les ot leues, il les enyoya au roy de France afin qu'il les leust. Dès lors il s'apresta pour garder le pays et les frontières du royaume, et fist sa semonce par lettres aux nobles, en mandant à tous que, hastivement après quinzaine de la Magdalaine, il comparussent solemnelment et en armes à Arras. Et en celuy temps que ces choses se faisoient en France, le roy d'Angleterre, à tout grant multitude de gens, entra en mer et vint à l'Escluse en Flandres, en espérance de recevoir l'hommage que les Flamens, par l'instigacion de Jaques d'Artevelle[549], avoient pourpensé piéça de luy faire; mais il ne parfist mie ce qu'il cuidoit, ains avint tout autrement; car au moys de juillet, quant il vint à la cognoissance de ceux de Gant que ledit Jaques d'Artevelle, capitaine des Flamens, se portoit traîtreusement et faussement emmi ceux de Gant, d'Ypre et de Bruges, en tant que quant il venoit à Gant, il leur donnoit à entendre que ceux de Bruges et d'Ypre estoient à acort de faire hommage au roy d'Angleterre, et quant il venoit à Ypre, il leur disoit semblablement de ceux de Gant et de Bruges, et parloit à ceux de Bruges par semblable manière de ceux de Gant et d'Ypre. Et le quinziesme jour de juillet, quant si grant traïson fu apperceue, il fu cité à Gant personnellement au mardi ensuivant, lequel vint à Gant le dix-septiesme jour de juillet dimenche, environ souper. Et quant il vit le peuple si troublé contre luy, il se bouta en sa maison le plus tost qu'il pot. Et ceux de Gant le suivirent assambléement et entrèrent en sa maison efforciement. Finablement, si comme il fuioit de sa maison, il fu suivi du peuple et fu occis moult vilainement, environ soleil escouchant. Et combien que l'en l'eust enterré en une abbaye de nonnains, au dehors de Gant, toutes voies par après, il fu gettié à estre mengié et dévoré des oyseaux. [Note 549: Le but de ce fameux _patriote_ étoit de livrer le comté de Flandres au fils du roi d'Angleterre. «Mais,» dit Froissart qui aimoit les Anglois moins encore que sa patrie, «ceux du pays n'estoient mie bien d'accord au roy né à Artevelle qui preschoit de deshériter le comte Loys leur naturel seigneur et son jeune fils Loys, et hériter le fils du roy d'Angleterre. Cette chose n'eussent-il fait jamais.»] Quant le roy d'Angleterre oï ces choses, il se parti de l'Escluse et retourna en Angleterre, et envoia gens d'armes et sergens aux archiers de Bordiaux pour estre à rencontre et au devant du duc de Normendie, fils du roy de France, lequel, avecques grant compaignie de combateurs, avoit esté envoié en Gascoigne de par le roy. En celuy an, au moys d'aoust, Jehan de Bretaigne, conte de Montfort, avecques la plus grant armée qu'il pot assembler, vint en Bretaigne et mist siège devant la cité de Quimpercorentin. Mais les gens au duc de Bretaigue firent lever ledit siège et enclostrent ledit conte eu un chastel auquel il estoit retrait. Mais ne demoura gaires après que ledit conte issi dudit chastel et s'en ala; et disoit-l'en communément que ceux qui devoient veiller et guettier par nuit en l'ost du duc de Bretaigne luy avoient fait voie. En celuy an, fu le temps d'esté si froit, si moistie et si pluvieux, que blés, avoines, orges et prés et autres biens qui estoient ès champs ne peurent venir à meurté, et à peine porent estre cueillis; ainsois en fu laissié grant quantité perdre parmi les champs. Les vins aussi et autres fruits des arbres furent moult vers et aigres. Au mois de septembre, le dix-septiesme jour, Audri, fils du roy de Hongrie, cousin germain du roy de France et successeur de Robert, roy de Sécile, à heure qu'il aloit à son lit pour dormir et reposer, et après qu'il fu despoillé de ses vestemens et qu'il vouloit entrer au lit, ses propres chambellans qui estoient députés à garder son corps et sa chambre, l'estranglèrent à cordes dures et rudes; et après sa mort fu son corps porté à la cité de Naples et ilecques sans sépulture, sans grant sollempnité et sans ce que nuls des royaulx né de son lignage y fussent présens. Guillaume, conte de Haynau, neveu du roy de France, au moys d'octobre environ la Saint-Denis, luy, avecques son oncle monseigneur Jehan de Haynau, chevalier, à grant compaignie de nobles s'en ala en Frise dont il se disoit estre roy et seigneur, afin que il la peust conquerre à force d'armes. Mais pour ce que les Frisons ne lui voudrent obéir et luy résistèrent viguereusement, et il estoit moult convoiteux de les conquerre et de les guerroier et mettre au bas, il apresta armes et nefs, et quant il furent issus des nefs et mis à terre, et son oncle luy conseilloit qu'il s'en retournast, il ne volt avoir le conseil de son dit oncle; lequel luy disoit bien, comme expert en guerres et en batailles, que s'il aloit oultre il mettroit en péril luy et tout son ost; et ainsi fu-il par après. Car comme le dit conte qui trop présomptueusement se fioit de sa force, se fu mis et gettié entre les Frisons, tantost et sans demeure luy et sa noble compaignie qu'il a voit mené avec soy furent occis des Frisons. Et sont les noms des personnes nobles et notables qui furent occises, le seigneur de Floreville, le seigneur de Duras, le seigneur de Hermes, le seigneur de Maigny et son frère le seigneur d'Arques, et le seigneur de Buelincourt; le seigneur de Walincourt, monseigneur Jehan de Lissereules, monseigneur Gautier de Ligne et son frère monseigneur Michiel, monseigneur Henri d'Aucourt, monseigneur Girart à la Barbe, monseigneur Haso de Broucelle[550], monseigneur Thiéri de Vaucourt mareschal de Haynaut, monseigneur Jehan de Bruiffe, monseigneur Gilles Grignart. Monseigneur Jehan de Haynau, oncle dudit conte, s'en retourna tout seul en Haynau de ladite bataille en laquelle il avoit esté navré en la cuisse. [Note 550: _Broucelle_ ou Borselle.] En celuy temps, monseigneur Jehan de Bretaigne, conte de Montfort, mourut tout désespéré, si comme pluseurs disoient; et disoit l'en aussi que à son trespassement il avoit vu les mauvais espris. Et avint grant merveille, car à l'eure de sa mort, si grant multitude de corbiaux s'assembla sus sa maison que l'en ne cuidoit mie que en tout le royaume de France il en peust avoir autant. En celuy an, le roy envoia son ainsné fils Jehan, duc de Normendie, en Gascoigne, contre le conte Derbi pour luy résister et pour garder le droit du roy, lequel conte y estoit venu à grant armée, de par le roy d'Angleterre. Mais avant que le duc de Normendie peust venir en Gascoigne, ledit conte Derbi prist la ville et le chastel de Bergerac, là où estoit, de par le roy de France, monseigneur Aymart de Poitiers, conte de Valentinois, qui fu ilec occis. Et y estoit aussi le conte de Lille qui, en l'assaut de la ville, avoit esté pris et grandement navré[551]. Et si avoit pris encore avecques ledit conte Derbi la ville de la Riolle. Et disoient pluseurs que ces deux villes avoient esté prises du consentement à ceux du pays. Et quant le duc de Normendie fu venu en Gascoigne, et il vit que pou ou noient il y povoit faire, il s'en retourna en France; pour quoy, quant il vit que le roy, son père, en fu indigné contre luy, si s'en retourna le fils arrière et mist siège devant Aguillon, et y demoura jusques au moys d'aoust. Et quant il oï dire que le roy d'Angleterre guerroioit son père et le royaume, si s'en retourna en France. [Note 551: Ce court récit mérite plus de créance que le long discours de Froissart sur la prise de Bergerac. Frolssart ne mentionne ni la prise du comte de Lille (Jourdain), ni la mort du brave Aimar, que Villaret nomme à tort _Louis_ de Poitiers.] XXXVI. _Coment le conte de Norenton, principal capitaine des Anglais en Bretaigne, vint à grant force de gens d'armes d'Angleterre, et fu prise la Roche-Derian, en l'évesché de Triguier en Bretaigne._ En celuy an, le mardi avant la saint Nicholas d'yver, le conte de Norenton[552], en Angleterre, qui pour le temps estoit principal capitaine de tous les Anglois qui estoient en Bretaigne, vint devers la ville de Karahais[553], en Cornouaille, et environ heure de prime, luy et sa gent assaillirent la ville de Guengamp, en l'éveschié de Triguier; et ne savoit mie la force né la constance des habitans. Car pour ce que la ville se sentoit bien garnie, elle doubta trop pou ledit conte. Ainsi fu-il moult esbahi, grevé et troublé de ce qu'il luy gettoient à fondes[554] et autres engins. Et quant il vit qu'il n'avoit force contre eux, il s'en parti moult confus et bouta le feu ès forbours de la ville. Après, le jour meisme, il s'en vint à cinq lieues de Guengamp; et, un pou après midi, fu devant la ville de la Roche-Derian, laquelle ville ne se doubtoit point des anemis, tant pour ce qu'il n'avoient point encore esté en ces parties comme pour ce qu'il n'estoient mie garnis pour résister aux anemis. Et combien qu'il y ait fort chastel, toutesvoies, les habitans estoient despourveus, car il ne cuidoient point que les anemis venissent en ces parties, par nulle manière. Et si tost que ledit conte approcha de ladite ville, il l'assaillist moult forment et asprement, car il avoit grant compaignie et grant force de gens; et dura l'assaut jusques à soleil couchant, pour ce que ceux de la ville leur résistoient de leur povoir. Lors, il demandèrent trièves au conte, et il leur donna jusques à l'endemain seulement, afin qu'il regardassent et délibérassent s'il luy rendroient la ville ou s'il se deffendroient contre luy. Toutes voies, pluseurs de la ville avoient si grant doleur en leur cuer que plus volentiers deffendissent la ville sé il eussent puissance et garnisons, qu'il ne la rendissent aux anemis. Et noientmoins il distrent aux anemis en audience, qu'il deffendroient; pourquoy les anemis furent si iriés que il assaillirent la ville dès le mercredi matin jusques au juesdi à vespres, par pluseurs reposées. Et à celles vespres, il ardirent la porte de la ville qui est nommée la Porte du cimetière. Mais tandis que ladite porte ardoit, ceux de la ville firent par leur soutilleté un mur par dedens à l'endroit et en lieu de ladite porte; puis après baillèrent trieves l'une partie à l'autre, jusques à l'endemain. Et ceux de la ville adonques s'assemblèrent à conseil et disoient qu'il ne pourroient mie résister longuement aux anemis. Lors monseigneur Hue de Carrimel[555], chevalier, se fist mettre hors de la ville et dévaler en un panier par une corde, et ala parler au conte de Norenton, et firent convenances telles que dès le samedi prochain jusques à huit jours ensuivans, ceux de la ville s'en partiroient et iroient hors du chastel et de la ville, sauf leur corps et leur biens. Et ceci fait, les Anglois entrèrent en la ville et au chastel, dès icelui samedi, et ceux de la ville s'en départoient communément jusques à l'autre samedi, selon la forme de la convenance. [Note 552: _Norenton._ Guillaume de Bohun, comte de Northampton.] [Note 553: _Karahaix._ Ou _Carhaix_, dans le diocèse de Quimper.--On chercheroit vainement dans Froissart tous les événemens mentionnés dans ce chapitre.] [Note 554: _A fondes._ Avec frondes.] [Note 555: _Carrimel._ Variantes: _Cassiel, Araël._] Aucuns Anglois pillars roboient et pilloient ceux qui de la ville s'en issoient: toutes voies, quant on le povoit prouver, il en estoient punis incontinent de leur capitaines. En ceste ville estoient habitans, pour le temps, l'évesque de Triguier, diocésain d'icelle ville; monseigneur Raoul de la Roche, et ledit monseigneur Huon de Carrimel, chevalier, qui la ville gardoit avec pluseurs grans et nobles. Puis, après ce que ceux de dedens avoient rendu la ville et que les Anglois y habitoient et avoient les clefs de toutes les entrées, ledit conte Norenton y fu, celuy samedi et le dimenche ensuivant. Au lundi s'en parti, luy et son ost, et laissa gardes en garnison, pour la seurté et deffense du chastel; et le povoit bien faire, car il avoit avec soy tant de gens que c'estoit ainsi comme sans nombre. Quant le conte fu parti de la Roche-Derian, si s'en vint à une ville close qui est nommée Lannyon, et l'assaillit si fort comme il pot; mais ceux de la ville ne doubtoient guères ledit conte né son ost, pour ce que par avant il s'estoient garnis bien et sagement; si se deffendoient contre luy bien et viguereusement en tant qu'il ne pot riens contre eux, en quelque manière que ce fust. Le lundi malin s'en parti et vint en l'éveschié de Léon, là où ses hommes tenoient jà pluseurs chastiaux et garnisons; car en l'éveschié de Triguier il ne tenoient encore forteresce né ville fors la Roche-Derian qu'il avoient prise la sepmaine devant, laquelle ville et le chastel de la Roche-Derian il tindrent par deux ans et tous les habitans d'entour et d'environs il subjuguèrent et firent leur serfs et tributaires. Et ycelle année il baillèrent pluseurs assaus à la ville de Lannyon, mais riens ne leur profitoit. Toutes voies, quant les Anglois vindrent à la Roche-Derian, il trouvèrent pluseurs Espagnols delès les murs de la ville par dehors, à un port de mer qui est ylec, et avoit bien mil et trois cens tonniaux de vins d'Espaigne parmi les rues, et encore onques n'avoient entré ès maisons de la ville, mais estoient hors les murs, si comme dit est. Et les Espaignols qui cuidoient bien deffendre leur vins pour ce que il estoient pluseurs, firent bataille aux Anglois; mais il furent ainsi comme tous occis et ne porent résister à eux: ains orent les Anglois ces mil et trois cens tonniaux de vin d'Espaigne, et en trouvèrent dedens la Roche-Derian bien autres trois cens tonniaux de vin, et avoient assez vin et habondance pour toute l'année. Si en furent moult aises et en beuvoient très volentiers, selon le dit commun lequiel je ne tiens né pour faux du tout né du tout véritable: Le Normant chante, l'Anglois si boit, et l'Allemant mengue. Par iceluy temps donques que les Anglois tenoient la Roche-Derian et qu'il y demourèrent, il destruirent en partie l'églyse cathédral de Lantreguier moult vilainement, en laquelle le corps du glorieux confesseur monseigneur saint Yves reposoit pour le temps; toutes voies à son monument il n'aprochièrent onques par la volonté de Dieu; et la cause pour quoy les Anglois destruirent ladite églyse si fu pour ce que les François n'i peussent mettre garnison contre eux de gens d'armes; car les Anglois n'avoient environ eux né cité né églyse à plus près une lieue; et quant les Anglois vouldrent destruire l'autre églyse cathédral de Triguier la cité, qui est nommée Ste-Trugual, jadis patron de la cité, n'i ot celui qui premier y osast commencier, pour révérence de pluseurs saints desquels les reliques y souloient estre, et par espécial de monseigneur saint Yves duquiel il y avoit encore de ses ossemens, de sa char, de ses nerfs et de ses poils. Si y ot un prestre plus outrageux que les autres qui commença à la destruire par sa grant présumpcion: mais puis qu'il en ot destruit et dilapidé grant partie, luy et pluseurs autres qui estoient tous aprestés à ceste besoigne, voiant tous ceux qui estoient présens, ledit prestre mourut moult vilainement en mangant sa langue et en criant comme un chien. En celuy an, le roy voult avoir subside des advocas de parlement et de chastelet. Et environ la Tiphaine, vindrent deux cardinaus au roy à Saint-Ouen, près de la ville de Saint-Denis en France, qui estoient envoiés de par le pape, pour les guerres qui estoient entre les roys de France et d'Angleterre. Le jour de la Purificacion Nostre-Dame fu assemblé le conseil en la maison des Augustins à Paris, et y ot la plus grant partie des abbés et autres prélas du royaume, pour avoir conseil et ordener du subside que le roy vouloit avoir, et que incontinent pour ses guerres l'en luy féist. XXXVII. ANNÉE 1346 _Coment les Anglois prisrent par traïson Lannyon._ L'an de grâce mil trois cent quarante-six, comme les Anglois orent demouré près d'un an à la Roche-Derian, et, l'année paravant, eussent fait pluseurs assaus à la ville de Lannyon[556], tant que ceux de la ville par pluseurs fois estoient issus de leur garnisons pour eulx combattre en plain champ aux Anglois et avoient eu pluseurs victoires contre eulx. Si avint qu'il y ot deux traîtres principaux en celle ville qui estoient nommés Henri Quiguit et Pringuier Alloue[557], escuiers, auxquels les Anglois vindrent parler un dimenche avant l'aube du jour, pour ce qu'il devoient gaittier celle nuit. Et par le conseil et la traïson de ces deux faux traîtres, les Anglois entrèrent en la ville de Lannyon, si pristrent pluseurs riches hommes et de grant richesse, et pluseurs autres mistrent à mors et tuèrent. Et quant monseigneur Geffroy de Pont-Blanc[558], chevalier, qui à celle heure estoit couchié tout nu en son ost, oï dire que la ville estoit ainsi traye et que les anemis estoient dedens, si se leva et cria aux armes! et n'oublia mie sa lance né le glaive[559] de ses deux mains; et issi hors de sa maison moult courageusement. Et quant il fu en la rue et il trouva les anemis, le premier et le secont qu'il encontra de sa lance il tresperça. Au tiers, brisa sa lance. Et prist son glaive, si fèroit à destre et à senestre, tellement que par sa vertu et par la force de ses bras, il recula tous les Anglois jusques au dehors de la rue. Et par le grant courage de luy issi tout seul après eux, les persécutant hors de la rue en plaine place. Lors les Anglois le vont de toutes pars environner; mais quant le noble chevalier vit ce, si mist son dos contre le paroy d'une maison, et tourna le visage contre ses anemis, et se deffendoit si fort que tous ceux qu'il féroit d'un grant glaive qu'il tenoit, à terre il les trébuchoit et sans remède tous mors les mettoit. Et quant les Anglois virent qu'il ne le povoient vaincre né seurmonter, si firent voie à un archier qui traist une sajette contre luy et le féri si fort en la jointure du genoil qu'il ne pot onques puis démener son corps né soy mouvoir si légièrement. Adonques les Anglois s'assemblèrent contre luy et luy firent pluseurs playes, et finablement l'occistrent. Lequel chevalier noble et vaillant ainsi mort noblement et occis pour la deffense du pays, il ne souffist mie aux Anglois: ainsois les dens luy rompirent ens la bouche à cops de pierres, et traisrent les ieux à son escuier. Quant monseigneur Richart Toutesliam[560], capitaine de la Roche-Derian, oï sa mort, si en mena grant dueil par semblant, espéciaument pour ce qu'il avoit esté si vaillant de corps et de volenté, et pour ce qu'il ne l'avoient pris vif. Celle matinée il tuèrent monseigneur Geffroy de Kaermel, et pluseurs autres non mie si notables né si puissans. Il pristrent aussi le seigneur du chastel de Qoettrec, et monseigneur Geffroy de Quoettrevan, chevalier, et Rolant Phelippe, souverain sénéchal de Bretaigne, et maistre Thibaut Meran, docteur en droit canon et en droit civil, auquel il firent porter les charges de vin à la Roche-Derian, en cotte, nus piés, sans chaperon et sans broies. Il emportèrent des meubles de Lannyon sans nombre, et emmenèrent tous les prisonniers qu'il porent nobles, desquels nul ne sceut le nombre fors Dieu seulement. Toutes voies, les hommes ruraux de la Roche-Derian et des villages d'entour jusques à trois lieues de toutes pars qui estoient en la servitude des Anglois, avoient grant compassion de leur gent, si comme il monstrèrent par après; mais il ne savoient autre chose faire que labourer leur terres né autrement vivre. Adonques quant il virent que la plus grant partie des Anglois qui estoient au chastel de la Roche-Derian estoient issus pour aler à la liaison et à la prise de Lannyon que les traîtres dessus dis avoient jà vendue, si le mandèrent et le firent savoir à grant force de Bretons qui estoient pour le temps en la ville de Guengamp. Lors ceux de Guengamp ordenèrent un grant ost, sous monseigneur Geffroy Tournemine, chevalier, pour prendre le chastel de la Roche-Derian; mais que avint-il? Les Anglois de ladite Roche apprirent que les ruraux avoient descouvert et notifié leur fait aux Bretons de Guengamp, si mandèrent ayde à ceux qui traîtreusement avoient prise la ville de Lannyon. Lors les Anglois de Lannyon vindrent en ayde à ceux de la Roche et amenèrent avant eux leur prisonniers et les meubles qu'il avoient pris en la ville de Lannyon, et la laissièrent vuide et despoilliée de tous biens. Et quant il approchièrent de la Roche, le duc de Guengamp et ses gens estoient jà venus au devant jusques à la Roche. Lors les Anglois laissièrent la droite voie qui va de Lannyon à la Roche, et passèrent une yaue qui est nommée Jaudi, par un gué qui est dit le Gué du prévost, et se mistrent entre la Roche et les gens au duc de Guengamp, et ylec orent bataille ensemble; et furent pris pluseurs d'une partie et d'autres, mais plus en y ot pris de la partie au duc de Guengamp; par quoy il convint retourner les autres à leur ville de Guengamp. Et ainsi les Anglois à tous leur prisonniers entrèrent tantost à la Roche-Derian. Noient moins, les habitans de Lannyon qui s'en estoient fuis et dispersés à la venue des Anglois, quant il sceurent de certain que les Anglois estoient partis du tout de Lannyon, si retournèrent à leur ville et se deffendirent des anemis, et tindrent leur ville close jusques au jour d'uy. Et quant les Anglois de la Roche virent que les ruraux qui estoient en leur servitude et subjection avoient ainsi révélé aux Bretons leur fait et leur estat, si les tindrent en plus dure et aspre servitude que devant. [Note 556: _Lannyon_ ou Lannion» petite ville entre _Morlaix_ et _Treguier._] [Note 557: Aucun autre historien ne les nomme; Dom Morice dit, d'après Lebaud, _deux soldats de la garnison_. (Voy. _Hist. de Bretaigne_, t. 1, p. 274.)] [Note 558: _Pont-Blanc._ Var. _Pyeblanc_, et _Poyblanc_.] [Note 559: _Glaive._ Javelot, qu'on a dit d'abord _Glavelot_.] [Note 560: _Toutesham._ Variantes: _Toutseuls_--_Tort._--Dom Morice le nomme _Toussaint_; mais son véritable nom est _Totesham_, comme on le voit par la lettre de Thomas d'_Agworth_(le Dagorné de Froissart et le nôtre) au roi d'Angleterre, rapportée par Robert d'Awesbury.] En celuy an, le samedi premier jour de juillet, fu fait à Paris une horrible justice,--né onques mais n'avoit esté faite semblable au royaume de France. Combien que nous lisons que l'empereur Henri en fist une autèle, et en Angleterre aussi, une autre fois en avint une autre semblable, toutes voies à Paris onques mais n'avoit esté telle,--d'un bourgois de Compiègne appelle Symon Pouilliet, assez riche, qui fu jugié à mort et mené aux halles de Paris; et fu estendu et lié sur un estai de bois, ainsi comme la char en la boucherie, et fu ylec copé et desmembré, premièrement les bras, puis les cuisses et après le chief; et après pendu au gibet commun où l'en pent les larrons. Et tout pour ce qu'il avoit dit, si comme l'en luy imposoit, que le droit du royaume de France appartenoit mieux à Edouart, roy d'Angleterre, que à Phelippe de Valois. De laquelle mort tout honteuse, France pot bien dire la parole de Jhésucrist qui disoit: «Ci sont les commencemens des douleurs,» si comme il sera monstré par après. XXXVIII. _Coment le roy d'Angleterre vint par Normendie, et prist Caen, et vint par Lisieux, par Thorigny et Vernon et à Poissi. Et coment le roy de France le poursuivait tousjours de l'autre part de Saine, et vint à Paris logier à Saint-Germain-des-Prés. Et coment les Anglais passèrent le pont de Poissi._ En celuy an, proposa le roy de France faire grant armée en mer de nés pour passer en Angleterre, lesquelles il envoia querre à Gennes à grant despens; mais ceux qui les alèrent querre en firent petite diligence, et tardèrent moult à venir. Par espécial une grant nef que le roy faisoit faire à Harefleur en Normandie, de laquelle on disoit que onques mais si belle n'avoit esté armée né mise en mer, demoura tant que le roy d'Angleterre, à tout grant force de gent et grant multitude de nefs que l'en estimoit bien à douze cens[561] grosses nefs, sans les petites nefs et autres vaissiaux, descendi en Normendie au lieu que l'en dit la Hogue-St-Waast[562]; et fu le mercredi douziesme jour de juillet; et dès lors s'appelloit roy de France et d'Angleterre. Et à l'instance de Geffroy de Harecourt[563] qui le menoit et conduisoit, il commença à gaster et à ardoir le pays. Et premièrement vint à la ville de Neuilli-l'Evesque[564] à laquelle il ne pot mal faire, pour la force du chastel. Si s'en parti et vint d'ilec à Montebourg[565] où il s'arresta par aucun temps; et endementres, Geffroy de Harecourt faisoit tout le dommage qu'il povoit par tout le pays de Coustantin. Après, le roy d'Angleterre vint à la ville de Carentan, et prist la ville et le chastel; et tous les biens qu'il y prist fist mener en Angleterre, et bailla le chastel en garde à monseigneur de Groussi et à monseigneur Rollant de Verdun, chevaliers. [Note 561: _Douze cens._ L'historien Knygton compte onze cents grands bâtimens et plus de six cents bateaux.] [Note 562: _La Hogue-Saint-Waast._ Auj. _La Hogue_. «Assez près de Saint-Sauveur-le-Viconte, l'héritage de messire Geoffroi de Harcourt.» (Froissart.)] [Note 563: _Geffroy de Harecourt._ Ce traître avoit remplacé Robert d'Artois dans les conseils du roi d'Angleterre. (Voy. Froissart, liv. i, ch. 264 et suiv.)] [Note 564: _Neuilly-l'Évesque._ Proche de la Vire, entre _Saint-Lô_ et _Carentan_.] [Note 565: _Montebourg_, à deux lieues de Valognes.--Cont. fr. de Nangis: L'_abbaye de Montebourc_.] Et quant le roy d'Angleterre se parti de Carentan, aucuns Normans, avecques messire Phelippe le Despencier, chevalier, s'assemblèrent et recouvrèrent, à force d'armes, la ville et le chastel, et les deux chevaliers dessus nommés pristrent et les envoièrent à Paris. Entre ces choses, le roy d'Angleterre vint à St-Lo en Coustantin, et fist enterrer solempnelleinent les testes de trois chevaliers[566] qui pour leur démérite avoient esté occis à Paris, et prist et pilla la ville qui estoit toute plaine de biens et garnie[567]. D'ilec s'en passa par la ville de Thorigny[568], ardant et gastant le pays; et manda par ses coursiers et par ses lettres, si comme l'en disoit communément, aux bourgois de Caen, que s'il vouloient laissier le roy de France et estre sous le roy d'Angleterre, qu'il les garderoit loyaument et leur donroit pluseurs grans libertés, et, en la fin des lettres leues, menaçoit, s'il ne faisoient ce qu'il leur mandoit, que bien briefment il les assaudroit et qu'il en fussent tous certains. Mais ceux de Caen luy contredirent tous d'une volenté et d'un courage, en disant que au roy d'Angleterre il n'obéiroient point. Et quant il oï la response des bourgois de Caen, si leur assigna jour de bataille au juesdi ensuivant; et ceci il fist traîtreusement, car dès le jour par avant au matin, qui estoit le mercredi après la Magdaleine vint-deuxiesme jour de juillet, il vint devant Caen, là où estoient capitaines establis de par le roy, monseigneur Guillaume Bertran, évesque de Baieux et jadis frère de monseigneur Robert Bertran chevalier, le seigneur de Tournebu, le conte d'Eu et de Guines, lors connestable de France, et monseigneur Jehan de Meleun, lors chambellan[569] de Tanquarville. Et quant les Anglois vindrent devant Caen, si assaillirent la ville par quatre lieux, et traioient sajettes par leur archiers aussi menu que sé ce fust grelle. Et le peuple se deffendoit tant qu'il povoit, meismement ès près, sus la boucherie et au pont aussi, pour ce que ylec estoit le plus grant péril. Et les femmes, si comme l'en dit, pour faire secours, portaient à leur maris les huis et les fenestres des maisons et le vin avecques, afin qu'il fussent plus fors à eux combatre. Toutes voies, pour ce que les archiers avoient grant quantité de sajettes, il firent le peuple de soy retraire en la ville et se combatirent du matin jusques aux vespres. Lors, le connestable de France et le chambellan de Tanquarville issirent hors du chastel et du fort en la ville, et ne sçai pourquoy c'estoit, et tantost il furent pris des Anglois et envoiés en Angleterre[570]. [Note 566: _Trois chevaliers._ Guillaume Bacon, le seigneur de la Roche-Taisson et Richard de Persy. (Voy. plus haut, chapitre XXXIII.)] [Note 567: _Garnie._ «Qui, pour le temps, estoit bonne ville, riche et marchande, et valoit trois fois tant que la cité de Coutances.» (Froissart.)] [Note 568: _Thorigny._ Sur la route de Saint-Lô à Vire; à trois lieues de Saint-Lô.] [Note 569: _Chambellan._ Froissart l'appelle toujours à tort, _le comte de Tancarville_.] [Note 570: Tout ce récit si précieux de la défense de Caen est omis dans Froissart, qui fait des habitans de la ville des fugitifs, et des comtes d'Eu et de Tancarville des héros mal secondés par la fortune.] Mais quant l'évesque de Baieux, le seigneur de Tournebu, le bailli de Roen et pluseurs autres avecques eux virent qu'il istroient pour noient, et que leur issue pourroit plus nuire que profiter, si se retraistrent au chastel comme sages, et se tenoient aux quarniaux. Entre deux, les Anglois cherchoient[571] moult diligeamment la ville de Caen et pilloient tout; et les biens qu'il avoient pillés à Caen et ès autres villes le roy d'Angleterre envoia par sa navire tantost en Angleterre, et ardi grant partie de la ville de Caen en soy issant; mais au fort de la ville ne fist-il onques mal né n'i arresta point, car il ne vouloit mie perdre ses gens. Si s'en parti tantost, et s'en ala vers Lisieux. Et tousjours Geffroy de Harecourt aloit devant, qui tout le pays ardoit et gastoit. [Note 571: _Cherchaient._ Parcouraient.] Après, il vindrent vers Falaise, mais il trouvèrent qui leur résista viguereusement. Si se tournèrent vers Roen. Et quant il oïrent que le roy de France assembloit ilec son ost, si s'en alèrent au Pont-de-l'Arche; toutes voies le roy de France y ala avant eux. Et quant il fu entré en la ville, si manda au roy d'Angleterre s'il vouloit avoir bataille à luy, qu'il luy assignast jour à son plaisir; lequel respondi que devant Paris il se combatroit au roy de France. Quant le roy de France oï ce, si s'en retourna à Paris et s'en vint mettre et logier en l'abbaye Saint-Germain-des-Prés[572]. Ainsi, comme le roy d'Angleterre s'approchoit de Paris, si vint à Vernon et cuida prendre la ville, mais l'en luy résista viguereusement. Si s'en partirent les Anglois et ardirent aucuns des forbours. D'ilec vindrent à Mantes, et quant il oit dire qu'il estoient bons guerroiers, si n'y voult faire point de demeure, mais s'en vint a Meullenc là où il perdi de ses gens; pour laquelle chose il fu tant irié que, en la plus prochaine ville d'ilec, qui est appellée Muriaux[573], il fist mettre le feu et la fist tout ardoir. [Note 572: Le retour du roi n'est pas ici marqué en son lieu. On va le replacer tout-à-l'heure comme il doit être.] [Note 573: _Muriaux._ Les _Mureaux_, près de Meulan; aujourd'hui village.] Après ce, vint à Poissi, le samedi douziesme jour d'aoust; et toujours le roy de France le poursuivoit continuellement de l'autre partie de Saine, tellement que en pluseurs fois l'ost de l'un povoit voir l'autre; et par l'espace de six jours que le roy d'Angleterre fu à Poissi et que son fils aussi estoit à Saint-Germain-en-Laye, les coureurs qui aloient devant boutèrent les feux en toutes les villes d'environ, meismement jusques à St-Cloust, près de Paris; tellement que ceux de Paris povoient voir clèrement, de Paris meisme, les feux et les fumées, de quoy il estoient moult effraiés et non mie sans cause. Et combien que en notre maison de Rueil, laquelle Charles-le-Chauve, roy empereur, donna à nostre églyse, il boutassent le feu par pluseurs fois, toutes voies par les mérites de monseigneur saint Denis, si comme nous avions en bonne foy, elle demoura sans estre point dommagiée. Et afin que je escrive vérité à nos successeurs, les lieux où le roy d'Angleterre et son fils estoient si estoient lors tenus et réputés les principaux domiciles et singuliers soulas du roy de France; parquoy c'estoit plus grant deshonneur au royaume de France et aussi comme traïson évident, comme nul des nobles de France ne bouta hors le roy d'Angleterre estant et résidant par l'espace de six jours es propres maisons du roy, et ainsi comme au milieu de France si comme est Poissi, St-Germain-en-Laie et Montjoie[574], là où il dissipoit, gastoit et despendoit les vins du roy et ses autres biens. Et autre chose encore plus merveilleuse, car les nobles faisoient afondrer les bastiaux et rompre les pons par tous les lieux où le roy d'Angleterre passoit, comme il deussent tout au contraire faire passer à luy par sur les pons et parmi les bastiaux, pour la deffense du pays. Entretant, comme le roy d'Angleterre estoit à Poissi, le roy de France chevaucha par Paris le dimenche et s'en vint logier à tout son ost en l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés pour estre à rencontre du roy d'Angleterre qui le devoit guerroier devant Paris, si comme dit est[575]. [Note 574: _Montjoie._ C'étoit le château féodal de l'abbaye de Saint-Denis, et c'est à cause de lui que le cri de guerre du roy de France, porteur de l'oriflamme, fut _Montjoie-Saint-Denis_! Ce château fort, plusieurs fois réparé dans le xivème siècle, comme le prouvent des états de dépense conservés au Cabinet généalogique de la bibliothèque royale, étoit situé au-dessous de Saint-Germain, vers Joyenval. Dom Félibien, dans son _Histoire de l'Abbaye de Saint-Denis_, n'en a pas dit un mot.] [Note 575: «Et tout son ost aux champs entour luy, pour aler l'endemain vers Poissy à l'encontre desdis Anglois.» (Cont. fr. de Nangis.) Il faut croire que le pont de Poissy ne fut brisé qu'après l'entrée des Anglois à Poissy, car autrement on ne voit pas comment ils auroient passé la Seine. D'ailleurs, les gentilshommes françois pouvoient bien, sans trahison, couper les ponts derrière et même devant les Anglois.] Et comme le roy eust grant désir et eust ordené d'aler l'endemain contre luy jusques à Poissi, il luy fu donné à entendre que le roy d'Angleterre s'estoit parti de Poissi, et qu'il avoit fait refaire le pont qui avoit esté rompu, laquelle roupture avoit esté faite, si comme Dieu scet, afin que le roy d'Angleterre ne peust eschaper sans soy combatre contre le roy de France. Et quant le roy oï les nouvelles du pont de Poissi qui estoit réparé et de son anemi qui s'en estoit fui, si en fu moult dolent et s'en parti de Paris, et vint à Saint-Denis à tout son ost, la vigile de l'Assomption Nostre-Dame: et n'estoit mémoire d'homme qui vit, que depuis le temps Charles-le-Chauve qui fu roy et empereur, le roy de France venist à Saint-Denis-en-France en armes et tant prest pour batailler. Quant le roy fu à Saint-Denis, si célébra ilec la feste de l'Assomption moult humblement et très dévotement, et manda au roy d'Angleterre, par l'arcevesque de Besançon, pourquoy il n'avoit acompli ce qu'il avoit promis. Lequel respondi frauduleusement, si comme il apparut par après, car quant il se vouldroit partir il adresceroit son chemin par devers Montfort. Oïe la response frauduleuse du roy d'Angleterre, si ot le roy conseil qui n'estoit mie bien sain; car en vérité, il n'est nulle pestilence plus puissant de grever et de nuire qu'est celuy qui est anemi et se fait ami familier[576]. [Note 576: On peut croire que la grande raison de toutes les irrésolutions du roi de France venoit de la crainte qu'il avoit de laisser Paris à la merci des Anglois. Il ne vouloit pas la quitter tant qu'Edouard ne s'en éloignoit pas. (Voy. Froissart, liv. 1, ch. 273.)] Si s'en parti le roy de Saint-Denis et passa de rechief par Paris dolent et angoisseux, et s'en vint à Antongny, oultre le Bourc-la-Royne, et ilec se loga le mercredi; et endementres le roy d'Angleterre faisoit refaire le pont de Poissi qui estoit rompu, et cil qui l'avoit oï et veu si le tesmoigna; car nous véismes à l'églyse de Saint-Denis, et en la salle où le roy estoit, un homme qui se disoit avoir esté pris des anemis et puis rançonné, lequel disoit appertement et publiquement, pour l'honneur du roy et du royaume, que le roy d'Angleterre faisoit faire moult diligeamment le pont de Poissi, et vouloit celuy homme recevoir mort s'il ne disoit vérité. Mais les nobles et les chevaliers les plus prochains du roy luy disoient qu'il mentoit apertement, et se moquièrent de luy comme d'un povre homme. Hélas! adonques fu bien vérifié cele parole qui dist ainsi: «Le povre a parlé, et l'en luy dit: Qui est cestui? par moquerie. Le riche a parlé et chascun se teust, par révérence de luy.» Finablement, quant il fu sceu véritablement que l'en refaisoit le pont, l'en y envoia la commune d'Amiens pour empeschier la besoigne, laquelle ne pot résister à la grant multitude des sajettes que les Anglois traioient, et fu toute mise à mort. Et tandis que le roy estoit à Antongny, en icelle nuit luy vindrent nouvelles que les Anglois, pour certain, avoient refait le pont de Poissi, et que le roy d'Angleterre s'en devoit aler et passer par ilec. XXXIX. _Coment le roy d'Angleterre se parti de Poissi et mist le feu par tous les manoirs royaux et s'enfui vers Picardie. Et coment le roy de France s'en retourna d'Antongny et passa par Paris, disant à grans souspirs qu'il estoit traï. El poursuivit tousjours à grant diligence son anemi le roy d'Angleterre._ Adonques, le vendredi après l'Assomption Nostre-Dame, environ tierce, le roy d'Angleterre à tout son ost, à armes descouvertes et banières desploiées, s'en ala sans ce que nul ne le poursuist; dont grant doleur fu à France; et à sa despartie mist le feu à Poissi à l'ostel du roy, sans faire mal à l'églyse des nonnains, laquelle Phelippe-le-Bel, père à la mère audit roy d'Angleterre, avoit fait édifier. Et si fu aussi mis le feu à St-Germain-en-Laye, à Rays, à Montjoie[577], et briefment furent destruis et ars tous les lieux où le roy de France avoit acoustumé à soy soulacier. Et quant il vint à la cognoissance du roy de France que son anemi le roy d'Angleterre s'estoit de Poissi si soudainement parti, si fu touchié de grant doleur, jusques dedens le coeur et moult irié se parti d'Antongny et s'en retourna à Paris; et en alant par la grant rue, n'avoit pas honte de dire à tous ceux qui le vouloient oïr qu'il estoit traï; et se doubtoit le roy que autrement que bien il n'eust esté ainsi mené et ramené. Aussi murmuroit le peuple, et disoit que ceste manière d'aler et de retourner n'estoit mie sans traïson, pourquoy pluseurs plouroieut et non mie sans cause. Ainsi le roy se parti de Paris et vint derechief logier à Saint-Denis, avec tout son ost. [Note 577: «Et fist ardoir la couverture de la tour de Monjore (Montjoie) et la maison du roy de Rais, et la ville et le moustier de Saint-Germain-en-Laie, et la maison du roy.» (Cont. fr. de Nangis.)] En celui an, le duc de Normendie qui estoit alé en Gascoigne asségier le chastel d'Aguillon, et rien n'i avoit fait, oï des nouvelles que le roy d'Angleterre guerroioit son père, le roy de France, et avoit ars les maisons du roy; si en fu moult troublé et laissa toute la besoingne et s'en parti. Et quant le roy d'Angleterre se parti de Poissi si s'en vint à Biauvais la cité. Et pour ce que ceux de Biauvais se deffendoient noblement, et qu'il ne pot entrer en la cité, les Anglois plains de mauvais esperit, ardirent aucuns des forbours de la cité et toute l'abbaye de Saint-Lucien[578] qui tant estoit belle et noble, sans y laisser riens du tout en tout; et d'ilec entrèrent en Picardie. [Note 578: _Saint-Lucien._ Froissart prétend que l'incendie de l'abbaye fut fait contre la volonté d'Edouard, «qui avoit deffendu sur la hart que nul ne violast églyse.»] Après ce, le roy de France se parti de Saint-Denis, ensuivant son anemi le roy d'Angleterre, jusques à Abbeville en Picardie moult courageusement. Et le juesdi, feste saint Barthélemi, le roy d'Angleterre, à tout son ost, devoit disner à Araines[579]; mais le roy de France qui moult désiroit de toute sa force ensuivre son adversaire, chevaucha ceste journée dix lieues, afin qu'il péust trouver son adversaire en disnant. Adonques, le roy d'Angleterre, quant il ot oï ces nouvelles, par lettres des traîtres qui estoient estans en la court du roy, que le roy de France estoit près et que hastivement il venoit contre luy, il laissa son disner et s'en desparti et s'en ala à Saigneville[580], au lieu qui est dit Blache-Tache[581], et ilec passa la rivière de Somme avecques tout son ost; et emprès une forest qui est appellée Crecy se loga. Et les François mengièrent et burent les viandes que les Anglois avoient appareilliées pour le disner. Après ce, s'en retourna le roy comme dolent à Abbeville pour assembler son ost et pour fortifier les pons de ladite ville, afin que son ost peust seurement passer par dessus, car il estoient moult foibles et moult anciens. Le roy demoura toute celle journée de vendredi à Abbeville, pour la révérence de monseigneur saint Loys, duquel le jour estoit. L'endemain à matin, le roy vint à la Braye[582], une ville assez près de la forest de Crecy, et ilec luy fu dit que l'ost des Anglois estoit bien à quatre ou cinq lieues de luy, dont ceux mentoient faussement qui telles paroles luy disoient, car il n'avoit pas plus d'une lieue entre la ville et la forest, ou environ. A la parfin, environ heure de vespres, le roy vit l'ost des Anglois, lequiel fu espris de grant hardiesse et de courroux, désirant de tout son cuer combatre à son anemi. Si fist tantost crier: A l'arme! et ne voult croire au conseil de quelconque qui loyaument le conseillast, dont ce fu grant doleur; car l'en luy conseilloit que celle nuit luy et son ost se reposassent: mais il n'en voult riens faire. Ains s'en ala à toute sa gent assembler aux Anglois, lesquels Anglois giettèrent[583] trois canons: dont il avint que les Génevois arbalestiers qui estoient au premier front tournèrent les dos et laissièrent à traire; si ne scet l'en sé ce fu par traïson, mais Dieu le scet. Toutes voies l'en disoit communément que la pluie qui chéôit avoit si moilliées les cordes de leur arbalestes que nullement il ne les povoient tendre: si s'en commencièrent les Génevois à enfuir et moult d'autres, nobles et non nobles. Et si tost qu'il virent le roy en péril, si le laissièrent et s'enfuirent. [Note 579: _Araines._ Ou _Ayraines_. Entre _Amiens_ et _Abbeville_.] [Note 580: _Saigneville._ A trois lieues au-delà d'Abbeville.] [Note 581: «Où il fu mené par nos traytres.» (Cont. fr. de Nangis.) Froissart semble placer _Blanche-Tache_ au _Crotoy_.] [Note 582: _La Braye._ Auj. Bray-les-Mareuil. A deux lieues d'Abbeville.] [Note 583: Giettèrent trois canons. Firent tirer trois canons. Voilà cette fameuse mention de l'artillerie de Crécy. L'historien ne remarque pas que ces canons fussent une chose nouvelle, tout en attribuant à leur effet la déroute des archers génois, et par conséquent la perte de la bataille. Le continuateur François de Nangis ajoute: «Si que lesdis arbalestriers furent espouventés.»] XL. _De la dolente bataille de Crecy._ Quant le roy vit ainsi faussement sa gent ressortir et aler, et meismement[584] les Génevois, le roy commanda que l'en descendist sur eux. Adonques, les nostres qui les cuidoient estre traîtres les assaillirent moult cruellement et en mistrent pluseurs à mort. Et le roy désiroit moult à soy combatre main à main au roy d'Angleterre; mais bonnement il ne povoit, car les autres batailles qui estoient devant se combatoient aux archiers, lesquels archiers navrèrent moult de leur chevaux et leur firent moult d'autres dommages, en tant que c'est pitié et doleur du recorder, et dura ladite bataille jusques à soleil couchant. Finablement tout le fais de la bataille chéi sus les nos et fu contre eux. [Note 584: _Meismement._ Surtout.] En icelle journée, toute France ot confusion telle qu'elle n'avoit onques-mais par le roy d'Angleterre soufferte, dont il soit mémoire à présent[585]; car par pou de gens, et gens de nulle value, c'est assavoir, archiers, furent tués le roy de Boesme, fils de Henri jadis empereur; le conte d'Alençon, frère du roy de France; le duc de Lorraine, le conte de Bloys, le conte de Flandres, le conte de Harecourt[586], le conte de Sancerre, le conte de Samines[587] et moult d'autres nobles compaignies de barons et de chevaliers, desquels Dieu veuille avoir merci! [Note 585: Ce passage prouve que le chroniqueur écrivoit avant la balaille de Poitiers.] [Note 586: _Le conte de Harecourt._ Jean, frère de Geoffroi de Harecourt.] [Note 587: _Samines._ Ce mot qui paroît corrompu est omis dans plusieurs manuscrits; dans le nº 9615, on lit de _Fiennes_. Dans les éditions gothiques: _de Vienne_. Le continuateur latin de Nangis dit: _Et alias dux de quo non recolo._] En celui lieu de Crecy, la fleur de la chevalerie chéi[588]. la nuit devant, le roy, par le conseil de monseigneur Jehan de Haynau, chevalier, s'en ala gesir à la ville de la Braye[589]. Le dimenche matin, les Anglois ne se départirent pas, mais le roy, aveques ceux qu'il pot avoir en sa compaignie, s'en ala hastivement à la cité d'Amiens et ilec se tint. Iceluy meisme matin, pluseurs des nostres tant de pié comme de cheval, pour ce qu'il véoient les banières du roy, si cuidoient que le roy y fust et se boutèrent dedens les Anglois; dont il avint que, en iceluy meisme dimenche, les Anglois en tuèrent greigneur nombre qu'il n'avoient fait le samedi devant, pourquoy nous devons croire que Dieu a souffert ceste chose par les desertes de nos péchiés, jasoit ce que à nous n'aparteigne pas de en jugier. Mais ce que nous voions, nous tesmoignons; car l'orgueil estoit moult grant en France, et meismement ès nobles et en aucuns autres; c'est assavoir: en orgueil de seigneurie et en convoitise de richesses et en deshonnesteté de vesteure et de divers habis qui couroient communément par le royaume de France, car les uns avoient robes si courtes qu'il ne leur venoient que aux nasches[590], et quant il se baissoient pour servir un seigneur, il monstroient leur braies et ce qui estoit dedens à ceux qui estoient derrière eux; et si estoient si étroites qu'il leur falloit aide à eux vestir et au despoillier, et sembloit que l'en les escorchoit quant l'en les despoilloit. Et les autres avoient robes fronciées sus les rains comme femmes, et si avoient leurs chaperons destrenchiés menuement tout en tour; et si avoient une chauce d'un drap et l'autre d'autre; et si leur venoient leur cornettes et leur manches près de terre, et sembloient mieux jugleurs[591] que autres gens. Et pour ce, ce ne fu pas merveille sé Dieu voult corriger les excès des François par son flael, le roy d'Angleterre[592]. [Note 588: «Et le roy fu tousjours en son rang et en sa bataille, combien que pou de gens d'armes fussent demourés avecques luy. Et receut maintes trais do sajettes de ses ennemis. Et quant vint vers l'anuitier, par le conseil, etc.» (Cont. fr. de Nangis.)] [Note 589: _La Braye._ Nos historiens modernes, d'après une leçon mal lue de Froissart, ont fait ici tenir un bon mot à Philippe de Valois, demandant l'entrée du château de La Bray: _Ouvrez, ouvrez, c'est la fortune de la France_. Au lieu de cela, il y a dans tous les manuscrits de Froissart, comme l'avoit remarqué M. Dacier, _Ouvrez, c'est l'infortuné roi de France_. Ce qui est plus touchant et plus clair.] [Note 590: _Nasches._ Fesses. _Nates._--Avant l'année 1340, les robes longues ne laissoient pas voir les braies.] [Note 591: _Jugleurs._ Ou bateleurs, comme ceux qui font des grimaces et se masquent pour exciter le rire.] [Note 592: On doit pourtant avouer que la punition de ces nouvelles modes auroit été bien sévère.] Après ces choses, se départi le roy anglois moult joieux de la grant victoire qu'il avoit eue, et s'en ala passer à Monstereul et Bouloigne, et vint jusques à Calais sus la Mer. En celle ville de Calais estoit un vaillant chevalier, de par le roy de France capitaine, lequel avoit à nom Jehan de Vienne, né de Bourgoigne. Et pour ce que le roy d'Angleterre ne pot pas sitost entrer en la ville de Calais comme il vault, il la fist fermer de siège, et si fist eslever habitations assez près de ladite ville pour hébergier luy et son ost. Quant ceux de Calais virent qu'il estoient ainsi avironnés de leur anemis, tant par terre comme par mer, il ne s'en espoventèrent onques. Adonques jura le roy d'Angleterre qu'il ne se partirait jusques à tant qu'il eust prise ladite ville de Calais, et appella le lieu où luy et son ost estaient, là où il avoit fait édifier, Villeneuve-la-Hardie; et là fu tout yver; et luy admenistroient les Flamens vivres par paiant l'argent. En ce meisme temps, reçurent les Flamens, en conte et en seigneur, le fils du conte de Flandres derenièrement tué à Crecy, et luy promistrent et jurèrent loyauté; et meismement qu'il ne le contraindroient à prendre femme oultre sa volenté, né faire aucune chose contre la féaulté qu'il devoit tenir et avoir envers le roy de France. Adonques, aucuns des Flamens se retrairent du tout de porter vivres aux Anglois pour ceste cause. Au moys de septembre ensuivant, le jour de la Sainte-Croix, le corps du conte d'Alençon derenièrement tué à Crecy fu enseveli aux Frères Prescheurs à Paris. En ce meisme temps, le roy de Boesme fu porté à Lucembourc et ilecques meisme fu noblement enseveli. En oultre, les armes ou escus de cinquante chevaliers esleus qui avecques luy moururent à Crecy sont, environ sa sépulture, noblement et autentiquement paintes. En la fin du moys de septembre, le conte Derbi qui résident estoit pour lors à Bourdiaux, quant il vit que le duc de Normendie, fils du roy de France, ot laissié le siège du chastel d'Aguillon, et qu'il fu en France retorné, il esmeut son ost vers Xaintes en Poitou, et vint à Saint-Jehan-d'Angeli en aidant, en robant et en ravissant hommes et femmes sans nombre; et prist ladite ville de Saint-Jehan-d'Angeli sans grant difficulté: car il n'i trouva nulle ou moult petite résistance. Et là trouva des biens et des richesces, lesquelles il emporta avecques luy; et d'ilec s'en ala à la cité de Poitiers sans quelconques résistances, car chascun fuioit devant luy. Adonques, quant il vint en la cité de Poitiers, il la prist sans bataille et sans labour. Et lors prist les trésors et les richesses qu'il y pot trouver, et les bourgois et les chanoines; et puis ardi la greigneur partie de la ville et le palais du roy et s'en ala à Bordiaux à toutes ses richesses, et assez tost après il passa en Angleterre. [593]Environ la feste saint Denis, le roy demanda ou fist demander à l'abbé et au couvent de ce meisme lieu subside pour l'occasion de ses guerres. Et entre les autres choses, l'en demandoit le crucefis d'or. Mais il fu respondu de l'abbé et du couvent que, en bonne conscience, il ne porroit ce faire; car le pape Eugène le tiers le bénéi et jeta sentence d'escommeniement sur tous ceux qui le descouverroient ou qui dommage i feroient; si comme il est escript au pié de la crois dudit crudefis. [Note 593: Ce paragraphe a été biffé avec intention dans le manuscrit de Charles V.] En ce temps, Pierre des Essars, de la nascion de Normendie, garde et dispenseur, pour partie, des trésors du roy, fut pris et mis en diverses prisons, c'est assavoir d'un fort en autre. Mais en la fin, après moult de reproches et de grans vilanies pour la mort esquiver, il fu condampné à cent mille flourins à la chaière[594]. Mais par les prières du conte de Flandres faites au roy, l'en en pardonna audit Pierre cinquante mille flourins. [Note 594: _A la chaière._ A la chaire. Florins sur lesquels étoit gravée la figure du roi assis.] En ce meisme temps, environ la feste saint Martin d'yver, l'abbé de Saint-Denis, l'abbé de Noiremoustier et l'abbé de Corbie furent establis trésoriers du roy de France; mais un pou après qu'il orent laissié ledit office, trois évesques et trois chevaliers furent adjoins avecques eux, et aussi furent fais recteurs, gouverneurs et conseillers de tout le royaume de France. En ce temps pristrent les Anglois une ville en Poitou, laquelle est appellée Tuelle[595], et la pillèrent de tous les biens qu'il trouvèrent. [Note 595: _Tuelle._ Sans doute: Tulle.] En ce meisme an, le juesdi après la Conception Nostre-Dame au moys de décembre, deux chevaliers normans, c'est assavoir, messire Nichole de Gronssi et messire Rolant de Verdun, lesquels, n'avoient gaires, avoient esté pris par messire Phelippe-le-Despensier chevalier, à Carentan en Normendie, et avoient esté envoiés à Paris par ledit messire Phelippe, furent menés ès halles à Paris, et là orent les testes copées et puis furent pendus au gibet. En ce meisme temps, se présenta au roy de France messire Geffroi de Harecourt, chevalier normant, la touaille double mise de ses propres mains en son col en disant telles paroles: «J'ai esté traitre du roy et du royaume, si requiers miséricorde et pais.» Lesquelles miséricordes et pais le roy de sa bénignité luy ottroia. En cest an, environ la feste de la Thyphaine, fu ordené et commencié à faire les fossés à l'environ de la ville monseigneur saint Denis, afin que elle fust plus fort. En ce temps, la ville de Tuelle, laquelle avoit esté prise, n'avoit guères, par les Anglois, fu recouvrée et reprise par les François. [596]En ce temps, monseigneur Jehan de Chaalon, Bourgoignon chevalier, dégastoit la terre du duc de Bourgoigne, par occisions, par feux et par rapines. [Note 596: Ce paragraphe manque dans les éditions gothiques, et dans la plupart des manuscrits.] En ce temps, David le roy d'Escoce fu pris des Anglois. En ce meisme an, environ la mi-karesme, les Lombars usuriers furent pris au royaume de France; et quiconques estoit tenu ou lié aux Lombars en usure, et il paiast au roy le principal auquel il estoit tenu aux Lombars, il estoit quitte de l'usure. En ice temps, le dimenche que l'en chante Isti sunt dies, le roy prist à Saint-Denis l'oriflambe et la bailla à messire Geffroy de Charny[597], chevalier bourgoignon, preud'homme et en armes expert, et en pluseurs fais approuvé. [Note 597: _Geffroi de Charny._ Ce passage fournit l'occasion de compléter la courte notice que donne sur Geoffroy de Charny Pierre de Saint-Julien dans ses précieux _Mélanges historiques_, page 374. Il dit que le bon Geoffroi fut choisi pour porte-oriflamme seulement par le roi Jean, et qu'il mourut à la bataille de Poitiers. La maison de _Charny_ s'est fondue dans celle de _Beauffremont_ qui fleurit encore.] XLI. ANNÉE 1347 _Coment le roy de France s'ordena à poursuivre son anemi le roy d'Angleterre jusques à la ville de Hesdin; et coment un advocat de Laon, appelle Gauvain, voult traïr ladite cité de Laon._ L'an de grâce mil trois cens quarante-sept, le conte de Flandres que les Flamens, contre leur serement et leur loyauté,--laquelle il avoient jurée audit conte, et la convenance qu'il luy avoient faite, c'est assavoir qu'il ne contraindroient point ledit conte à prendre femme fors à sa volenté et à la volenté du roy de France et de la mère dudit conte,--toutes voies l'avoient-il contraint, par menaces de mort, à prendre la fille du roy d'Angleterre à femme. Mais le mardi après Pasques, c'est assavoir, le troisiesme jour d'avril, il s'en issi de Flandres par cautèle et s'en vint au roy de France; car il ne vouloit pas avoir la fille au roy d'Angleterre à femme. Dont le royaume de France et la mère dudit conte orent très grant joie, et fu receu très honnorablement[598]. [Note 598: Ici la continuat. lat. de Nangis porte: «Et sic rex Angliæ et Flammingi..... videntes se delusos tristitià sunt repleti; maximè regis Angliæ filia supra dicta; undè nomine ejus, facta fuit cantilena quæ in Franciá ubique cantabatur gallicè: _J'ai failli à cui je estoie donné par amour_, etc.......»] En la quinzaine de Pasques, le roy se parti de Paris et prist congié de monseigneur saint Denis, et se recommanda à luy; et se ordena à aler vers son anemi le roy d'Angleterre et vint à une ville, laquelle est appellée Hesdin, et ileques moult dolent attendi longuement ses gens qui venoient moult lentement. Et fu en ladite ville de Hesdin jusques en la sepmaine devant la feste de la Magdalène; et depuis, luy et son fils, le duc de Normendie, s'en départirent et leur compaignie avec eux, et s'en alèrent droit vers Calais, encontre leur anemis. Mais le roy d'Angleterre et le duc de Lencastre, jadis conte de Derbi, et les Anglois qui de nouvel estoient venus à leur seigneur, avoient fermée et enclose la ville de Calais de si grant siège, tant par terre comme par mer, que vivres ne povoient en nulle manière estre portées à ceux qui estoient en ladite ville de Calais. Pour laquelle chose il vivoient en grant désespérance et en grant misère jusques à tant qu'il sorent la venue du roy et qu'il se vouloit combatre contre son anemi, et lever le siège d'entour la ville. En ce meisme an, un advocat né de la cité de Laon, appellé Gauvain de Bellemont, endementres qu'il demouroit en la cité de Mès, il fu deceu par mauvais esperit, car il voult traïr la cité en laquelle il avoit esté né, et disoit que à Laon il avoit mauvaise gens. Si ot ledit Gauvain convenances aveques aucuns traitres du royaume, et commença à machiner coment il pourroit acomplir ce qu'il avoit entrepris et promis à faire. Si avint que un homme de Laon, lequel avoit à nom Colin Thommelin, et estoit fevre, fu venu à si grant povreté que par honte il laissa la cité de Laon pour ce qu'il ne povoit paier ce qu'il devoit; si prist sa femme et ses enfans et s'en ala à Mès, et ilecques faisoit son mestier et gaaignoit sa vie au mieux qu'il povoit. Or avint que le devant dit Gauvain cognut iceluy Colin et luy commença à enquérir dont il venoit et pourquoy il s'estoit parti de Laon? lequel luy respondi que povreté l'avoit chacié hors de Laon. Quant Gauvain ot ce oï, si luy dist: «Sé tu te veux acorder à ce que je te diray et garder très secrètement, soies certain que je te feray riche né dès or en avant tu n'auras nulle souftreté.» Cil luy acorda; adonques Gauvain luy dist: «Prens ces lettres et les porte au roy d'Angleterre, et gardes que tu soies à moy à Rains la veille de Pasques, et ne te doubtes, car je y seray.» Lors prist ledit Colin ces lettres, et se parti et commença moult à penser s'il acompliroit ce que l'en luy avoit encharchié. Et quant il ot bien pensé, si ot avis en soy qu'il porterait au roy de France lesdites lettres, et ainsi le fist et les présenta au roy, esquelles lettres l'ordre et la manière de traïr la cité estoient contenues. Après ce, s'en retourna ledit Colin à Rains au jour que ledit Gauvain luy avoit dit, et fu ledit Colin moult bien entreduit de par le roy, et trouva ledit Colin son maistre Gauvain, la veille de Pasques, si comme il luy avoit promis; mais il estoit en habit de Prémonstré, comme religieux vestu. Lors se traist ledit Colin par devers le prévost de Rains, et fist prendre ledit Gauvain en son lit, le jour de Pasques. Si voult ledit Gauvain vestir habit séculier, mais il ne luy fu pas souffert; et si fu vestu en la manière qu'il estoit entré en la cité. Ce meisme jour, après disner, il fu mené à Laon et fu mis en la prison de l'évesque, et fu gardé diligeamment; mais le peuple voult venir veoir le traître de eux et de leur cité, coment et par quelle manière il estoit condampné. Si fu mis hors de prison. Et avoit en son col et en ses mains cercles de fer et anniaux de fer moult fors; et depuis fu mis en une charete en laquelle il avoit une pièce de boys au travers sus laquelle il se séoit, afin qu'il fust veu de tout le peuple et que ledit peuple sceut et cogneust qu'il estoit condampné à chartre perpétuel. Mais sitost comme il fu mis hors de la court à l'official et qu'il estoit mené par la cité, le peuple ne pot longuement regarder leur traître; si le lapida de pierres et ot le hanepier[599] de la teste copé, et mourut honteusement et à grant tourment. Adonques endementres qu'il souffroit tel tourment, il prioit la glorieuse vierge Marie que elle le vousist garder en bon sens et en bon entendement et en vraie foy par sa sainte grace. Après, comme il fu ainsi mort et occis, il fu reporté à la court de l'official et fu monstré son corps à tous ceux qui le vouldrent veoir, et fu enterré après en un marois, emprès la ville. Et après, son fils fu pris, car il estoit participant du péchié son père, et fu condampné à chartre perpétuel. [Note 599: _Hanepier._ Le crâne.--L'historien de Laon, dom Nicolas le Long, n'a pas connu cet événement.] En ce meisme temps, le visconte de Touart et conte de Dreues, endementres qu'il estoit capitaine en Bretaigne de par le roy de France, avint qu'il se garda moins diligeamment qu'il ne deust, si fu pris par monseigneur Raoul de Caourse[600], chevalier, par nuit en son lit, très honteusement. [Note 600: _De Caourse_. Var. _Cadurse_--_Advisé chevalier_.] En ce meisme an, le lundi après l'Ascension Nostre-Seigneur, un citoien de Paris lequel estoit fèvre, fu accusé qu'il vouloit traïr la cité de Paris, et fu trouvée et provée contre luy sa liaison; pourquoy il ot les bras et les cuisses copées, et depuis fu pendu par le col au gibet. Item, le vendredi ensuivant, le chastel de Beaumont, lequel estoit messire Jehan de Vervins, chevalier, fu pris et destruit; et des pierres dudit chastel fu levé un gibet en la place meisme où ledit chastel estoit. En ce meisme temps, l'évesque de Biauvais, jadis frère de Enguerran de Marigni, fu fait par le pape arcevesque de Roen, et l'évesque de Baieux, jadis frère de messire Robert Bertran, chevalier et mareschal de France, fu fait évesque de Biauvais. Et en ce meisme temps, le jeudi devant la nativité monseigneur saint Jehan, le vingt-et-uniesme jour de juing, Henri et Godefroy, fils du duc de Brebant, furent espousés au Louvre, à Paris. Et prist ledit Henri la fille du fils du roy, duc de Normendie, et ledit Godefroy si ot la fille du duc de Bourbon. Et environ ce temps, trieves furent données aux Flamens jusques à trois ans. Et, endementres, le duc de Brebant, l'arcevesque de Trèves et messire Jehan de Haynau chevalier traitèrent de la pais des Flamens. XLII. _Coment messire Charles de Bloys, duc de Bretaigne, fist siège sur les Anglais de la Roche-Deryan, et coment il fu pris au siège un chevalier d'Angleterre appellé Thomas Dagorn. Et coment presque tous les barons de Bretaigne furent que mors que pris._ Puis que les Anglois orent prise la ville de la Roche-Deryan, si comme devant est dit, l'an mil trois cens quarante-cinq et l'eussent tenue et gardée continuellement, si avint, environ la feste de monseigneur saint Jehan-Baptiste, c'est assavoir en la sepmaine qui fu après la Penthecouste, que le duc de Bretaigne fist siège devant ledit chastel de la Roche-Deryan, et avoit aveques luy grant quantité de peuple, tant de Bretons que de François et d'autres nacions. Si ordena son ost eu pluseurs compagnies: les uns furent mis en un lieu qui est appelle la Place-Vert, en la paroisse de Langoet[601] oultre l'yaue qui est appellée Jaudi, et ordena et commanda à ceux qui là estoient que, pour cri ou pour quelque autre signe, il ne venissent point à nulle autre compagnie; car ledit duc pensoit que messire Thomas Dagorn[602], chevetaine des Anglois qui pour le temps demouroient en Bretaigne, devoit appliquier vers ceste partie où lesdis Bretons, François et autres estoient. Et la compaignie de l'ost en laquelle le duc estoit si comprenoit la place entre l'église de Notre-Dame[603] et la porte qui est appellée la porte de Jument. Et les autres compaignies estoient environ la ville; mais les deux devant dit nommées estoient les plus nobles. Et environ la ville estoient neuf grans engins entre lesquels il en avoit un qui gettoit pierres de trois cens pesant, et les autres gettoient en la ville; par telle manière qu'ils rompoient les maisons et tuoient les gens, les chevaux et les autres bestes; et entre les autres cops, une pierre fu gettiée dudit grant engin en une maison ou chastel, en laquelle maison la femme du capitaine gisait d'enfant, et estoit emprès son enfant quelle avoit eu de nouvel; si rompit le cop de ladite pierre plus de la moitié de la maison où ladite femme estoit, si ot moult grant paour et se leva tantost toute espoventée, et vint à son mari, capitaine du chastel, messire Richart Toutesham, chevalier, et luy pria qu'il rendist ledit chastel; mais il ne luy voult acorder. De rechief fu gettiée une autre pierre de la partie où le duc estoit, et fist un pertuis en la tour où le capitaine et sa femme estoient, mais pour ce ne le voult-il rendre. Si avint que les bonnes gens de celle terre qui par avant avoient esté en la subjection des Anglois pristrent fondes pendens à hastons, et commencièrent à assaillir la ville par merveilleux effort, car il estoient grant quantité; et firent loges, ville et rues en l'ost, et portoit-l'en moult de biens en l'ost, et tellement que vivres estoient à très grant marchié, dont pluseurs s'en merveilloient. Tous les jours donnoient assaus à la ville et au chastel par très grant effort, et en telle manière que ceux qui estoieut en la ville ne savoient que faire. Mais les nos eussent prise la ville s'il eussent voulu, car ceux de la ville et du chastel avoient ottroié à tout rendre, leur corps et leur vies saufs. Si avint que le duc fu déceu par mauvais conseil, et ne voult prendre la ville jusques à tant que messire Thomas Dagorn, principal capitaine des Anglois, venist et qu'il fust pris avant que l'en receust ceux de la ville et du chastel. Mais aucuns de l'ost au duc si firent acort avec ceux de la ville, qu'il seroient receus dedens huit jours en la forme et manière qu'il le requéroient. Endementres vint messire Thomas Dagorn par devers la ville qui est appellée Karahes[604], par sentiers et par bois, à très grant ost, et si céléement comme il pot, et se loga celle nuit en l'abbaïe de Begar[605], en laquelle n'avoit demouré nul moine depuis que les Anglois estoient venus à la Roche-Deryan. Si y trouva aucuns serviteurs qui gardoient ladite abbaïe; et là entra celle nuit sans ce que ceux du pays ou pou le sceussent, et y soupa et son ost aveques luy, et ne fist nul mal à ceux qu'il trouva en ladite abbaïe; et après qu'il ot soupé, il s'en entra en l'églyse et fist ilecques son oroison, et veilla jusques à mienuit, si comme l'en dit, et ensaigna son ost coment il assaudroit l'ost du duc, et leur donna un signe que comme il seraient en la bataille, il diraient l'un à l'autre une parole bien bas, laquelle parole je n'ay pu savoir, et quiconque ne dirait celle parole à l'un et à l'autre assez bas, que il les tuassent sé il peussent. Quant ces choses furent par luy ordonnées, si se départi environ mienuit et s'en vint par autre voie que l'en ne cuidoit à la Roche-Deryan; et pour ce, l'ost qui estoit en la Place-Vert devant dite s'estoit appareillié à combatre vertueusement encontre ledit messire Thomas Dagorn. Mais ledit messire Thomas sceut par aventure coment il estoient fors, si se tourna vers l'ost du duc. Et le duc et sa compaignie cuidoient qu'il s'en alast de l'autre part, et ne se gardoient pas de luy. Si s'en vint ledit messire Thomas au pont qui est appelle Aziou[606], sus l'yaue de Jaudi, par la grant voie qui va à la Roche-Deryan, près du gibet de la ville de la Roche. Celle nuit veilloient en l'ost du duc messire Robert Arael, le seigneur de Beaumanoir, monseigneur de Derval et moult de autres seigneurs chevaliers desquels aucuns ne faisoient pas bien leur devoir, si comme l'en dit; car il ne veilloient pas bien. Quant messire Thomas aproucha de l'ost du duc, l'en dit qu'il savoit bien quel part le duc estoit, et là mist pluseurs charoys et pluseurs varlés, c'est assavoir entre le moulin et la Maladerie; et estoit ainsi entre mienuit et le point du jour, et estoit la nuit moult obscure. Adonc commencièreut à crier les varlés qui estoient vers la Maladerie, à une voix très horrible, un cri. Quant ceux qui veilloient en celle partie oïrent ce cri, si voulrent aler véoir que c'estoit. Mais il apperçurent l'ost des anemis après eux, si se combatirent à eux et mandèrent à ceux de l'ost du duc que tantost il s'armassent. Mais avant qu'il fussent parfaitement armés, les anemis les assaillirent, et ilecques ot bataille fort et dure; et y fu pris messire Thomas Dagorn. Si avint que, si comme il le vouloient mener aux tentes du duc, il orent à l'encontre d'eux une autre bataille qui leur rescoust ledit messire Thomas; et commença de rechief la bataille. Et n'estoit encore jour, mais faisoit moult obscur, et en telle manière que les nos s'entretuoient pour ce qu'il ne s'entrecognoissoient, tant faisoit obscur. Mais les anemis si avoient un signe secret, comme devant est dit, si s'entregardoient. En icelle bataille fu pris de rechief messire Thomas Dagorn de la propre main du duc. En ice lieu avoit moult de diverses batailles, et estoient les unes assez près des autres, et se combattoient à la clarté de cierges et de torches. Le visconte de Rohan se combatoit, le seigneur de Vauguion et pluseurs autres seigneurs se combatoient en pluseurs places et lieux. Quant les Anglois virent que messire Thomas Dagorn estoit de rechief pris, si s'en partirent aucuns de l'ost et s'en vindrent à ceux de la Roche-Deryan, et les requistrent qu'il les voulsissent secourre et aidier. Adonques ceux de la ville et du chastel issirent à tout une manière de haches, lesquelles estoient bonnes et avoient manches de deux piés et demi de long ou environ, et issirent bien environ cinq cens hommes fors et délibérés combatans tant de la ville comme du chastel, et se férirent en l'ost du duc et des autres qui se combatoient, et rescoustrent de rechief ledit messire Thomas, et mistrent à mort moult de ceux de la partie du duc, de leur dites haches. Mais ceux que le duc avoit ordené pour estre au lieu qui est dit la Place-Vert, comme dessus est escript, ne savoient riens de tout ce qui estoit fait en l'ost du duc, car il estoient assez loing de l'ost du duc, et estoit la rivière et la ville de la Roche-Deryan entre eux et l'ost du duc de Bretaigne; et attendoient de jour ledit messire Thomas, car il devoit venir de celle partie. Et pour ce leur avoit commandé ledit duc que pour nulle chose il ne se partissent du lieu où il estoient, et leur disoit le duc: «Se messire Thomas Dagorn vient par devers nous, nous le pourrons bien avoir, sans aide de autrui; mais s'il va par devers vous, à paine le pourrez avoir sans aide.» [Note 601: _Langoet._ Entre les deux rivières de Treguier et du Jaudy.] [Note 602: _Dagorn._ Froissart le nomme de même, les titres anglois _Dagworth_.] [Note 603: _Notre-Dame._ Cassini: _Notre-Dame-du-Bois_, entre _Langoet_ et _Laroche_.] [Note 604: _Karahes._ Carhaix.] [Note 605: _Begar_ ou _Beja_. A trois lieues au dessous de _Laroche_.] [Note 606: _Aziou._ Sans doute le _Ker Veziou_ de Cassini, à mi-chemin de _Beja_ et _Laroche_.] Endementres que le duc et le visconte se combatoient et pluseurs autres Bretons bretonnans qui aveques eux estoient, le duc ne sceut riens du fait de la bataille qui avoit esté entre ceux de sa partie et ceux qui estoient issus de la ville et du chastel de la Roche-Deryan, jusques à tant qu'il en y eussent pluseurs de sa partie mors. Et administrèrent ceux qui estoient issus de ladite ville et du chastel haches et armeures pluseurs aux Anglois qui celle nuit avoient esté deux fois desconfis, desquelles armeures et haches il occistrent plus de la moitié de l'ost des Bretons. Et y moururent des barons, c'est assavoir le visconte de Rohan[607], l'un des plus riches hommes de Bretagne, le seigneur de Derval, le seigneur de Quintin et monseigneur Guillaume, son fils; et messire Jehan son autre fils ot le nez copé, le seigneur du Chastiau-de-Brienc, le seigneur de Rougé, messire Geffroy de Tournemine, messire Geffroy de Rosdranen, messire Thomin Biaulisel, le seigneur de Vauguion, et si pristrent son fils; et moult d'autres barons et nobles hommes y furent mors et les autres pris, mais il en tuèrent plus qu'il n'en pristrent. [Note 607: Dom Morice et après lui M. Dacier assurent que le vicomte de Rohan ne fut pas tué dans cette affaire. On ne peut cependant en douter, après le témoignage unanime de Froissart, de nos chroniques et de Thomas d'Agworth, dont le _bulletin_ est reproduit dans _Robert d'Awesbury_.] Si avint, environ l'aube du jour, depuis que la bataille ot moult duré, c'est assavoir la quarte partie de la nuit largement, et que par icelle espace le duc se fust continuellement combatu, si sceut que ses barons et ses chevaliers estoient ou mors ou pris pour la greigneur partie, en soy combatant. Lors se commença à retraire, et se retraist jusques à la montaigne des Mesiaux, laquelle montaigne estoit bien loing de la place où la guerre avoit esté commenciée; et avoit le dos vers le moulin à vent, et tousjours avoit aucuns qui le combatoient, car il pensoient bien que c'estoit le duc. Si luy demandèrent s'il estoit le duc, et il leur respondi que non, car il cuidoit eschaper de leur mains. Finablement il sceurent que c'estoit il, si luy demandèrent qu'il se rendist, auxquels il respondi que jà à Anglois il ne se rendroit, et qu'il avoit plus chier à souffrir mort, jasoit ce qu'il fust navré de sept blessures dont aucunes estoient mortelles, si comme l'en disoit. Adonques, vint un chevalier qui avoit à nom monseigneur Bernart du Chastel, lequel dit au duc qu'il se rendist à luy; et le duc luy demanda qui il estoit. Lors le chevalier luy dist son nom, et le duc si se rendi à luy. Quant ceux de sa gent qui estoient eschapés vifs sceurent que leur seigneur estoit pris, si se despartirent comme tous désespérés. L'endemain, les Anglois menèrent le duc par faux sentiers et par boys à une ville qui est nommée Karahes; et d'icelle ville, il le menèrent à une ville qui est appellée Kemperlé, en laquelle ville les Anglois tenoient un très fort chastel, lequel chastel il avoient pris par force d'armes; et en ce chastel tindrent ledit duc par l'espace de huit jours ou environ, et de ce chastel il le firent mener à Vannes, et ilecques demoura environ un an; car la mer estoit gardée en telle manière que les Anglois ne l'osoient envoier par mer en Angleterre. Et endementres qu'il fu à Vannes, la duchesse ot congié des Anglois pour visiter le duc, son seigneur. Environ la fin de l'an, il pristrent le duc et l'envoièrent par mer au chastel de Brest, lequel chastel de Bretaigne est le plus prochain au royaume d'Angleterre; car il estoit nécessaire que ledit duc fust guéri de ses plaies, avant que l'en le peust mener en Angleterre ou en autre lieu loing. Et après, depuis qu'il ot esté une pièce audit chastel de Brest et que le péril fu osté de luy, jasoit ce qu'il ne feust pas guéri, il l'envoièrent en Angleterre bien acompaigné de navire. Mais trèsqu'il issi dudit chastel de Brest pour estre mené en Angleterre et au roy d'Angleterre estre présenté, il avoit en sa compaignie sept joueurs de guisternes, et il meisme, si comme l'en dit, commença à jouer de l'uitiesme guisterne[608]. Et ainsi fu mené prisonnier en Angleterre, dont ce fu grant doleur et grant pitié. [Note 608: Cette singulière circonstance des huit guiternes n'a pas été jusqu'à présent remarquée ni expliquée. Si nous lisions cela dans les romans de la Table Ronde, nous n'hésiterions pas à reconnoître, dans ce texte, huit des _lais_ ou chants de douleur dont le duc lui-même auroit composé le dernier.--C'est encore le sens le plus vraisemblable ici.] Or avint, après ce que la bataille fu finée, en laquelle le duc avoit esté pris et ses gens mors et desconfis, comme dessus est dit, que les Anglois qui estoient demourés en la Roche-Deryan pristrent les armes et les despoilles, vins, chars et autres biens qui estoient en l'ost du duc, et si tindrent les bonnes gens du pays en très grant misère, et ne leur laissièrent rien à leur povoir, et si en tuèrent en grant quantité, et aucuns en réservèrent pour faire le labour entour le fort. Les Anglois avoient bien aperecu coment il s'estoient asprement tenus encontre eux, si comme dessus est dit. XLIII. _Coment tous les nobles et non nobles du pays de Triguier et d'environ vindrent assaillir les Anglois de la Roche-Deryan aveques les aydes que le roy de France leur envoia, et de la manière de la prise et de l'assaillir, et coment il furent pris; et la ville et le chastel de la Roche-Deryan furent recouvrés._ Quant ces choses orent esté ainsi faites, les Anglois orent très grant joie et furent moult lies de leur victoire; et commencièrent de rechief à garnir la ville et le chastel de la Roche-Deryan, et aucuns autres fors, des biens qu'il avoient gaaigniés, et pensoient à demourer ilecques bien seurement et eux deffendre encontre tous. Mais Nostre-Seigneur ordena autrement: car le moys d'aoust ensuivant, les nobles et non nobles de tout le pays s'assemblèrent en un certain lieu, et firent et ordenèrent que de rechief et briefment, il assaudroient la ville et le chastel de la Roche-Deryan. Et firent supplicacion au roy de France qu'il leur voulsist envoier ayde. Si leur envoia le seigneur de Craon et messire Antoine d'Avré, et aveques eux grant compaignie et fort. Quant il furent venus en Bretaigne et aveques les Bretons adjoins, si se partirent à un mardi, et environ heure de tierce il assaillirent la ville de la Roche-Deryan très vertueusement et continuellement depuis ledit mardi jusques au juesdi. Mais ceux de la ville se deffendoient forment et gittoient boys et genestes ardans et poignées de blé sans battre, ardans, et si gittoient pois et autres gresses boulans, et se deffendoient par toutes les manières qu'il povoient. Quant il virent que bonnement il ne se pourroient plus deffendre encontre ceux qui là estoient, il se consentirent à rendre la ville saufs leur corps et leur biens. Si furent d'un acort, les François et les Bretons, qu'il n'auraient congié de la vie né de issir hors. Si commencièrent de rechief les nos à assaillir, et ne laschièrent jusques à l'endemain continuellement qui fu jour de vendredi. Et en iceluy vendredi le seigneur de Craon mist en une petite bourse cinquante escus d'or, et la pendi à un gresle baston lonc, et le tenoit en sa main. Si commença à dire à ceux qui assailloient la ville: «Qui premier enterra en la ville en vérité il aura ceste bourse aveques les flourins.» Quant les Genevois virent celle bourse, il commencièrent à assaillir la ville plus fort, que par avant et pristrent mails de fer qui avoient longues pointes et grosses testes, lesquels mails sont appelles testus. Si distrent les uns aux autres: «Cinq de nous irons au mur à tous nos martiaux, et vous serez devant les murs et assaudrez le plus fort que vous pourrez.» Et ainsi fu fait. Adonques pristrent les cinq Genevois leur martiaux et mistrent leur escus sus leur testes et s'en alèrent aux murs, et les autres donnèrent fort assaut à ceux qui estoient sus les murs de la ville. Endementres qu'il assailloient par telle manière, les devant dis cinq Genevois ostèrent cinq pierres des murs et les cavèrent par telle manière que il furent à couvert par dedens les murs, et ne leur povoit-on mal faire des carriaux. Il estoient loing l'un de l'autre environ dix piés. Si cavèrent les murs par telle manière que, dedens heure de midy, il cheut des murs environ un pié en longueur, et tantost y entra un Genevois assez petit de corps, et ot les flourins que monseigneur de Craon tenoit; et après luy entrèrent tantost, et puis que les murs furent cheus communelment tous ceux de l'ost, quiconques y vouloit entrer indifféremment: car il avoit esté ordené des capitaines, par avant, que tous les biens de la ville seraient communs, et abandonnés à tous ceux de l'ost qui les pourvoient gaaignier. Il tuèrent premièrement, sans différence, les hommes et les femmes qui estoient en la ville habitans, de quelque aage qu'il fussent, et meismement les enfans qui alaittoient. Quant il orent ainsi mis à mort ceux qu'il avoient trouvés en la ville, si commencièrent à getter au chastel auquel s'estoient retrais environ deux cens quarante Anglois; mais quant il virent la hardiesce et la vertu de ceux qui assailloient, il offrirent à rendre le chastel, leur corps et leur biens saufs. Mais les nos ne s'i vouldrent accorder, et assaillirent de fort en fort. Finablement, l'issue du corps tant seulement leur fu accordé, et que l'en les conduiroit par l'espace de dix lieues loin: si issirent en leur costes et s'en alèrent; et les conduisoient deux chevaliers bretons, c'est assavoir, messire Silvestre de la Fouilliée, et un autre chevalier; mais à paine les povoient deffendre des gens de labour, car tous ceux qui les povoient actaindre, il les mectoient à mort et les tuoient de bastons et de pierres, comme chiens. Si les conduirent les deux chevaliers au mieux qu'il porent jusques près de la ville de Chastiaunuef-de-Quintin. Quant ceux de la ville oïrent dire que les Anglois qui avoient tué leur seigneur venoient par sauf conduit, si s'assemblèrent pluseurs bouchiers et charpentiers et autres de ladite ville, et mistrent à mort tous les Anglois, ainsi comme des brebis, et ne les porent onques les deux chevaliers deffendre, excepté leur capitaine qui s'enfuy; et les deux chevaliers qui les conduisoient s'enfuyrent aveques le capitaine desdis Anglois, lequel fu à paine sauvé. Finablement, ceux de la ville de Chastiaunuef-de-Quintin firent porter les corps des mors en quarrières et en grans fosses qui estoient hors de la ville, et là les mangièrent les chiens et les oiseaux. Et ainsi démourèrent les Bretons sous messire Antoine d'Avré, chevalier, establi capitaine de par la duchesse, en la ville de la Roche-Deryan, et ot ladite duchesse les frais et les revenus qui estoient deues au duc, son mari, tout environ la Roche-Deryan, jusques à deux lieues. En ce meisme temps, le conte de Flandres prist à femme la fille du duc de Brebant. [609]En ce meisme an, le vintiesme jour de juillet, vint la royne de France à Saint-Denis, et i demoura par l'espace de huit jours ou de plus. Et là faisoit faire oroisons à messes chanter, et si faisoit préeschier au peuple, afin que Dieu voulsist garder le royaume de France et le roy. Lequel roy s'estoit parti pour aler lever le siège que le roy d'Angleterre avait fait devant Calais, en l'an passé, au mois d'aoust. Quar ceux de ladite ville de Calais luy avoient mandé secours, ou il failloit qu'il se rendissent par nécessité au roy d'Angleterre. [Note 609: Les deux paragraphes suivans sont omis dans la plupart des Mss., et entre les autres, dans celui de Charles V. Je les ai transcrits sur la leçon du duc de Berry, nº 8,302, et sur celle de l'amiral de Grailly, aujourd'hui fonds de Lavallière, nº 33.] En ce meisme an, la veille de sainte Crestine, environ le commencement de la nuit, fist très grans et orribles tonnoires; par tel manière que la royne qui estoit à Saint-Denis et ceulx qui estoient avecques elle en l'oratoire de monsieur saint Romain emprès la chapelle de monsieur saint Loys, à heures de matines, furent merveilleusement espouvantés. Et si tost comme les matines furent chantées, l'évesque de Coustances qui présent estoit avecques la royne, commença _Te Deum laudamus_, et fu chanté en grant dévocion. Et en icest an, le samedi quart jour d'aoust, pour ce que le roy ala trop tart pour secourre la ville de Calais, nonobstant que (par pluseurs fois[610] il eussent mis grant cure et diligence de les secourre. Mais il ne povoient estre secourus pour le lieu où le roy d'Angleterre et son ost estoient logiés qui estoit inaccessible; et estoit le passage tel que pour aucun effort nul ne povoit entrer; né par la mer aussi ne povoient estre secourus, pour le navire du roy d'Angleterre qui estoit devant ladite ville de Calais. Et cependant les cardinaux pourchassoient trieves entre les deux roys; et furent prises jusques à la quinzaine la nativité saint Jehan-Baptiste prochaine à venir, lesquelles trieves furent rompues tantost par le roy d'Angleterre qui tousjours continua ledit siège devant la ville de Calais, par tel effort que ceux de ladite ville, comme désespérés de tous secours, et pour ce que il n'avoient point de vitaille né n'avoient eu, plus d'un moys devant, ainsois mangeoient leur chevaux, chas, chiens, ras et cuir de buef à tout le poil, se rendirent) audit roy d'Angleterre, sauves leur vies; et s'en issirent tous hommes et femmes et enfans de la ville sans riens emporter, fors tant seulement les robes que il orent vestues, qui fu grant pitié à veoir. Et vindrent la greigneur partie de Calais à refuge au roy de France qui les reçut moult agréablement et leur fist et fist faire moult de humanité. [Note 610: Au lieu de tout ce qui suit entre parenthèses, les deux manuscrits cités ci-dessus portent seulement: _Il l'eussent requis, si se rendi la dite ville_, etc. Ce changement officiel de rédaction n'est pas indigne d'attention. Ne pourroit-on en conclure que le roi de France craignoit les reproches des habitans de Calais? Ce n'est là du reste qu'une très foible conjecture; mais ce qui atteste parfaitement que les Calaisiens s'étoient conduits d'une manière héroïque durant tout le siège, c'est l'accueil que leur fit le roi quand ils se rendirent à Paris, et les avantages dont il crut devoir récompenser leurs sacrifices.] [611]Item, tantost après, fist le roy convocation général des prélas, barons et nobles bonnes villes, et de ses autres subgiés, à Paris, à la saint Andrieu, et ilec ot conseil aveques eux de sa guerre, et coment il y pourrait mettre fin. Sus lesquelles, outre les autres choses, luy conseillèrent que il féist tost une grant armée par mer, pour aler en Angleterre, et aussi par terre; et ainsi pourrait finer sa guerre, et non autrement, et que volentiers luy ayderoient et des corps et des biens. Et pour ce, envoia par toutes les parties de son royaume certains commissaires pour demander au pays à chascun certain nombre de gens d'armes. [Note 611: Ce qui suit ne se trouve que dans le msc. de Charles V.] Et en cel an meisme, environ Noël, furent les Lombars usuriers, par procès fait contre eux, sur ce que l'en leur imposoit qu'il avoient contre les ordonnances royaux qui mectoient paine de corps et de biens, presté cent livres oultre quinze par an pour usure; et aussi, en prestant, il avoient fait des usures fort[612]; et aussi que il avoient fait pluseurs contraux et prests, hors des foires de Champaigne, et en avoient pris obligacions des foires ainsi comme se il eussent esté fais en foires, furent condampnés par arrest à perdre tous biens, meubles et héritages, et furent confisqués au roy[613]. Et ordena-l'en que tous ceux qui leur devoient feussent quictés pour le pur fort, et que il en feussent creus par leur sairement. Et fu trouvé que les debtes que l'en leur devoit et qui jà estoient venues à cognoissance, montoient oultre deux millions quatre cens livres, desquels le pur fort ne mon toit pas oultre douze cens mil livres. Si peust-l'en voir coment il mangoient et destruisoient le royaume de France. [Note 612: _Fort._ De l'intérêt le principal.] [Note 613: Inédit.] [614]Item, en cel an, fist le roy ordonnance que tous les offices qui vaqueraient fussent bailliés à ceux de Calais pour ce qu'il l'avoient loyalment servi. Et furent exécuteurs de celle grace un clerc qui estoit de parlement appellé maitre Pierre de Hangest, et un bourgois né de Sens qui estoit de la chambre des comptes appellé Jehan Gordier. [Note 614: Inédit.] [615]Item, en celuy an, fu une mortalité de gens, en Provence et en Languedoc, venue des parties de Lombardie et d'Oultre mer, si très grant que il n'y demoura pas la sixiesme partie du peuple. Et dura en ces parties de la Languedoc qui sont au royaume de France par huit moys et plus. Et se départirent aucuns cardinaux de la cité d'Avignon, pour la paour de ladite mortalité que l'en appelloit épydémie, car il n'estoit nul qui sceust donner conseil l'un à l'autre tant feust sage. Et, en ce meisme an, au moys d'aoust, dedens les octaves de l'Assumption Nostre-Dame, trespassa madame Jehanne, duchesse de Bourgoigne. [Note 615: A compter de là, les manuscrits et les éditions ne diffèrent plus dans le récit.] Item, en celuy temps, Loys, duc de Bavière, chassoit un sanglier parmy un bois; si chéut de son cheval et mourut, si comme l'en dit. XLIV. ANNÉE 1348 _Coment la grant mortalité commença environ et dedens Paris, et dura un an et demi au royaume de France._ L'an de grâce mil trois cens quarante-huit, commença la devant dite mortalité au royaume de France, et dura environ un an et demi, pou plus pou moins; en tele manière que à Paris mouroit bien jour par autre huit cens personnes. Et commença ladite mortalité en une ville champestre, laquelle est appellée Roissi, emprès Gonnesse, environ trois lieues près de Saint-Denis-en-France. Et estoit très grant pitié de veoir les corps des mors en si grant quantité; car en l'espace dudit an et demi, selon ce que aucuns disoient, le nombre des trespassés à Paris monta à plus de cinquante mille; et, en la ville de Saint-Denis, le nombre se monta à seize mille ou environ. Et jasoit ce qu'il se mourussent ainsi habondamment, toutes voies avoient-il confession et leur autres sacremens[616]. Si avint, durant ladite mortalité, que deux des religieux de monseigneur Saint-Denis chevauchoient parmy une ville, et aloient en visitacion par le commandement de leur abbé; si virent en icelle ville les hommes et les femmes qui dançoient à tambour et à cornemuses et faisoient très grant feste. Si leur demandèrent les devant dis religieux pourquoy il faisoient tiex feste. Adonques leur distrent: «Nous avons veus nos voisins mors, et si les véons de jour en jour mourir; mais pour ce que la mortalité n'est point entrée en notre ville, né n'avons pas espérance qu'elle y entre pour la léesse qui est en nous, c'est la cause pourquoy nous dançons.» [Note 616: Le continuateur latin de Nangis ajoute à la même remarque celle-ci: «In multis parvis villis et magnis, sacerdotes timidi recedebant, religiosis aliquibus magis audacibus administrationem dimittentes.... et sanctæ sorores domùs Dei (_Parisiis_) mori non timentes, dulcissimè et humillimè, omni honore postposito, pertractabant, quarum multiplex numerus dictarum sororum sæpiùs revocatus, per mortem in pace requiescit.» Le même écrivain, après avoir dit qu'en Allemagne les Juifs furent accusés d'avoir empoisonné les sources, ajoute qu'on assuma plusieurs fois en France le même crime sur la tête de chrétiens mal renommés: «Multi etiam mali christiani fuerunt reperti, ut dicitur, qui similiter venena per puteos imponebant; sed, re verá, tales intoxicationes, posito quod factæ fuissent, non potuissent tantam plagam infecisse.» N'avons-nous pas vu les mêmes soupçons renaître, de nos jours, dans des circontances presque pareilles!] Lors se départirent lesdis religieux pour aller acomplir ce qui leur estoit commis. Quant il orent fait tout ce qui commis leur estoit, si se mistrent en chemin pour retourner, et retournèrent par la devant dite ville, mais il y trouvèrent moult pou de gens, et avoient les faces moult tristes. Lors leur demandèrent lesdis religieux: «Où sont les hommes et les femmes qui menoient n'a guères si grant feste en ceste ville?» Si leur respondirent: «Hé! biaux seigneurs le courroux de Dieu est descendu en gresle sur nous, car si grande gresle est descendue sur nous du ciel et venue sur ceste ville et tout environ et si impétueusement, que les uns en ont esté tués, et les autres, de la paour qu'il ont eue, si en sont mors, car il ne savoient quelle part il deussent aler né eux tourner.» [617]Item, en l'an dessus dit, furent trièves pluseurs fais entre les deux roys, et à la fin du moys d'aoust d'icel an que trièves faillirent, un chevalier de Bourgoigne, hardi et chevalereux, seigneur de Pierre-Pertuis[618], appellé monseigneur Geffroy de Charny, prist et occupa une place assise aux marois entre Guynes et Calais, appellée l'isle de Couloigne[619]. Et en icelle place fist ledit chevalier bastides et fossés, si et par telle manière que il s'obliga à la garder, mais qu'il eust deux cens hommes d'armes, cent arbalestiers et trois cens piétons. Et par celle isle, le roy de France avoit recouvré le pays de Merque[620]. Et si povoit-on férir des esperons par les pas qui sont entre Calais et Gravelignes pour empescher que les vivres ne venissent de Flandres à Calais, et les marchandises. Et aussi, par icelle isle, povoit-l'en oster, par escluses, à ceux de Calais toute l'eau douce, et la faire tourner par autre costé, malgré ceux de Calais; et par ainsi le havre de Calais fust aterris dedens un an. Mais les dites bastides furent abatues et ladite isle laissiée des gens au roy de France, environ quinze jours devant Noël après ensuivant, par un traictié qui fu fait entre les gens des deux roys. Et furent trièves prises jusques au premier jour de septembre mil trois cens quarante-neuf, par si que, entre deux certaines personnes, dévoient traictier de la paix; et au cas que il ne pourroient estre à acort, les deux roys promistrent eux combatre povoir contre povoir, à certain jour et en certaine place qui seroient ordenées par les traicteurs[621]. [Note 617: Inédit.] [Note 618: _Pierre Pertuis._ C'est un village de Bourgogne, à trois lieues d'Avallon.] [Note 619: _L'isle de Couloigne._ Coulogne est encore aujourd'hui un village entre Guines et Calais.] [Note 620: _Merque._ J'avoue que je n'ai pas trouvé ailleurs cette désignation qui est la même dans nos chroniques et dans le continuateur françois de Nangis.] [Note 621: Au lieu des deux précieux paragraphes inédits qui précédent, tous les manuscrits, à l'exception de celui de Charles V, portent: «En ce meismes temps, unes bastides lesquelles avoient esté par messire Giefroy de Charni contre les Anglois, emprès la tour de Sengate et devers Guines, afin que les Anglois ne gastassent le pays, furent par le roy de France destruictes et despéciées, je ne sai par quel enortement; quar il donna trieves au roy d'Angleterre.»] [622]Item, en celui an mil trois cens quarante-huit dessus dit, environ la saint Andrieu, entra le conte de Flandres Loys en Flandres par certain traictié fait entre luy et ceux de Bruges et du pays du Franc; et fut une pièce à Bruges, avant ce qu'il eust obéissance de ceux de Gant et d'Ypre. Et fist faire pluseurs justices en ladite ville de Bruges de pluseurs qui ne vouloient estre en son obéissance. Et environ le Noël ensuivant se mistrent ceux d'Ypre en son obéissance. [Note 622: Inédit.] [623]Item, la sepmaine devant Pasques flouries, l'an dessus dit, fist monseigneur Jehan, ainsné fils du roy de France, duc de Normendie, l'acort entre la contesse de Flandres, femme du conte qui fu mort à Crecy et mère de celuy qui estoit pour le temps appellé Loys, et de la contesse de Bouloigne qui avoit esté femme de monseigneur Phelippe de Bourgogne, fils du duc de Bourgoigne et de là suer de ladite contesse de Flandres; sur ce que ladite contesse vouloit avoir le bail des enfans dudit monseigneur Phelippe et de la contesse de Bouloigne, quant à la conté d'Artois qui appartenoit auxdis enfans. Et aussi fu l'acort de pluseurs autres descors que les dessus dites contesses avoient ensemble. Et furent ces acors fais à Sens[624]. Et en icelle sepmaine là mourut Heudes, duc de Bourgoigne, frère de la royne de France qui estoit venu à ladite ville de Sens pour ledit traictié[625]. [Note 623: Inédit.] [Note 624: Ici reprennent les éditions gothiques de tous les manuscrits.] [Note 625: Le continuateur françoisde Nangis ajoute ici: «Et environ la Penthecouste après, commença la mortalité à Sens, à Reins, à Orléans, à Chartres, à Soissons, à Laon et en pluseurs aultres villes où elle n'avoit encores esté.»] Item, en iceluy temps, mourut Henri, duc de Limbourg, lequel avoit espousé au Louvre, à Paris, l'ainsnée fille du duc de Normendie. Item, en celuy temps, le royaume de Secile fu de rechief acquis. Item, en celuy temps, messire Imbert, daulphin de Viennois, renonça à la gloire du monde depuis qu'il ot vendu au roy de France son Daulphiné, et prist habit de mendiant à Lyon-sur-le-Rosne, et fu fait Jacobin ou Frère prescheur. XLV. ANNÉE 1349 _Coment Charles, premier né du roy et duc de Normendie, s'en ala prendre les hommages du Daulphiné._ L'an de grâce mil trois cens quarante-neuf, Charles, ainsné fils du duc de Normendie, s'en ala à Vienne aveques pluseurs barons du royaume de France, et ileques reçut les hommages et fu mis en possession dudit Daulphiné. (Et si prist à femme madame Jehanne, fille du duc de Bourbon.) Et en ce meisme an, le quart jour d'aoust, le conte de Foix prist à femme la fille de la royne de Navarre, laquelle estoit fille de Loys Hutin jadis roy de France et fils de Phelippe-le-Bel. Et fu la feste faite à Paris, au Temple[626], et fu le service fait par Hue, évesque de Laon. [Note 626: _Au Temple._ Variante: _Au Louvre._] En ce meisme moys, le onziesme jour, c'est assavoir le vendredi, trespassa madame Bonne, duchesse de Normendie, femme de Monseigneur Jehan, premier né du roy de France et duc de Normendie. Et fu enterrée le dix-huitiesme jour du moys d'aoust, en l'églyse des suers de Maubuisson, emprès Pontoise. Item, en icest an, c'est assavoir le quart jour du moys d'octobre, lequel fu au lundi, trespassa madame Jehanne[627], royne de Navarre, fille de Loys Hutin, roy de France. Et fu enterrée à Saint-Denis en France, aux piés de son père, et d'encoste messire Jehan, son frère, lequel estoit appellé roy jasoit ce qu'il ne fust onques couronné, le lundi onziesme jour de décembre. [Note 627: _Jehanne._ Femme de Philippe d'Evreux, qui mourut croisé en Espagne. Elle laissa trois fils et deux filles. Les fils: Charles, Philippe et Louis. L'ainée de ses filles, Blanche, deuxième femme de Philippe de Valois.] Item, en celui an meisme, le douziesme jour de décembre devant dit, trespassa[628] madame Jehanne, royne de France, jadis fille de monseigneur Robert duc de Bourgoigne, et de madame Agnès, fille de monseigneur saint Loys, et fut enterrée en l'églyse de monseigneur saint Denis, le dix-septiesme jour de ce meisme mois, c'est assavoir au juesdy; et son cuer fu enterré à Cistiaux en Bourgoigne[629]. [Note 628: _Trespassa._ «A Nostre-Dame-des-Champs, près Paris.» (Continuation françoise de Nangis).] [Note 629: La reine Jeanne de Bourgogne laissoit deux fils: Jean, duc de Normandie, Philippe, duc d'Orléans; et trois filles, l'une mariée très jeune à Charles de Navarre (le Mauvais); l'autre mariée à Bernabo, duc de Milan; la troisième à Edouard, duc de Bar.--La continuation françoise de Nangis ajoute ici: «Et les entrailles au Moncel, lez le pont de Sainte-Messance.»] Item, en ce meisme temps, messire Geffroy de Charny chevalier né de Bourgoigne, si fist une convenance aveques un Lombart[630], par telle manière que ledit Lombart luy devoit baillier la tour qui est emprès la ville de Calais, parmy une certaine somme d'argent. Quant la somme d'argent fu bailliée, si cuida bien ledit messire Geffroy avoir ladite tour, car il vit les banières du roy de France qui estoient sur la tour; mais il ne fist pas bien cautement son marchié, car il n'avoit nuls hostages dudit Lombart. Si s'en vint à la tour, et tantost qu'il approucha, les bannières du roy de France furent trébuchiées par terre; et soudainement va issir une grant compaignie d'Anglois bien armés, encontre ledit messire Geffroy et sa compaignie, en laquelle il avoit moult de nobles hommes. Quant messire Geffroy vit ce, si apperçut qu'il estoit trahi, et lors se commença à deffendre au mieux qu'il pot. Ilecques mourut noblement messire Henri du Bois, chevalier, mais le sire de Montmorency si s'enfuy et sa compaignie avec luy honteusement, si comme l'en disoit communelment. Finablement, ledit messire Geffroy si ne pot plus soustenir les plaies qu'il avoit en son corps, si fu pris[631] et présenté sur une table de fust au roy d'Angleterre qui lors estoit à Calais, et depuis fu envoié prisonnier en Angleterre. [Note 630: _Un Lombard._ Aimery de Pavie, qui, suivant Froissart, étoit alors gouverneur de Calais.] [Note 631: _Si fu pris._ «Et monsieur Eustace de Ribemont, et aucuns aultres jusqu'au nombre de cinq ou six chevaliers; monsieur Henry Dubos, champenois, Pipin Dierre (Froissart écrit: _De Werre_), picart, y furent mors.» (Continuation françoise de Nangis.)--Froissart dit de Geoffroi de Charny: «La estoit messire Geffroy de Charny, sa bannière devant lui, _de gueules à trois escussons d'argent_.»] Item, en ce meisme an, le onziesme jour de janvier, lequel fu au mardi, le roy de France Phelippe espousa sa seconde femme, c'est assavoir Blanche[632], jadis fille de la royne de Navarre derrenièrement au moys d'octobre trespassée et à Saint-Denis enterrée, et suer de la femme au conte de Foys; et fu la feste à Braie-Conte-Robert, privéement plus que en appert. [Note 632: _Blanche._ «Laquelle estoit de dix-huit ans ou environ.» (Continuation françoise de Nangis.)] En ce meisme an, le mardi neuviesme jour du moys de février, Jehan, ainsné fils du roy de France, duc de Normendie, espousa sa seconde femme Jehanne, contesse de Bouloigne, en la chapelle de madame saint Jame, près de St-Germain-en-Laye; et fu la feste faite à une ville qui est appellée Muriaux, près de Meulent[633]. Laquelle contesse de Bouloigne avoit esté femme de monseigneur Phelippe, fils du duc Heudes de Bourgoigne, lequel monseigneur Phelippe avoit esté mort de sa mort naturelle devant Aguillon, lorsque ledit duc de Normendie y estoit à siège l'an mil trois cens quarante-six. Laquelle contesse avoit esté fille du conte de Bouloigne Guillaume et de la fille de Loys, conte d'Evreux; et tenoit ladite contesse de Bouloigne tant de son héritage que de l'héritage de deux enfans qu'elle avoit dudit Phelippe de Bourgoigne, le duché de Bourgoigne et les contés d'Artois, de Bouloigne et d'Auvergne, et autres terres pluseurs. [Note 633: Le reste du chapitre est inédit.] _Incidence de ceux qui se batoient._--Item, en celuy an mil trois cens quarante-neuf dessus dit, au moys d'aoust, s'esmut au royaume de France en aucunes parties, des gens qui se batoient de courgies de trois lanières, en chascune desquelles lanières avoit un neu; auquel neu avoit quatre pointes ainsi comme d'aiguilles; lesquelles pointes estoient croisiées par dedens ledit neu, et pairoient dehors en quatre costés dudit neu; et se faisoient seingnier en eux batant, et faisoient pluseurs sérimonies tant comme il se batoient avant et après; et ce faisoient en place commune en chascune ville où il estoient, deux fois de jour, par trente-trois jours et demi; et ne demouroieht en ville que un jour et une nuit, et portoient croix merveilles en leur chapeaux de feustre, et en leur espaules, devant et derrière. Et disoient qu'il faisoient toutes les choses qu'il faisoient par la revelacion de l'angle. Et tenoient et créoient que leur dite penance faite par trente-trois jours et demi, il demourroient purs, nés, quictes et absous de tous leur péchiés, ainsi comme il estoient après leur baptesme. Et vindrent ceste gent en France premièrement de la langue thioise, comme de Flandres, de Brebant et de Hainaut, et ne passèrent point Lille, Douay, Bethune, Saint-Omer, Tournay, Arras et ès marches d'environ les frontières de Picardie. Mais assez tost après s'en esmurent pluseurs, et par pluseurs tourbes, de Lille, de Tournay et des marches d'environ, et vindrent en France jusques à Troies en Champaigne, jusques à Rains et ès marches d'environ, mais il ne passèrent point plus en avant, car le roy de France Phelippe si manda par ses lettres que l'en les préist par tout son royaume ou l'en les trouverait faisant leur sérimonies. Mais non obstant ce, il continuèrent leur folie et multiplièrent en celle erreur, en telle manière que dedens la Noël ensuivant qui fu l'an mil trois cens quarante-neuf, il furent bien huit cens mille et plus, si comme l'en tenoit fermement: mais il se tenoient en Flandres, en Hainaut et en Brebant; et y avoit grant foison de grans hommes et de gentilshommes[634]. [Note 634: La continuation françoise de Nangis offre en cet endroit la transcription latine, 1º de la lettre prétendue que les _Flagellans_ de Bruges disoient avoir reçue d'un ange de Dieu; 2º des articles, rédigés de deux manières différentes, des statuts qu'ils envoyèrent au chapitre de Tournay pour en obtenir l'approbation; 3º des articles proches par un frère de Liège devant le peuple; 4º de leurs cérémonies et superstitions; 5º enfin, en françois, «la teneur de deux prières qu'ils disoient en chantant, quant ils se battoient de leurs escourgies.» La première de ces deux prières a été publiée par M. Mazure, bibliothécaire de Poitiers, d'après notre manuscrit.] XLVI. ANNÉE 1350 _Du grant pardon de Rome que le pape Clément ottroia; et de la mort du roy Phelippe de Valois._ L'an de grace mil trois cent cinquante, le pape Clément ottroia plaine indulgence à tous vrais confès et repentans qui, de cinquante en cinquante ans, visiteroient en pèlerinage à Rome les glorieux apostres saint Pierre et saint Pol. En ce meisme an, le treiziesme jour du moys de juing, furent trièves données à un an, et endementres devoient estre messages envoiés de par le roy de France et le roy d'Angleterre à la court de Rome pour traictier de la paix et proloingnier les trièves. Ces choses furent faites ès champs devant Calais; présens, de par le pape, deux arcevesques de Bracherantes et de Brindis; de par le roy de France, l'évesque de Laon et Gille Rigaut, abbé de Saint-Denis en France, aveques aucuns nobles; et de par le roy d'Angleterre, l'évesque de Norwic, aveques aucuns autres d'Angleterre de par ledit roy envoiés. Item, en icest an, une ville qui est appellée Loudun si fu prise des Anglois en la feste monseigneur saint Jehan-Baptiste. Item, en l'entrée du moys d'aoust ensuivant (se combati monseigneur de Caourse et pluseurs autres chevaliers et escuiers, jusques au nombre de cent vint hommes d'armes ou environ, contre le capitaine pour le roy d'Angleterre, en Bretaigne, appellé messire Thomas Dagorn, Anglois, devant un chastel appelle Auroy; et) fu ledit mesire Thomas desconfit à mort et toutes ses gens, jusques au nombre de cent hommes d'armes ou environ. En ce meisme an, le dimenche vint-troisiesme jour dudit moys d'aoust, ledit roy Phelippe mourut à Nogent-le-Roy, près de Coulons, et fu aporté à Notre-Dame de Paris, le juesdi ensuivant, et le samedi ensuivant fu enterré le corps à Saint-Denis, au costé senestre du grant autel[635], et les entrailles en furent aux Jacobins de Paris, et le cuer fu enterré à Bourfontaine en Valois. [Note 635: Variantes: «Emprès la royne Jehanne, sa femme première.»] Au temps de ce roy Phelippe fu moult de exactions et de mutations de monnoies moult grièves au peuple, lesquelles n'avoient onques esté veues au royaume de France. A iceluy roy fu pluseurs seurnoms de diverses personnes imposés[636]. Premièrement il fu appellé Phelippe-le-Fortuné. Car si comme aucuns disoient, fortune[637] l'avoit eslevé au royaume, et estoit grant admiracion à pluseurs coment trois roys si très biaux estoient, en l'espace de treize ans, mors l'un après l'autre[638]. Secondement, il fu appellé Phelippe-l'Heureux, car, au commencement de son royaume, il ot glorieuse victoire des Flamens. Tiercement, il fu appellé Phelippe-le-Très-bon-Crestien, car il aimoit et doubtoit Dieu, et si honnoroit à son povoir sainte églyse. Quartement, il fu nommé Phelippe-le-Vray-Catholique, car, si comme de luy est escript, il le monstra par fait et par dit en son vivant; premièrement par dit, comme monseigneur Jehan, son ainsné fils et duc de Normendie, fust moult griefment malade en la ville de Taverny, en l'an mil trois cens trente-cinq, et par telle manière que tous les médecins qui là estoient ne savoient plus que faire né que dire, fors seulement attendre la volenté de Notre-Seigneur. Lors le bon roy, comme bon catholique et vray, mist toute son espérance en Dieu, et dist ces paroles à la royne et à ceux qui là présens estoient: «Je vous prie que s'il muert, que vous ne l'ensevelissiez pas trop tost: car j'ay ferme espérance en Notre-Seigneur et ès mérites des glorieux sains qui tant dévotement en ont esté requis, et ès prières de tant de bonnes gens qui en prient et ont prié, que sé il estoit mort, si seroit-il ressuscité.» Si puet-on veoir, par dit, coment il avoit ferme foy en Jhésucrist et en ses sains. Après, parfait, comme en son temps, c'est assavoir en l'an mil trois cens trente-un, le pape Jehan XXII eust preschié publiquement à Avignon une très grant erreur de la divine vision; et finablement ceste erreur eust esté preschiée en la ville de Paris par deux maistres en théologie, l'un Cordelier et l'autre Jacobin, envoiés de par ledit pape, si comme l'en disoit, l'an mil trois cens trente-trois, de laquelle prédication ou opinion il sourdi très grant murmure, ainsi comme par toutes les escolles de Paris;--si avint que le bon roy oï parler de ceste chose: si luy en desplu moult, et manda tantost dix maistres en théologie et aucuns en droit et en décrés, et leur demanda leur opinion de celle nouvelle prédicacion qui avoit esté publiée ès escolles. Lors luy respondirent que ce seroit grant péril et mal fait de la souffrir, car ce estoit par erreur et contre la foy. Assez tost après, le bon roy fist une convocacion moult grant au bois de Vinciennes, en laquelle convocation il y ot maistre en théologie en grant quantité et aucuns autres en décret. Et si ot pluseurs évesques et abbés. Et fu le maistre appellé qui celle erreur avoit preschiée à Paris, auxquels le roy, en sa propre personne, comme désirant de la foy deffendre, fist deux questions; la première fu telle, à savoir mon sé les âmes des sains voient, dès maintenant la face divine? la seconde si fu, à savoir mon sé ceste vision, de laquelle il voient présentement la face de Dieu, faudra au jour du jugement qu'il en doie venir une autre vision. Lors, fu déterminé de tous les maistres que la benoîte vision que les sains ont à présent est et sera perdurable. A laquelle déterminoison ledit maistre s'acorda et non pas de très bon gré, mais ainsi comme contraint. Adonques fist faire le roy trois paires de lettres de ladite déterminoison et furent scellées de trente sceaux de maistres en théologie qui là présens estoient, desquelles le roy en envoia une partie au pape et luy manda qu'il corrigast tous ceux qui tendroient l'opinion contraire de ce qui avoit esté à Paris par les maistres déterminé. [Note 636: Au lieu de cette phrase, les éditions imprimées portent: «A icelui furent plusieurs _servans_ lesquels estoient adversaires personnes.»] [Note 637: _Fortune._ Sort, hasard, aventure.] [Note 638: La France a vu trois branches royales finir ainsi. 1º Louis X, Philippe-le-Long et Charles-le-Bel; 2º François II, Charles IX et Henry III; 3º Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. Mais l'analogie seroit encore plus parfaite si l'on pouvoit dire qu'aucune goutte n'est échappée du sang de ce dernier roi.] Si povoit-on veoir, par fait, coment le bon roy Phelippe fu vray catholique, et non pas seulement pour les deux choses dessus récitées, mais par pluseurs autres. Pourquoy Notre-Seigneur voult que il eust paine et tribulacion en ce monde, afin qu'il peust aveques luy régner après la mort pardurablement. Amen. _Cy finent la vie et les fais de Phelippe-de-Valois._ ADDENDA. I. Année 1294 Chapitre X. Je me suis trompé gravement dans cette note, en faisant un crime aux auteurs de glossaires d'avoir enregistré le mot _gehine_ dans le sens de prison, chartre. Il appartient réellement à la bonne vieille langue françoise. On a dit aussi _gaaine_ dans le même sens. II. Année 1302 Chapitre XLIV. Cette note renvoie à une parenthèse que le correcteur a jugé à propos de supprimer dans le texte; elle devoit partir du commencement de la phrase de la ligne septième, et se poursuivre jusqu'à la ligne ante-pénultième de la même page. III. Année 1306 Chapitre LXI. Si l'origine que je donne au proverbe _attendez-moi sous l'orme_ ne paroît pas bonne, on n'en conviendra pas moins que cette façon de parler dût venir de l'usage de planter un ou deux ormes à chacune des entrées de la ville. Quiconque arrivoit trop tard aux portes, soit pour répondre à un rendez-vous, soit dans l'espérance d'entrer promptement dans la ville, se voyoit forcé d'attendre sous l'orme et, le plus ordinairement, en pure perte. IV. Année 1315 Chapitre LXXVIII.(Fin de la grande note.) Voici les paroles de M. Michelet: «Louis à son avènement fit étrangler sa femme, afin de pouvoir se remarier. Blanche, restée seule en prison, fut bien malheureuse.--_Elle fut_, dit brutalement le moine historien, _engrossée par son geolier ou par d'autres_. Il passe outre avec une cruelle insouciance. Peut-être aussi n'ose-t-il en dire davantage. D'après ce qu'on sait des princes de ce temps, on croirait aisément que la pauvre créature, dont la première faiblesse n'était pas bien prouvée, fut mise à la discrétion d'un homme chargé de l'avilir.» Cette citation offre, il faut l'avouer, le résumé des défauts du travail de M. Michelet. Toutes les sources historiques sont employées, mais arbitrairement interprétées et parfois inexactement citées. Certes, le _moine historien_ est bien loin de parler _aussi brutalement_; j'ai reproduit ses expressions page 221. D'ailleurs, pour se remarier, Louis X n'avoit pas plus besoin de faire étrangler sa femme que Charles-le-Bel de déshonorer la sienne.--Le _quidam serviens custodioe deputato_ ne signifie pas le geôlier de Blanche, mais l'un des gentilshommes chargés de sa garde. Supposer qu'on _eût besoin d'avilir Blanche_, déjà condamnée et suffisamment avilie par sentence du parlement, c'est confondre les époques et rappeler bien mal à propos l'anecdote que Tacite a contée de la fille de Séjan. Charles-le-Bel, devenu roi, obtint la nullité de son premier mariage: mais pour l'obtenir il se garda bien d'alléguer des motifs de ce genre. Au reste, les défauts que je ne crains pas de signaler n'empêchent pas que le travail de M. Michelet ne soit le plus précieux et même le plus remarquable que l'on ait entrepris de notre temps sur l'histoire de France. Cet habile écrivain a du moins le courage de trouver dans nos annales quelques beaux endroits, quelques nobles faits et quelques grands caractères. On lui doit de la reconnaissance pour n'avoir pas systématiquement déprécié les anciennes moeurs, les anciennes lois, les anciens héros de la patrie. J'oserai même ajouter que si, nouveau Niebuhr, M. Michelet revient un jour avec sévérité sur sa première inspiration, il pourra doter la France d'une véritable histoire. Déjà dans ce qu'il a publié on reconnoît plusieurs beaux fragmens d'un monument national: puisse-t-il un jour les réunir, les coordonner et surtout les séparer de tout ce qui les dégrade et les déshonore! V. Année 1316 Chapitre VIII. Il faut d'abord ajouter que cet important passage et l'alinéa suivant étoient restés inédits. Puis, dans cet endroit de la deuxième ligne de la page suivante: _Receu fu des Flamens_, il faut retrancher le _fu_. VI. Année 1328 Chapitre I. On a tant disputé sur les droits respectifs de Philippe de Valois et d'Edouard III à la succession de Charles-le-Bel, que nous croyons devoir ajouter ici le début de l'histoire de Philippe de Valois, tel que les éditions gothiques l'ont imprimé. Il offre quelques circonstances de plus que le texte que nous avons préféré d'après les meilleurs et les plus nombreux manuscrits: «Après la mort du roy Charles qui bel fu appellé, lequel avoit laissé la royne Jehanne sa femme grosse, furent assemblés les barons et les nobles à traicter du gouvernement du royaulme. Car, comme la royne de France fust grosse, et on ne savoit quel enfant elle devoit avoir, il n'y avoit celluy qui osast à soy appliquer le nom de roy. Mais seullement estoit question entr'eulx, auquel comme au plus prochain devoit estre commis le gouvernement du royaulme; mesmement comme au royaulme de France femme ne succède pas personnellement en royaulme. «Si disoient les Anglois qui présens estoient pour le roy d'Angleterre tant comme le plus prochain et nepveu du roy Charles à luy devoit venir le gouvernement du royaulme. Et mesmement le royaulme, sé la royne n'avoit hoir male, et non pas à Phelippe de Valois qui n'estoit que cousin germain. Dont plusieurs docteurs en droit canon et en droit civil qui présens estoient, disoient que à Edouart appartenoit le gouvernement comme au plus prochain. Adoncqucs fu argué à l'encontre de ceux qui pour le roy d'Angleterre là estoient et contre l'oppinion d'aucuns docteurs et leur fu dit que la prochaineté que le roy d'Angleterre devoit avoir ou soy disoit avoir ou royaulme de France ne luy venoit, fors que de par sa mère, laquelle avoit esté fille du roy Phelippe-le-Bel. Et la coustume de France toute commune est que femme ne succède pas au royaulme de France, nonobstant qu'elle soit la plus prochaine en lignaige. Et encore fu argué qu'il n'avoit oncques esté veu né sceu que le royaulme de France eust esté soubmis au roy d'Angleterre né à son gouvernement. Et mesmement que ledit roy d'Angleterre est vassal du roy de France et tient de luy grant partie de la terre que il a pardessa la mer. Ces raisons oïes et pluseurs autres par lesquelles le roy d'Anglelerre ne devoit pas venir au gouvernement du royaulme, nonobstant qu'il fust le plus prochain de par sa femme au roy Charles; il fu conclu par aucuns nobles et mesmement par messire Robert d'Artois, si comme l'en disoit, que à messire Phelippe de Valois, fils de messire Charles de Valois, devoit venir le gouvernement du royaulme de France, comme plus prochain par ligne de hoir male. Et lors fu appelle régent du royaulme de France et de Navarre. Et receut les hommages du royaulme de France et non pas de Navarre. Car Loys, conte d'Evreux, à cause de sa femme, fille du roy Loys Hustin, ainsné fils du roy Phelippe-le-Bel, disoit à luy appartenir ledit royaulme de Navarre, pour la cause de la mère de sa femme. Laquelle avoit esté femme du roy Phelippe-le-Bel. Mais la royne Jehanne de Bourgoigne disoit le contraire, et que à sa fille, femme du duc de Bourgoigne, devoit appartenir. Car son père estoit vestu de tous les drois dudit royaulme quant il mourut. Semblablement la royne Jehanne d'Evreux disoit que à sa fille appertenoit par plus forte rayson. Et là eut moult grant altercation de l'une partie contre l'autre et demoura ainsi la chose une pièce de temps en suspens.» FIN DU CINQUIÈME VOLUME DES GRANDES CHRONIQUES DE FRANCE. End of the Project Gutenberg EBook of Les grandes chroniques de France (5/6), by Paulin Paris *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 45679 ***